[NDLR : Salomé Saqué est une journaliste française engagée. Elle a notamment réalisé des reportages qui ont été très diffusés sur le mouvement des Gilets jaunes.]
– Ton documentaire intitulé « Gilets jaunes : les blessés qui dérangent », diffusé le 27 février, sur lequel tu as travaillé près de deux mois, a particulièrement retenu notre attention. Il s’agit là d’une prestation journalistique de haut vol. C’est pourquoi nous souhaiterions revenir sur la thématique qui est en son cœur : la répression de l’État français à l’encontre des Gilets jaunes.
Tout d’abord, pourrais-tu nous résumer les différentes étapes qu’on a pu observer dans la réaction de l’État français au mouvement des Gilets jaunes ?
Dans un premier temps, le gouvernement a tout simplement nié leur existence. Quelques mois auparavant, les manifestations des cheminots n’avaient pas contraint Emmanuel Macron à changer quoi que ce soit à sa politique néolibérale et antisociale. Les membres du gouvernement ont pensé qu’il s’agirait d’une manifestation de plus et ont très largement sous-estimé l’ampleur de la colère populaire. Emmanuel Macron a martelé qu’il ne lâcherait rien, qu’il continuerait coûte que coûte, et il n’a d’ailleurs rien changé à son agenda. Les Gilets jaunes étaient traités comme des Français hostiles à la transition écologique et le président continuait à effectuer ses déplacements, comme si de rien n’était.
Tout a basculé le 1er décembre. Le président se trouvait alors en Argentine, preuve que la situation dans son propre pays le préoccupait bien peu. C’est à cette date que s’est déroulé l’acte le plus violent, avec des dizaines de milliers de personnes dans les rues de Paris. Les forces de l’ordre se sont retrouvées complètement débordées ; des dizaines de boutiques de luxe, de commerces ou de banques ont été saccagés ; des voitures brûlaient et, surtout, l’arc de triomphe a été vandalisé. Ces images spectaculaires ont fait le tour du monde et le gouvernement a pris peur.
Suite à ces événements, le 8 décembre a marqué un vrai tournant : c’est à ce moment précis qu’une répression policière organisée a été mise en place par le gouvernement. Il s’agissait de reprendre le pouvoir, au moins de manière symbolique, sur ce mouvement qui défiait les institutions. J’étais sur les Champs-Élysées ce jour-là en tant que journaliste et la violence que j’y ai observée était inédite. Il y avait des centaines de policiers armés et des véhicules blindés tout autour de l’Arc de Triomphe. Ce symbole de la France malmené la semaine précédente était devenu une forteresse inaccessible. La police a commencé à confisquer le matériel de protection des manifestants et… des journalistes ! Ça a aussi été l’explosion du nombre d’arrestations : 800 arrestations et 500 gardes à vue en… une seule journée ! sans parler des dizaines et des dizaines de blessés : Gilets jaunes, journalistes ou simples passants. À partir de là, la répression s’est durcie de semaine en semaine.
Le 10 décembre, le président s’est exprimé depuis l’Élysée pour annoncer des mesures censées apaiser la colère populaire. Il a confirmé la suppression de la taxe sur le carburant, a promis une augmentation du SMIC (qui s’est révélée ne pas en être une) ou encore une baisse de la CSG [NDLR : contribution sociale généralisée]. Ces mesures étaient en réalité toutes plus complexes que ce qui était annoncé et les Gilets jaunes ont rapidement compris que ce n’était qu’un coup de communication. S’il avait fait ces déclarations quelques semaines avant, cela aurait pu fonctionner, mais il était trop tard.
Le 20 décembre, le gouvernement décide d’augmenter les salaires des policiers. Pour moi, c’est vraiment un symbole de la panique qu’ont ressentie les dirigeants à ce moment donné. La police était le dernier rempart contre les manifestants qui réclamaient la « tête à Macron ». Une police qui, je le rappelle, travaille dans des conditions extrêmement dures, sans moyens ni reconnaissance. La grande peur des dirigeants était qu’ils enfilent un gilet jaune. C’est aussi pour ça que les ministres, notamment Christophe Castaner, leur ont apporté un soutien public sans faille, malgré les graves vidéos de violation des droits de l’homme qui circulaient sur internet.
Dans une tentative désespérée de faire digérer sa politique, Emmanuel Macron s’est lancé dans le fameux grand débat qui, encore une fois, n’était qu’un coup de communication aux yeux des Gilets jaunes. Les Gilets jaunes n’y ont jamais été conviés ; mieux : ils ont été écartés des lieux de visite du président et les formulaires en ligne sous forme de QCM ne permettaient pas de réellement exprimer des opinions discordantes avec le programme d’En Marche. Ce grand débat a surtout permis au Président d’obtenir des temps de paroles inédits (les débats filmés étaient en direct à la télévision pendant des heures et des heures). Et pendant ce temps, le gouvernement votait la loi anticasseur, une des lois les plus liberticides de l’histoire contemporaine française, qui permet de faciliter l’arrestation de manifestants et de répandre les interdictions du droit de manifester, en évinçant le pouvoir judiciaire.
En somme, la réaction gouvernementale a été une répression très violente sur le terrain, des arrestations et un durcissement de la loi. Les membres du gouvernement ont essayé de décrédibiliser le mouvement, tout en donnant l’impression de s’ouvrir au dialogue, avec le grand débat, mais en restant sourds aux revendications de ces « oubliés » de la République.
Disposes-tu de chiffres relatifs aux Gilets jaunes blessés et/ou gravement blessés au cours des manifestations ?
Je me fie aux chiffres du journaliste David Dufresne, pour l’instant, car personne d’autre n’a effectué de recensement aussi précis des blessés. Il a recensé 594 blessés, toujours avec des preuves (photos/vidéos) à l’appui, 24 éborgnés et 5 mains arrachées. Mais il est impossible pour l’instant d’avoir des chiffres exacts, car beaucoup de blessés ne se sont pas déclarés comme tels : certains se cachent encore. Au début de mon reportage, en décembre, il était particulièrement difficile de contacter les blessés, car ils ne s’étaient pas encore rassemblés ; ils n’étaient pas encore entrés en contact et beaucoup avaient honte ou, par exemple, pensaient être des cas isolés.
Parmi les histoires personnelles qui te sont parvenues en réalisant ton reportage, pourrais-tu brièvement en expliquer, à nos lecteurs, une qui t’a singulièrement touchée ?
Je tiens à dire que toutes les interviews réalisées m’ont profondément touchée, voire bouleversée. Une des personnes qui m’a vraiment fait prendre conscience de l’impact d’un tel événement sur une vie et surtout sur l’entourage de la victime a été un père de deux enfants, d’apparence assez dure, qui a perdu un œil lors d’une des premières manifestations. Il nous a accueillis chez lui, avec sa compagne et il persistait pendant la première heure d’interview à dire qu’il n’était pas traumatisé.
C’est en rentrant dans les détails qu’il a fini par se livrer et sa compagne qui a assisté à tout l’entretien était en larmes. Ce qui m’a vraiment émue, c’était sa profonde volonté de rester digne et fort : il n’arrêtait pas de relativiser ce qu’il avait subi « il y a pire que moi », ou encore « au moins je n’ai pas perdu une main ». Mais au fur et à mesure, il s’est confié d’avantage, il s’en voulait d’avoir traumatisé ses enfants, qui avaient désormais besoin d’un suivi psychologique (découvrir son père éborgné n’est pas rien), sa compagne, qui devait subvenir aux besoins de la famille car lui ne pouvait plus travailler. Il s’en voulait pour la pitié dans le regard de ses amis, le mépris de certains quand ils apprenaient qu’il était « Gilet jaune ». Il a déballé les journées passées enfermé, la peur de se montrer ou même de croiser son reflet dans le miroir, la honte de soi, les pleurs qui ne viennent pas. Il a conclu en confessant : « Je crois encore que c’est un cauchemar, sauf que j’arrive pas à me reveiller. Tous les matins j’essaie d’ouvrir les deux yeux et ça coince à l’œil droit. C’est un cauchemar qui est devenu réalité ».
Dans l’histoire récente, y a-t-il un mouvement social qui ait suscité une réponse comparable de la part de l’État ?
Non. Ce niveau de répression d’un mouvement social est inédit dans l’histoire contemporaine. On peut penser aux émeutes de 2005 dans les banlieues françaises, qui ont fait de nombreux blessés également, mais il ne s’agissait pas de manifestations et le bilan des mutilés était bien moins lourd. On fait souvent la comparaison avec mai 68 également, mais là on parle d’une répression qui dure depuis 6 mois et si l’on parle de 2 000 blessés sur cette période, à mon sens le bilan excède largement ce chiffre aujourd’hui pour les Gilets jaunes, puisque le gouvernement a annoncé 2 000 blessés en janvier ! Nous sommes aujourd’hui en juin, donc je vous laisse imaginer le bilan potentiel.
On constate que l’appareil législatif a été mis en branle pour accompagner et encadrer la répression à l’encontre du mouvement. Peux-tu nous en dire plus, notamment sur la fameuse « loi anticasseurs », qui a fait l’objet d’une autre de tes vidéos ?
Sur réquisition du procureur, des fouilles des sacs et véhicules sont désormais possibles dans les manifestations et à leurs abords, afin de rechercher des « armes par destination », ce qui peut être absolument tout et n’importe quoi car il y a un gros flou juridique autour du concept d’armes par destination. Cela peut être un téléphone, un objet lourd, un masque, ou des clés de maison par exemple !
Les préfets pourront prononcer des interdictions de manifester à l’encontre d’individus représentant « une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». Encore une fois, ça ne veut absolument rien dire de concret et de précis. Jusqu’à maintenant, seul un juge pouvait prendre cette décision, dans le cadre d’une condamnation. En cas de non-respect, le contrevenant s’expose à une peine de six mois d’emprisonnement et 7.500 euros d’amende. La proposition de loi initiale prévoyait la création d’un fichier national des interdits de manifester ; les députés ont tout de même revu le dispositif : pas de fichier dédié, mais une inscription au fichier des personnes recherchées. Ce qui permet de lister les manifestants.
Cette loi porte directement atteinte au droit de manifester et sa mise en vigueur est extrêmement inquiétante. Cela donne plus de pouvoir aux préfets de police, qui je le rappelle, sont nommés par l’exécutif ! C’est fou que cela n’ait pas révolté les députés.
Hormis la violence directe et l’action législative, peux-tu nous parler des autres principaux moyens, notamment sur le plan de la communication, mis en place par l’État français pour étouffer le mouvement ?
L’un des principaux enjeux du mouvement a été la maîtrise de la communication. On est rentré dans une guerre d’image dès le début. Le mouvement des Gilets jaunes étant protéiforme et indéfini, il était particulièrement facile de prendre un cas particulier d’antisémitisme, de racisme ou encore d’homophobie et de l’attribuer à tout le mouvement. Il s’agissait d’utiliser les violences faites à la police pour faire oublier les violences infligées par cette même police, par exemple. Les membres du gouvernement ont matraqué dans les médias qu’il s’agissait d’un mouvement violent et dangereux, jusqu’à l’excès ; on l’a vu récemment avec le cas de l’hôpital de la Pitié Salpétrière. Les membres du gouvernement étaient prêts à tout pour faire passer les Gilets jaunes pour dangereux, décrédibilisant ainsi toutes leurs revendications.
À terme, la brutalité de l’État français va-t-elle, selon toi, parvenir à affaiblir les Gilets jaunes ?
On ne parle pas de brutalité du type gaz lacrymogènes ou blessures légères ; on parle bien de personnes mutilées à vie et par dizaines. Je pense que les violences policières ont grandement contribué à affaiblir la mobilisation. Cela a effrayé une bonne partie de la population. En ce qui me concerne je n’y vais quasiment plus après avoir recueilli tous ces témoignages, car j’ai pris conscience que des vies étaient complètement détruites par ces violences et je n’ai pas envie d’en faire les frais. Je pense que c’est le cas de beaucoup de gens. Le courage de ceux qui persistent me fascine, car tous savent les dangers auxquels ils s’exposent, cela témoigne selon moi d’un certain désespoir. Mais si ces violences n’existaient pas, je suis persuadée qu’il y aurait bien plus de monde dans les rues. Pour moi, Emmanuel Macron a gagné cette manche par la terreur.
En revanche, il me semble que cette brutalité va profondément marquer toute une génération. Nous vivons sous un gouvernement qui a réussi à instiller la peur d’aller manifester : peur de se faire arrêter, ou peur de se faire mutiler. Mais peur pour nos proches également.
J’ai interviewé une mère dont le fils avait perdu une partie de la mâchoire : elle l’avait supplié de ne pas aller manifester le jour même. Combien ont arrêté de se rendre en manifestation par peur pour leurs proches, par exemple « je ne veux pas emmener ma copine là-dedans » sont des phrases que j’ai entendues plusieurs fois. Je dirais donc que les violences ont creusé le fossé entre l’autorité et les protestataires. Tous ceux qui sont allés manifester n’ont pas été blessés, mais ils auront souvent été témoins de ces blessures et ce sont des images qui restent, sans parler des vidéos de passages à tabac qui circulent sur internet et font des millions de vues.
Beaucoup ont ressenti un violent sentiment d’injustice en découvrant ces images et presque toutes les personnes que j’ai interrogées tenaient le même discours : « Je n’aurais jamais pensé que la police puisse faire ça. Je pensais qu’ils étaient là pour nous défendre, maintenant j’ai compris qu’ils pouvaient surtout nous attaquer ».
Quel conseil aurais-tu à nous donner, nous qui venons de lancer « À la racine » ?
Un conseil : persévérer, produire de la qualité avant la quantité et essayer d’utiliser au maximum les réseaux sociaux pour promouvoir son travail (ça fait beaucoup de conseils).
Interview de l’équipe de rédaction de notre revue “À la racine”. Extrait du n° 2 (juin 2019).