La première édition russe du Manifeste du Parti communiste, traduit par Bakounine, parut peu après 1860 [1] à l’imprimerie du Kolokol [2]. A cette époque une édition russe de cet ouvrage avait tout au plus pour l’Occident l’importance d’une curiosité littéraire. Aujourd’hui, il n’en va plus de même. Combien était étroit le terrain où se propageait le mouvement prolétarien à cette époque (décembre 1847), c’est ce qui ressort parfaitement du dernier chapitre : “Position des communistes envers les différents partis d’opposition dans les divers pays.” La Russie et les Etats-Unis notamment n’y sont pas mentionnés. C’était le temps où la Russie formait la dernière grande réserve de la réaction européenne, et où l’émigration aux Etats-Unis absorbait l’excédent des forces du prolétariat européen. Ces deux pays fournissaient à l’Europe des matières premières et lui offraient en même temps des débouchés pour l’écoulement de ses produits industriels. Tous deux servaient donc, de l’une ou l’autre manière, de contrefort à l’organisation sociale de l’Europe.

Que tout cela est changé aujourd’hui ! C’est précisément l’émigration européenne qui a rendu possible le développement colossal de l’agriculture en Amérique du Nord, développement dont la concurrence ébranle dans ses fondements la grande et la petite propriété foncière en Europe. C’est elle qui a, du même coup, donné aux Etats-Unis la possibilité de mettre en exploitation ses énormes ressources industrielles, et cela avec une énergie et à une échelle telles que le monopole industriel de l’Europe occidentale, et notamment celui de l’Angleterre, disparaîtra à bref délai. Ces deux circonstances réagissent à leur tour de façon révolutionnaire sur l’Amérique elle-même. La petite et la moyenne propriété des farmers, cette assise de tout l’ordre politique américain, succombe peu à peu sous la concurrence de fermes gigantesques, tandis que, dans les districts industriels, il se constitue pour la première fois un nombreux prolétariat à côté d’une fabuleuse concentration du Capital.

Passons à la Russie. Au moment de la révolution de 1848-1849, les monarques d’Europe, tout comme la bourgeoisie d’Europe, voyaient dans l’intervention russe le seul moyen de les sauver du prolétariat qui commençait tout juste à prendre conscience de sa force. Le tsar fut proclamé chef de la réaction européenne. Aujourd’hui, il est, à Gatchina, le prisonnier de guerre de la révolution [3], et la Russie est à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire de l’Europe.

Le Manifeste communiste avait pour tâche de proclamer la disparition inévitable et prochaine de la propriété bourgeoise. Mais en Russie, à côté de la spéculation capitaliste qui se développe fiévreusement et de la propriété foncière bourgeoise en voie de formation, plus de la moitié du sol est la propriété commune des paysans. Il s’agit, dès lors, de savoir si la communauté paysanne russe, cette forme déjà décomposée de l’antique propriété commune du sol, passera directement à la forme communiste supérieure de la propriété foncière, ou bien si elle doit suivre d’abord le même processus de dissolution qu’elle a subi au cours du développement historique de l’Occident.

La seule réponse qu’on puisse faire aujourd’hui à cette question est la suivante : si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste.

Karl Marx, Friedrich Engels
Londres, 21 janvier 1882


[1] Cette traduction parut en 1869; la date de publication indiquée dans la préface d’Engels à l’édition anglaise de 1888, est elle aussi inexacte. (N.R.)

[2] Le Kolokol (la Cloche), journal russe de tendance démocratique et révolutionnaire édité de 1857 à 1867 par les démocrates révolutionnaires A. Herzen et N. Ogarev; parut jusqu’en 1865 à Londres, puis à Genève. (N.R.)

[3] Il s’agit de la situation créée à la suite de l’assassinat de l’empereur Alexandre II, le ler mars 1881, par des membres de l’organisation terroriste “Narodnaïa Volia” (“Volonté du peuple”); son successeur sur le trône de Russie, Alexandre III s’était retranché à Gatchina par crainte du mouvement révolutionnaire et de nouveaux actes de terrorisme de la part de “Narodnaïa Volia“. (N.R.)