Cet ouvrage est central dans la pensée de Rousseau et a eu une grande importance dans l’évolution de la philosophie politique.
Rousseau tente, dans ce livre, d’offrir des pistes pour élucider la source d’où jaillissent les inégalités parmi les hommes. Selon ses mots, il cherche à « expliquer par quel enchaînement de prodiges le fort put se résoudre à servir le faible » (Librairie Générale française, Paris, 1996, p. 104). Mais Rousseau ne vise pas n’importe quel type d’inégalités : il distingue les inégalités naturelles (établies par la nature et qui consistent dans les différences d’âges, de santé, de force, d’intelligence…) des inégalités « morales » ou « politiques » qui dépendent « d’une sorte de convention » entre les hommes (elles consistent dans les privilèges de certains au détriment des autres ; il s’agit du fait d’être plus riche, plus puissant…). Ce sont ces dernières qui font seules l’objet de l’attention de Rousseau puisque la source des premières n’est à rechercher que dans la nature (or, la nature ne peut être remise en cause).
Pour atteindre l’objectif de son étude, Rousseau remonte jusqu’au fameux « état de nature », c’est-à-dire l’ordre social primitif. Dans cet état de nature, nous dit Rousseau, les inégalités « morales » entre les êtres humains ne peuvent qu’être à peine perceptibles. En effet, « […] il est impossible d’asservir un homme sans l’avoir mis auparavant dans le cas de ne pouvoir se passer d’un autre ; situation qui, n’existant pas dans l’état de nature, y laisse chacun libre du joug et rend vaine la loi du plus fort. » (p. 143).
Dans la seconde partie de son ouvrage, Rousseau étudie le passage de cet état de nature à ce qu’il appelle la « société civile », caractérisée par les inégalités entre les hommes. Qu’est-ce qui distinguait l’homme à l’état de nature des autres animaux ? C’est la perfectibilité, c’est-à-dire la faculté de se perfectionner, de progresser, d’évoluer. Eh bien ! pour Rousseau, c’est cette perfectibilité qui est la cause de l’apparition de la propriété privée, ayant elle-même entrainé les inégalités entre les hommes. Ainsi, c’est, en dernière instance, la perfectibilité des hommes qui est la cause des inégalités entre eux. Lisons-le :
« […] tant que [les hommes] ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux […] mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire […]. La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. » (pp. 156 et 157).
Ainsi que l’a expliqué Engels, le meilleur ami de Marx, « Rousseau voit donc un progrès dans la naissance de l’inégalité. Mais ce progrès était antagoniste, c’était en même temps un recul. » (F. Engels, Anti-Dühring, Éditions sociales, Paris, 1971, p. 168). Effectivement, Rousseau écrit que « tous les progrès ultérieurs [à l’état de nature] ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l’individu, et en effet vers la décrépitude de l’espèce. » (p. 156). La marche vers le progrès va donc de pair avec l’accroissement des inégalités.
Pour Rousseau, le « progrès de l’inégalité » passe par diverses phases jusqu’à celle où, l’inégalité et l’oppression des peuples étant poussées à leur extrême, le cercle se ferme et l’on « touche au point d’où nous sommes partis » (pp. 182 et 183). « C’est ici que tous les particuliers redeviennent égaux […]. C’est ici que tout se ramène à la seule loi du plus fort […]. L’émeute qui finit par étrangler ou détrôner un sultan est un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposait la veille des vies et des biens de ses sujets. La seule force le maintenait, la seule force le renverse ; toutes choses se passent ainsi selon l’ordre naturel […]. » (p. 183).
La nouvelle égalité n’est plus celle de l’état de nature, primitive ; elle est supérieure… issue du contrat social (le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, écrit en 1755, annonce le célèbre Contrat social, écrit en 1762 !).
Engels a dit du raisonnement de Rousseau qu’il ressemble « à s’y méprendre à [celui] suivi dans le Capital de Marx » (p. 169). C’est ce qui est tout singulièrement passionnant avec l’ouvrage commenté : Rousseau y suit un cheminement dialectique. Il nous décrit un processus aboutissant à la transformation d’une chose (l’égalité) en son contraire (l’inégalité) qui, lui-même, est finalement nié par la synthèse (le retour à l’égalité mais à un niveau supérieur).
L’entrain et la passion avec lesquels Rousseau a écrit ce livre le rend très agréable à lire. Nous le conseillons vivement à toute personne souhaitant s’initier à la philosophie politique.
Écrit par Damien Gérida