[NDLR : rappelez-vous, le mardi 25 juin, un facteur (Thomas) de 45 ans, employé chez Bpost (détenue à concurrence de 51% par l’État belge), se suicida en sautant du toit d’un centre de tri à Bruxelles. Il sortait d’un rendez-vous avec le service social de son employeur et venait de rencontrer une assistante sociale à qui il avait notamment confié ne plus supporter la « lourdeur de ses tournées ». L’enquête révéla qu’il se trouvait dans un « état de fatigue extrême dû à des conditions de travail infernales ». Certains employés dénoncèrent le fait que la direction essaya d’étouffer l’affaire. Un collègue de Thomas relata qu’il « était fatigué », qu’il « n’avait plus assez de temps pour être avec ses enfants » et que « [d]epuis des mois, il demandait d’alléger son service mais rien n’a changé ». La maman de Thomas, quant à elle, déclara que « Bpost est responsable du suicide de [s]on fils ». Face à un tel drame, qui rappelle crûment la violence impersonnelle du système économique actuel et de l’exploitation des travailleurs, la rédaction de « À la racine » a donné la parole à un ancien facteur de chez Bpost qui a accepté de témoigner sous couvert d’anonymat.]
Bpost : un joli nom qui sonne bien et qui se veut dans l’air du temps. Avec leurs beaux vêtements rouge vif, nos facteurs font un peu partie de nos vies à tous, qu’on le veuille ou non. Ils bravent tous les temps afin de vous apporter courriers et colis, bonnes ou mauvaises nouvelles. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, quelle que soit la température, en voiture, en scooter, à vélo ou, pour certains, à pieds, ils accomplissent leur mission.
Suite au suicide ce pauvre Monsieur, dont l’histoire a déjà fait le tour de la Belgique, je tenais, par ces quelques lignes, à vous faire part de mon expérience personnelle au sein de Bpost. Thomas, la quarantaine, était facteur depuis une quinzaine d’années. Il avait une famille qu’il aimait : une femme, deux enfants. C’était un homme simple. Il a été poussé au pire en raison de conditions de travail insupportables.
J’ai passé deux années de ma vie comme facteur chez Bpost, à sillonner les rues de Belgique (Liège, Waremme, Nandrin, Marche-en-Famenne… et j’en passe).
La première année, j’étais travailleur intérimaire. J’étais à l’affût du moindre remplacement tel un chien attendant un os à ronger.
Je l’aimais ce métier : on se sent utile ; chaque jour est un nouveau défi et les responsabilités sont nombreuses. J’aimais conduire, discuter avec plein de monde, découvrir de nouveaux endroits. C’est un métier qui bouge ! Ce métier était le mien et, peu importaient les difficultés, pendant un an et demi, j’y ai cru dur comme fer même si, bien sûr, j’ai connu des difficultés : des tournées interminables, des gens désagréables, d’autres violents, les chiens agressifs voire complètement enragés, les routes impraticables, etc.
La poste de Villers, ravie de mon travail, me propose ensuite un CDI, le Graal ! Depuis des semaines, je savais que cela allait tomber et, enfin, le voici ! Je le dis à ma compagne qui en est ravie, autant que moi, après les mois de galère qui ont précédé… Quelques larmes nous échappent même. Le ciel sombre depuis des mois commençait enfin à s’éclaircir un petit peu… Enfin, c’est ce que je pensais.
Lors de mon entretien avec la personne responsable de ces choses-là, on me répète à plusieurs reprises que, maintenant, Bpost attend énormément de moi, que, désormais, j’ai de lourdes responsabilités, etc. Ce n’est que plus tard que j’ai compris la raison de cette insistance.
Je me dis : ça y est, l’intérim, c’est fini : je vais enfin avoir une stabilité au niveau du lieu de travail, des tournées et des horaires.
Dans les faits, j’obtiens une stabilité au niveau du lieu de travail mais, concernant la tournée et l’horaire, c’est autre chose. En effet, lorsqu’on passe en CDI, on fait rarement la même tournée. Je faisais chaque semaine une tournée différente et, bien entendu, celles qu’on fait le plus souvent sont celles dont personne ne veut…
Et parlons-en des tournées. Il y a une dizaine d’années, rares étaient les tournées comptant plus de 600 boîtes. En 2018, lorsque j’ai arrêté de travailler chez Bpost, la moyenne des tournées était à 800 et certaines comptaient même plus de 1200 boîtes !!! Les maladies de longue durée étaient un gros problème…non pas en raison de la paresse des travailleurs, comme certains imbéciles s’amusent à le répéter, mais en raison de la lourdeur de certaines tournées, empirant chaque année. Il faut aussi savoir que, une journée à la poste, c’est, certains jours, plus de 25.000 pas…
Le but de Bpost est de faire travailler toujours plus, avec toujours moins de personnel. Toujours plus de boîtes, de colis, de recommandés, d’endroits à couvrir… On parle souvent des actionnaires de Bpost quand on y travaille puisqu’ils décident de tout, nous font travailler de plus en plus tout en n’ayant pas la moindre idée de ce à quoi ressemble une journée de travail lambda d’un facteur. De plus, l’organisation des tournées est, elle-même, réalisée par un logiciel qu’on appelle Géoroute. Ce logiciel organise les tournées des facteurs en calculant l’itinéraire le plus efficient. Il limite les choses pouvant ralentir le facteur dans sa journée de travail. Le but est de gagner en productivité.
C’est avec l’introduction du Géoroute que les choses se gâtent pour moi. Je suis principalement mis sur deux tournées, les deux plus difficiles de tout le bureau.
La première tournée, déjà difficile avant l’introduction du Géoroute, devient impossible à boucler après ! Lorsque je donne tout et que je dépasse de minimum deux heures mon horaire, j’arrive à en faire, au mieux, la moitié.
L’autre tournée est coupée en deux : d’une part, il y a les journaux (entre 100 et 120) à livrer dès 4 heures du matin et, d’autre part, il y a les lettres à distribuer dans plus de 400 boîtes (à trier et à préparer soi-même entre les arrêts). Cerise sur le gâteau, elle se fait en scooter en plein hiver !
Une semaine s’écoule, puis deux, trois… Je commence alors à accuser le coup et je me demande si le problème vient de moi. Donc j’enchaîne les heures supp’ pour essayer de distribuer un maximum… Je pense à ces gens qui attendent tel ou tel courrier… une lettre de la famille, une nouvelle importante, une plaque ou bien un papier d’assurance. En fait, je n’ai aucune idée de ce que les gens attendent mais je m’en veux…
Le manque de sommeil, la fatigue, les changements fréquents d’horaires, les heures supp’… tout cela commence à se ressentir dans ma famille. Je deviens exécrable. Mais il faut tenir bon.
Un jour, j’arrive au dépôt et, discrètement, une collègue me dit de surveiller les heures supplémentaires car celles-ci ne seraient pas toutes comptées !!! Sur le coup, je ne dis rien et me concentre sur le travail. Je veille cependant à noter, dans un carnet, chaque heure supplémentaire prestée… et ça en fait beaucoup ! Pour le mois écoulé j’en compte…80. Sur un seul mois ! J’attends la fiche paie afin de vérifier. Je la reçois et là, oh suprise ! 7 heures supplémentaires déclarées !!!
Je me dis alors : je veux bien faire l’impossible pour essayer de tenir bon tant qu’on me paie mais pas de façon bénévole. Ça : jamais !
Je vais trouver mon manager qui me dit que c’est normal car apparemment ils ne peuvent pas en mettre trop sur le même mois. Il me dit de tenir bon et de ne pas m’inquiéter.
Qu’à cela ne tienne, je lui dis quand même que si le mois prochain je n’ai pas les 73 heures manquantes plus celles du mois, je n’en ferai plus une seule et récupérerai mes heures !
Entretemps, mes idées deviennent de plus en plus noir, ce qui me pousse à aller chez le médecin qui me prescrit des antidépresseurs. Ceux-ci m’ont encore plus poussé dans le fond du trou qu’autre chose.
Arrive alors la fameuse échéance… Je calcule mes heures. Pour limiter la casse je n’en ai fait, ce mois-là, que 50, non sans quelques remarques et remontrances de mes supérieurs. Résultat : 5 heures supplémentaires déclarées. Autrement dit, sur deux mois, c’est presque 120 heures supplémentaires qui se sont envolées ! C’en est trop. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je demande donc à mon médecin de me mettre en arrêt quelques temps. Une semaine s’écoule… deux, puis trois.
Avec le recul et suite à l’arrêt des antidépresseurs, je me rends compte que le problème ne vient pas de moi mais bien de ce système qui demande toujours plus aux travailleurs qui sont déjà au bord de l’asphyxie. Je prends donc la décision d’arrêter de travailler chez Bpost.
Voilà, c’est mon expérience chez Bpost.
Aujourd’hui, j’accuse ouvertement Bpost d’avoir poussé ce pauvre homme au suicide !!!
Toutes mes pensées vont à sa famille et ses enfants depuis que j’ai appris cette triste nouvelle. Nous sommes des dizaines de milliers à partager leur souffrance.
Comme le groupe qui publie votre revue le dit, nous avons réellement besoin d’une rupture avec ce système et nous avons besoin d’un renouveau.