I
Le travail qui suit n’est nullement le fruit de quelque “ impulsion intérieure ”. Au contraire.
Lorsque, il y a trois ans, M. Dühring lança soudain un défi à son siècle en qualité d’adepte et en même temps de réformateur du socialisme, des amis d’Allemagne insistèrent à plusieurs reprises auprès de moi, pour que je fasse, dans l’organe central du parti social-démocrate, qui était alors le Volksstaat, l’examen critique de cette nouvelle théorie socialiste. Ils pensaient que c’était absolument nécessaire si l’on ne voulait pas, dans le Parti encore si jeune et qui venait à peine d’être définitivement unifié, donner à l’esprit de secte de nouvelles occasions de division et de confusion. Ils étaient mieux à même que moi de juger la situation en Allemagne; j’étais donc tenu de les croire. Il s’avéra, en outre, qu’une partie de la presse socialiste accueillait le nouveau converti avec une chaleur qui, il est vrai, ne s’adressait qu’à sa bonne volonté, mais laissait en même temps paraître dans ces journaux, par égard pour la dite bonne volonté de M. Dühring, celle d’accepter également sa doctrine par-dessus le marché et les yeux fermés. Il se trouva même des gens qui s’apprêtaient déjà à répandre cette doctrine parmi les ouvriers sous une forme vulgarisée. Et, enfin, M. Dühring et sa petite secte mettaient en œuvre tous les artifices de la réclame et de l’intrigue pour obliger le Volksstaat à prendre nettement parti à l’égard de la doctrine nouvelle qui entrait en scène avec de si fortes prétentions.
Il m’a fallu tout de même un an pour me résoudre à abandonner d’autres travaux et à mordre dans cette pomme acide. C’était, en effet, de ces sortes de pommes qu’il faut avaler tout entières, une fois qu’on y a mordu. Et elle n’était pas seulement fort acide, elle était aussi fort grosse. La nouvelle théorie socialiste se présentait comme le dernier fruit pratique d’un système philosophique nouveau. Il s’agissait donc de l’étudier dans l’ensemble de ce système, et, par suite, d’étudier le système lui-même; il s’agissait de suivre M. Dühring sur ce vaste terrain où il traite de toutes les choses possibles, et de quelques autres encore. Telle est l’origine d’une série d’articles, qui parurent à partir du début de 1877 dans le successeur du Volksstaat, le Vorwärts de Leipzig, et que l’on trouvera ici réunis.
C’est donc la nature de l’objet même qui a imposé à la critique des dimensions tout à fait hors de proportion avec la teneur scientifique de cet objet, nous voulons dire les œuvres de M. Dühring. Toutefois, deux autres circonstances peuvent aussi faire excuser ces dimensions. D’une part, elles me donnaient l’occasion de présenter, dans les domaines très divers qu’il fallait aborder ici, un développement positif de ma conception sur des problèmes qui sont aujourd’hui d’un intérêt scientifique ou pratique général. C’est ce que j’ai fait dans chacun des chapitres, et si peu que cet ouvrage puisse avoir pour but d’opposer au “système” de M. Dühring un autre système, j’espère que le lien interne qui rattache entre elles les idées présentées par moi n’échappera pas au lecteur. J’ai, dès maintenant, assez de preuves qu’à cet égard mon travail n’a pas été entièrement infructueux.
D’autre part, M.. Dühring “ créateur de système ” n’est pas un phénomène isolé dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Depuis quelque temps, les systèmes de cosmogonie, de philosophie de la nature en général, de politique, d’économie, etc., poussent en Allemagne par douzaines, en une nuit, comme des champignons. Le moindre docteur en philosophie, voire le moindre étudiant, ne se tient plus quitte aujourd’hui à moins d’un “ système ” complet. De même que dans l’État moderne on suppose que chaque citoyen est mûr pour porter un jugement sur toutes les questions sur lesquelles il est appelé à voter, de même qu’en économie on admet que chaque consommateur est un parfait connaisseur de toutes les marchandises qu’il est amené à acheter pour sa subsistance, – la même hypothèse doit prévaloir désormais dans la science. Liberté de la science, cela signifie que l’on écrit sur tout ce que l’on n’a pas appris et que l’on fait passer cela pour la seule méthode rigoureusement scientifique. Quant à M. Dühring, il est un des types les plus représentatifs de cette pseudo-science tapageuse qui, dans l’Allemagne d’aujourd’hui, se pousse partout au premier plan et couvre tout du fracas de sa… camelote extra. Camelote extra en poésie, en philosophie, en politique, en économie, en histoire, camelote extra dans la chaire professorale et à la tribune, camelote extra partout, camelote extra qui a des prétentions à la supériorité et à la profondeur de pensée, à la différence de la camelote banale et platement vulgaire d’autres nations, camelote extra qui est le produit le plus caractéristique et le plus massif de l’industrie intellectuelle de l’Allemagne, bon marché mais de mauvaise qualité, exactement comme d’autres fabrications allemandes à côté desquelles elle n’était malheureusement pas représentée à l’exposition de Philadelphie. Même le socialisme allemand donne à force depuis peu, particulièrement depuis le bon exemple offert par M. Dühring, dans la camelote extra, et met en avant tel et tel qui fait étalage d’une “science” dont il “ n’a réellement pas appris un traître mot ” [1]. C’est là une maladie infantile, qui marque le début de la conversion de l’étudiant allemand à la social-démocratie et qui en est inséparable, mais dont on triomphera vite grâce au tempérament remarquablement sain de nos ouvriers.
Ce n’est pas ma faute si j’ai dû suivre M. Dühring dans des domaines où je puis tout au plus prétendre à évoluer en amateur. En pareil cas, je m’en suis tenu la plupart du temps à opposer aux affirmations fausses ou erronées de mon adversaire les faits corrects, incontestés. Ainsi, dans le domaine du droit et fréquemment dans les sciences de la nature. Dans d’autres cas, il s’agit d’idées générales tirées de la partie théorique des sciences de la nature, donc d’un terrain où le spécialiste lui-même est obligé de sortir de sa spécialité pour empiéter sur des domaines voisins, domaines où, de l’aveu même de M. Virchow [2], il est un “ demi-savant ” tout comme nous. L’indulgence qu’en cette matière on se témoigne les uns aux autres pour de petites inexactitudes et des maladresses d’expression me sera, je l’espère, accordée aussi.
Au moment de conclure cette préface, je reçois une annonce de librairie rédigée par M. Dühring pour un nouvel ouvrage “capital” du même : Nouvelles lois fondamentales d’une physique et d’une chimie rationnelles. Quelque conscience que j’aie de l’indigence de mes connaissances en physique et en chimie, je crois cependant connaître assez mon M. Dühring pour pouvoir, sans avoir jamais vu l’œuvre elle-même, dire d’avance que les lois de la physique et de la chimie qu’il y expose prendront dignement place, pour ce qui est des erreurs et des lieux communs, aux côtés des lois relatives à l’économie, à la connaissance schématique générale de l’univers, etc., qui ont été précédemment découvertes par lui et étudiées dans mon ouvrage, et que le rhigomètre, ou instrument à mesurer les températures extrêmement basses, construit par M. Dühring, servira à mesurer, non pas des températures, hautes ou basses, mais purement et simplement l’arrogance ignare de M. Dühring.
Londres, 11 juin 1878.
II
La nécessité de faire paraître une nouvelle édition du présent ouvrage a été une surprise pour moi. Ce qui faisait l’objet de sa critique est pratiquement oublié désormais. L’ouvrage lui-même n’a pas été seulement présenté en feuilleton à des milliers de lecteurs dans le Vorwärts de Leipzig en 1877 et 1878, mais il a encore été publié intégralement en un volume à fort tirage. Comment se peut-il que quelqu’un s’intéresse encore à ce que j’avais à dire il y a des années sur M. Dühring ?
Je le dois sans doute en premier lieu au fait que cet ouvrage, comme d’ailleurs presque tous les travaux que j’avais encore en circulation, fut interdit dans l’Empire allemand aussitôt après la promulgation de la loi contre les socialistes. Pour quiconque n’était pas ancré dans les préjugés bureaucratiques héréditaires des pays de la Sainte-Alliance, l’effet de cette mesure ne pouvait être qu’évident : débit doublé ou triplé des livres interdits, étalage au grand jour de l’impuissance des messieurs de Berlin qui édictent des interdictions sans pouvoir les faire exécuter. En fait, l’amabilité du gouvernement d’Empire me vaut plus de rééditions de mes petits travaux que je n’en puis prendre sous ma responsabilité; je n’ai pas le temps de revoir le texte comme il le faudrait, et, la plupart du temps, je suis obligé de le laisser réimprimer tel quel.
Mais à cela s’ajoute encore une autre circonstance. Le “système” de M. Dühring critiqué dans ce livre embrasse un domaine théorique très étendu; j’ai été contraint de le suivre partout et d’opposer à ses conceptions les miennes. C’est ainsi que la critique négative est devenue positive; la polémique s’est transformée en un exposé plus ou moins cohérent de la méthode dialectique et de la conception communiste du monde que nous représentions, Marx et moi, et cela dans une série assez vaste de domaines. Depuis qu’elle a été formulée pour la première fois dans Misère de la philosophie de Marx et dans le Manifeste communiste, notre conception a traversé une période d’incubation qui a bien duré vingt ans jusqu’à la publication du Capital, depuis laquelle elle gagne de plus en plus rapidement des cercles chaque jour plus larges au point que maintenant, bien au-delà des frontières de l’Europe, elle trouve audience et soutien dans tous les pays où il y a des prolétaires d’une part et des théoriciens scientifiques impartiaux d’autre part. Il semble donc qu’il existe un public qui s’intéresse assez au sujet pour accepter par-dessus le marché la polémique contre les thèses de Dühring, devenue à bien des égards sans objet en faveur des développements positifs donnés à cette occasion.
Une remarque en passant : les bases et le développement des conceptions exposées dans ce livre étant dus pour la part de beaucoup la plus grande à Marx, et à moi seulement dans la plus faible mesure, il allait de soi entre nous que mon exposé ne fût point écrit sans qu’il le connût. Je lui ai lu tout le manuscrit avant l’impression et c’est lui qui, dans la partie sur l’économie, a rédigé le dixième chapitre (“ Sur l’Histoire critique”); j’ai dû seulement, à mon grand regret, l’abréger un peu pour des raisons extrinsèques. Aussi bien avons-nous eu de tout temps l’habitude de nous entr’aider pour les sujets spéciaux.
La présente édition reproduit exactement la précédente, à l’exception d’un chapitre. D’une part, le, temps me manquait pour une révision approfondie, quel que fût mon désir d’apporter plus d’une modification dans l’exposé. J’ai le devoir de préparer pour l’impression les manuscrits laissés par Marx et cela est beaucoup plus important que toute autre occupation. Et puis, ma conscience répugne à toute modification. Cet ouvrage est un ouvrage polémique et je crois devoir à mon adversaire de ne rien améliorer pour ma part là où il ne peut lui-même rien améliorer. Je ne pourrais que revendiquer le droit de répliquer à la réponse de M. Dühring. Mais je n’ai pas lu ce que M. Dühring a écrit sur mon attaque, et je ne le lirai pas à moins d’une raison spéciale; sur le plan théorique, j’en ai fini avec lui.
D’ailleurs, j’ai d’autant plus l’obligation d’observer envers lui les règles de bienséance de la lutte littéraire que, depuis, il a subi une honteuse iniquité de la part de l’Université de Berlin. Il est vrai qu’elle en a été punie : une Université qui se prête à retirer, dans les circonstances que l’on sait, la liberté d’enseigner à M. Dühring ne doit pas s’étonner que, dans les circonstances également connues, on lui impose M. Schweninger [3].
Le seul chapitre où je me sois permis d’ajouter des éclaircissements est le deuxième de la troisième partie : “ Notions théoriques. ” Il s’agit là uniquement de l’exposition d’un point central de la conception que je soutiens et mon adversaire n’aura pas lieu de se plaindre que je me sois efforcé d’user d’un style plus populaire et de compléter l’enchaînement des idées. A la vérité, il y avait à cela une raison extérieure. J’avais remanié pour mon ami Lafargue trois chapitres de l’ouvrage (le premier de l’introduction, et le premier et le second de la troisième partie), de façon à en faire une brochure indépendante aux fins de traduction en français, et lorsque l’édition française eut servi de base à une édition en italien et à une en polonais, j’ai donné une édition allemande sous le titre : l’Évolution du socialisme de l’utopie à la science. Celle-ci a connu trois tirages en peu de mois et a paru aussi en traductions russe et danoise. Dans toutes ces éditions, le chapitre en question, et lui seul, avait reçu des compléments et c’eût été faire preuve de pédanterie que de vouloir, dans la réédition de l’œuvre originale, s’en tenir au texte primitif au lieu de la rédaction ultérieure qui est devenue internationale.
Les autres modifications que j’eusse souhaitées se rapportent principalement à deux points. D’abord, à l’histoire primitive de l’humanité, dont Morgan ne nous a donné la clef qu’en 1877. Mais comme j’ai eu l’occasion depuis, dans mon ouvrage : l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Zürich 1884, d’utiliser les matériaux auxquels j’avais eu accès entre temps, il suffit de la référence à ce travail ultérieur.
Deuxièmement, j’aurais voulu changer la partie qui traite de la science théorique de la nature. Il règne là une grande maladresse d’exposition, et plus d’un point pourrait être exprimé aujourd’hui sous une forme plus claire et plus précise. Si je ne me reconnais pas le droit d’introduire ici des corrections, je n’en suis que plus obligé de faire en leur lieu et place ma propre critique.
Marx et moi, nous fûmes sans doute à peu près seuls à sauver de la philosophie idéaliste allemande la dialectique consciente pour l’intégrer dans la conception matérialiste de la nature et de l’histoire. Or une conception de la nature à la fois dialectique et matérialiste exige qu’on soit familier avec les mathématiques et la science de la nature. Marx était un mathématicien accompli, mais nous ne pouvions suivre les sciences de la nature que d’une manière fragmentaire, intermittente, sporadique. C’est lorsque mon retrait des affaires commerciales et mon installation à Londres m’en donnèrent le temps, que je fis, dans la mesure du possible, une “ mue ” complète (comme dit Liebig [4]) en mathématiques et dans les sciences de la nature, en y consacrant le meilleur de mon temps pendant huit années. J’étais justement en plein milieu de cette opération de mue lorsque j’eus l’occasion de m’intéresser à la prétendue philosophie de la nature de M. Dühring. C’est pourquoi il n’est que trop naturel que je ne trouve pas toujours l’expression technique exacte et que j’évolue en général avec une certaine lourdeur dans le domaine de la science théorique de la nature. Mais, d’un autre côté, la conscience que j’avais d’être encore mal à l’aise dans ce domaine m’a rendu prudent : personne ne pourra prouver à ma charge des bévues réelles à l’endroit des faits alors établis ou une présentation incorrecte des théories alors admises. A cet égard, seul un grand mathématicien méconnu s’est plaint par lettre à Marx [5] que j’eusse criminellement attenté à l’honneur de .
Il s’agissait évidemment pour moi, en faisant cette récapitulation des mathématiques et des sciences de la nature, de me convaincre dans le détail – alors que je n’en doutais aucunement dans l’ensemble – que dans la nature s’imposent, à travers la confusion des modifications sans nombre, les mêmes lois dialectiques du mouvement qui, dans l’histoire aussi, régissent l’apparente contingence des événements; les mêmes lois qui, formant également le fil conducteur dans l’histoire de l’évolution accomplie par la pensée humaine, parviennent peu à peu à la conscience des hommes pensants : lois que Hegel a développées pour la première fois d’une manière étendue, mais sous une forme mystifiée, et que nous nous proposions, entre autres aspirations, de dégager de cette enveloppe mystique et de faire entrer nettement dans la conscience avec toute leur simplicité et leur universalité. Il allait de soi que la vieille philosophie de la nature, malgré tout ce qu’elle contenait de valeur réelle et de germes féconds [6], ne pouvait nous satisfaire. Comme je l’ai exposé en détail dans cet ouvrage, elle avait, surtout sous sa forme hégélienne, le défaut de ne pas reconnaître à la nature d’évolution dans le temps, de succession, mais seulement une juxtaposition. Cela tenait d’une part au système hégélien lui-même, qui n’accordait qu’à l’ “ esprit ” un développement historique, mais, d’autre part aussi, à l’état général des sciences de la nature à cette date. Hegel retombait ainsi loin en arrière de Kant, qui avait proclamé déjà, par sa théorie de la nébuleuse, la naissance du système solaire et, par sa découverte du freinage de la rotation de la terre par la marée, la fin de ce système [7]. Enfin, il ne pouvait s’agir pour moi de faire entrer par construction les lois dialectiques dans la nature, mais de les y découvrir et de les en extraire.
Pourtant cette œuvre, si on l’entreprend d’une manière suivie et pour chaque domaine particulier, est un travail de géant. Non seulement le terrain à dominer est presque incommensurable, mais sur tout ce terrain la science de la nature elle-même est engagée dans un processus de bouleversement si puissant qu’il peut à peine être suivi même de celui qui dispose pour ce faire de tout son temps libre. Or, depuis la mort de Karl Marx, mon temps a été requis par des devoirs plus pressants et j’ai dû interrompre mon travail. Il me faut jusqu’à nouvel ordre me contenter des indications données dans le présent ouvrage et attendre que quelque occasion à venir me permette de rassembler et de publier les résultats obtenus, peut-être avec les manuscrits mathématiques extrêmement importants laissés par Marx [8].
Il est possible cependant que le progrès de la science théorique de la nature rende mon travail superflu pour la plus grande partie ou en totalité. Car telle est la révolution imposée à la science théorique de la nature par la simple nécessité de mettre en ordre les découvertes purement empiriques qui s’accumulent en masse, qu’elle oblige même l’empiriste le plus récalcitrant à prendre de plus en plus conscience du caractère dialectique des processus naturels. Les vieilles oppositions rigides, les lignes de démarcation nettes et infranchissables disparaissent de plus en plus [9]. Depuis la liquéfaction des derniers gaz “ vrais ” eux-mêmes, depuis la démonstration qu’un corps peut être mis dans un état où la forme liquide et la forme gazeuse sont indiscernables, les états d’agrégation ont perdu le dernier reste de leur caractère absolu d’autrefois. Avec la proposition de la théorie cinétique des gaz selon laquelle, dans les gaz parfaits, les carrés des vitesses avec lesquelles se meuvent les molécules gazeuses sont, à température égale, inversement proportionnels aux poids moléculaires, la chaleur entre, elle aussi, directement dans la série des formes de mouvement immédiatement mesurables comme telles. Il y a dix ans encore, la grande loi fondamentale du mouvement qu’on venait de découvrir était conçue comme simple loi de la conservation de l’énergie, comme simple expression de l’impossibilité de détruire et de créer le mouvement, donc conçue seulement par son côté quantitatif mais de plus en plus cette expression négative étroite cède la place à l’expression positive de la transformation de l’énergie, où, pour la première fois, on rend justice au contenu qualitatif du processus et où s’éteint le dernier souvenir du créateur surnaturel. L’idée que la quantité de mouvement (ce qu’on appelle énergie) ne change pas lorsque d’énergie cinétique (dite force mécanique) elle se transforme en électricité, chaleur, énergie potentielle de position, etc., et réciproquement, cette idée n’a plus besoin désormais d’être prêchée comme une nouveauté; elle sert de base assurée à l’étude, à présent beaucoup plus riche de contenu, ,du processus de transformation lui-même, du grand processus fondamental dont la connaissance embrasse toute la connaissance de la nature. Et depuis que la biologie se pratique à la lumière de la théorie de l’évolution, on a vu, dans le domaine de la nature organique, les limites rigides de la classification fondre l’une après l’autre, les chaînons intermédiaires presque rebelles à toute classification augmentent de jour en jour, une étude plus exacte rejette des organismes d’une classe dans l’autre, et des signes distinctifs qui étaient presque devenus des articles de foi, perdent leur valeur absolue; nous avons maintenant des mammifères ovipares et même, si la nouvelle en est confirmée, des oiseaux qui marchent à quatre pattes [10]. Si Virchow, il y a des années déjà, avait été contraint, par suite de la découverte de la cellule, de résoudre l’unité de l’individu animal, d’une manière plus progressiste que scientifique et dialectique, en une fédération d’États cellulaires [11], voici la notion d’individualité animale (par conséquent aussi humaine) qui est rendue plus complexe encore par la découverte des globules blancs du sang circulant à l’instar des amibes dans le corps des animaux supérieurs. Or ce sont précisément les oppositions diamétrales représentées comme inconciliables et insolubles, les lignes de démarcation et les différences de classes fixées de force qui ont donné à la science théorique de la nature aux temps modernes son caractère métaphysique borné. Reconnaître que ces oppositions et ces différences existent certes dans la nature, mais seulement avec une validité relative; que, par contre, cette fixité et cette valeur absolues qu’on leur imputait ne sont introduites dans la nature que par notre réflexion, tel est l’essentiel de la conception dialectique de la nature. On peut y parvenir sous la pression des faits qui s’accumulent dans la science de la nature; on y parvient plus facilement si l’on aborde le caractère dialectique de ces faits avec la conscience des lois de la pensée dialectique. De toute façon, la science de la nature a fait de tels progrès qu’elle ne peut plus échapper à la synthèse dialectique. Elle se donnera des facilités pour cette opération si elle n’oublie pas que les résultats dans lesquels ses expériences se synthétisent sont des concepts; et que l’art d’opérer avec des concepts n’est ni inné, ni donné avec la conscience ordinaire de tous les jours, mais exige une pensée réelle, pensée qui a également une longue histoire empirique, ni plus ni moins que l’investigation empirique de la nature. C’est précisément en apprenant à s’assimiler les résultats de l’évolution de la philosophie depuis deux mille cinq cents ans que la science de la nature se débarrassera, d’une part de toute philosophie de la nature séparée, s’érigeant en dehors et au-dessus d’elle, et d’autre part de sa propre méthode de pensée bornée, héritage de l’empirisme anglais.
Londres, 23 septembre 1885.
III
La nouvelle édition qui suit est, sauf quelques modifications de style très insignifiantes, une réimpression de la précédente. Il n’y a qu’un chapitre, le dixième de la deuxième partie : “ Sur l’Histoire critique ”, où je me sois permis des additions essentielles, et cela pour les raisons suivantes.
Comme je l’ai déjà indiqué dans la préface à la deuxième édition, ce chapitre, pour tout l’essentiel, est de Marx. Dans sa première version, destinée à un journal, j’avais été obligé d’abréger considérablement le manuscrit de Marx, et cela dans les endroits où la critique des assertions de Dühring cède davantage la place à des développements personnels sur l’histoire de l’économie. Mais ce sont juste ces développements qui constituent la partie du manuscrit présentant, aujourd’hui encore, le plus vif et le plus durable intérêt. Je me tiens pour obligé de donner sous une forme aussi complète et littérale que possible les exposés dans lesquels Marx met à leur juste place dans la genèse de l’économie classique des gens comme Petty, North, Locke, Hume, et plus encore, sa façon de tirer au clair le Tableau économique de Quesnay, cette énigme de sphinx restée insoluble pour toute l’économie moderne. Par contre, ce qui se référait exclusivement aux ouvrages de M. Dühring, a été laissé de côté dans la mesure où la suite des idées le permettait.
Pour le reste, je puis être pleinement satisfait de la façon dont, depuis la précédente édition, les vues présentées dans cet ouvrage se sont répandues dans les publications où s’exprime la conscience du monde savant et de la classe ouvrière, et cela dans tous les pays civilisés du monde.
Londres, 23 mai 1894.
F. ENGELS
[1] Cette citation fait allusion à un mot du contre-amiral français Chevalier de Panat dans une lettre de 1796 où, parlant des royalistes français qui n’avaient su tirer aucun enseignement de la Révolution, il écrivait : “Personne n’a su ni rien oublier, ni rien apprendre. ” ↑
[2] Allusion au discours de Rudolf Virchow à la 50° Assemblée des naturalistes et médecins allemands à Munich, le 22 septembre 1877. Cf. VIRCHOW : Die Freiheit der Wissenschaft im modernen Staat… Berlin, 1877, p. 13. ↑
[3] Le Dr. Schweninger était depuis 1881 le médecin particulier de Bismarck et fut pour cette raison nommé professeur à l’Université en 1884. ↑
[4] Dans l’introduction à son étude sur ta chimie agricole, Liebig écrit : “ La chimie fait des progrès terriblement rapides, et les chimistes qui veulent suivre le train sont dans un état de mue constante … ” Justus von LIEBIG : Die Chemie in ihrer Anwendung auf Agrikultur und Physiologie, 7° éd., Brunswick, 1862, p. 26. ↑
[5] Le social-démocrate H. W. Fabian, qui vivait en Amérique, écrivit à Marx, le 6 novembre 1880 : “ Même si M. Engels pense que dans beaucoup de cas “√-1” est le résultat nécessaire d’opérations mathématiques exactes, il faut rappeler qu’au sens de la théorie philosophique stricte du réel, la notion “-1”, en tant que telle, est un monstre logique, car il est tout simplement impossible de connaître une existence négative … ”. ↑
[6] Il est bien plus facile de tomber, avec le troupeau irréfléchi à la Karl Vogt, sur la vieille philosophie de la nature que d’apprécier sa signification historique. Elle contient une bonne part de non-sens et de fantaisie, mais elle n’en contient pas plus qu’à la même date, les théories non philosophiques des naturalistes empiristes, et depuis la diffusion de la théorie de l’évolution, on commence à se rendre compte qu’elle contient aussi beaucoup de sens et d’intelligence. C’est ainsi que Haeckel a eu pleinement raison de reconnaître les mérites de Treviranus et d’Oken *. Avec son mucus et sa vésicule primitifs, Oken pose comme postulat de la biologie ce qui depuis, a été réellement découvert comme étant le protoplasme et la cellule. En ce qui concerne spécialement Hegel, il est à bien des égards très en avance sur ses contemporains empiristes, qui croyaient avoir expliqué tous les phénomènes inexpliqués lorsqu’ils avaient supposé à leur base une force – force de pesanteur, force de flottabilité, force électrique de contact, etc. – ou, si c’était impossible, une substance inconnue, substance lumineuse, substance calorique, substance électrique, etc. Les substances imaginaires sont maintenant à peu près éliminées, mais le charlatanisme des forces combattu par Hegel continue allègrement à hanter par exemple le discours de Helmholtz à Innsbruck en 1869 (Voir Helmholtz : Populäre Vorlesungen, Ile livraison 1871, p. 190) **. En face de la déification – héritée des Français du XVIII° siècle – de Newton, que l’Angleterre combla d’honneurs et de richesses, Hegel a souligné que Kepler, que l’Allemagne laissa mourir de faim, est le véritable fondateur de la mécanique moderne des corps célestes et que la loi newtonienne de la gravitation est déjà contenue dans les trois lois de Képler, et même explicitement dans la troisième. Ce que dans sa Philosophie de la nature § 270 et appendices (Hegels Werke, 1842, VII° volume, p. 98 et 113 à 115), Hegel démontre à l’aide de quelques équations simples, réapparaît comme résultat de la mécanique mathématique la plus moderne chez Gustav Kirchhoff; Leçons de physique mathématique, 2e édition, Leipzig 1877, p. 10, et sous une forme mathématique simple essentiellement identique à celle qui fut exposée pour la première fois par Hegel. Les philosophes de la nature sont à la science de la nature consciemment dialectique ce que les utopistes sont au communisme moderne. (RE.)
* Cf. la quatrième conférence : “ Théorie de l’évolution d’après Goethe et Oken ” dans Ernst HAECKEL : Natürliche Schöpfungsgeschichie…, 4° éd., Berlin, 1873, pp. 83-88.
** Cf. ENGELS : “Les formes fondamentales du mouvement”, Dialectique de la nature. ↑
[7] Kant a exposé sa théorie de la nébuleuse dans un ouvrage paru anonymement en 1755 à Königsberg et Leipzig : Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Rimmels… ↑
[8] Engels annonce ici Dialectique de la Nature. Les manuscrits mathématiques de Marx qui comportent plus de 1.000 pages ont été publiés récemment. ↑
[9] Il s’agit des travaux du physicien anglais Thomas Andrews (qui étudia en 1869 l’état critique des gaz), du physicien français Louis-Paul Cailletet (qui démontra en 1877 que l’oxygène était condensable), et du physicien suisse Raoul Pictet (qui travaillait à la liquéfaction des gaz). ↑
[10] Il s’agit dans le premier cas de l’ornithorynque et dans le second de l’archéoptéryx. ↑
[11] VIRCHOW : Vorlesungen über Pathologie. T. 1 : Die Cellularpathologie in ihrer Begründung auf physiologische und pathologische Gewebelehre, 3° éd., Berlin, 1862, pp. 15-16. ↑