La division du travail ouvre, d’après M. Proudhon, la série des évolutions économiques.

Bon côté de la division du travail.Considérée dans son essence, la division du travail est le mode selon lequel se réalise l’égalité des conditions et des intelligences. ” (Tome 1er, p. 93.)
Mauvais côté de la division du travailLa division du travail est devenue pour nous un instrument de misère. ” (Tome 1er, p. 94.)
VARIANTE
Le travail en se divisant selon la loi qui lui est propre, et qui est la condition première de sa fécondité, aboutit à la négation de ses fins et se détruit lui-même. ” (Tome 1er, p. 94.)
Problème à résoudre.Trouver “ la recomposition qui efface les inconvénients de la division, tout en conservant ses effets utiles ”. (Tome 1er, p. 97.)

La division du travail estd’après M. Proudhon, une loi éternelle, une catégorie simple et abstraite. Il faut donc aussi que l’abstraction, l’idée, le mot lui suffise pour expliquer la division du travail aux différentes époques de l’histoire. Les castes, les corporations, le régime manufacturier, la grande industrie doivent s’expliquer par le seul mot diviser. Étudiez d’abord bien le sens de diviser, et vous n’aurez pas besoin d’étudier les nombreuses influences qui donnent à la division du travail un caractère déterminé à chaque époque.

Certes, ce serait rendre les choses par trop simples, que de les réduire aux catégories de M. Proudhon. l’histoire ne procède pas aussi catégoriquement. Il a fallu trois siècles entiers, en Allemagne, pour établir la première division du travail en grand, qui est la séparation des villes d’avec les campagnes. A mesure que se modifiait ce seul rapport de la ville a la campagne, la société se modifiait tout entière. A n’envisager que cette seule face de la division du travail, vous avez les Républiques anciennes ou la féodalité chrétienne; l’ancienne Angleterre avec ses barons, ou l’Angleterre moderne avec ses seigneurs du coton (cotton-lords). Au XIV° et au XV° siècles, lorsqu’il n’y avait pas encore de colonies, que l’Amérique n’existait pas encore pour l’Europe, que l’Asie n’existait que par l’intermédiaire de Constantinople, que la Méditerranée était le centre de l’activité commerciale, la division du travail avait une tout autre forme, un tout autre aspect qu’au XVII° siècle, alors que les Espagnols, les Portugais, les Anglais, les Français avaient des colonies établies dans toutes les parties du monde. L’étendue du marché, sa physionomie donnent à la division du travail aux différentes époques une physionomie, un caractère qu’il serait difficile de déduire du seul mot diviser, de l’idée, de la catégorie.

Tous les économistes, dit M. Proudhon, depuis A. Smith ont signalé les avantages et les inconvénients de la loi de division, mais en insistant beaucoup plus sur les premiers que sur les seconds, parce que cela servait mieux leur optimisme, et sans qu’aucun d’eux se soit jamais demandé ce que pouvaient être les inconvénients d’une loi… Comment le même principe, poursuivi rigoureusement dans ses conséquences conduit-il à des effets diamétralement opposés ? Pas un économiste, ni avant ni depuis Smith, ne s’est seulement aperçu qu’il y eût là un problème à éclaircir. Say va jusqu’à reconnaître que dans la division du travail, la même cause qui produit le bien engendre le mal.

A. Smith a vu plus loin que ne le pense M. Proudhon. Il a très bien vu que

dans la réalité la différence des talents naturels entre les individus est bien moindre que nous ne le croyons. Ces dispositions si différentes, qui semblent distinguer les hommes des diverses professions, quand ils sont parvenus à la maturité de l’âge, ne sont pas tant la cause que l’effet de la division du travail.

Dans le principe, un portefaix diffère moins d’un philosophe qu’un mâtin d’un lévrier. C’est la division du travail qui a mis un abîme entre l’un et l’autre. Tout cela n’empêche pas M. Proudhon de dire, dans un autre endroit, qu’Adam Smith ne se doutait même pas des inconvénients que produit la division du travail. C’est encore ce qui lui fait dire que J.-B. Say a le premier reconnu

que dans la division du travail, la même cause qui produit le bien engendre le mal.

Mais écoutons Lemontey : Suum cuique [1].

M. J.B. Say m’a fait l’honneur d’adopter dans son excellent traité d’économie politique, le principe que j’ai mis au jour dans ce fragment sur l’influence morale de la division du travail. Le titre un peu frivole de mon livre ne lui a sans doute pas permis de me citer. Je ne puis attribuer qu’à ce motif le silence d’un écrivain trop riche de son propre fonds pour désavouer un emprunt aussi modique [2].

Rendons-lui cette justice : Lemontey a spirituellement exposé les conséquences fâcheuses de la division du travail telle qu’elle est constituée de nos jours, et M. Proudhon n’a rien trouvé à y ajouter. Mais puisque, par la faute de M. Proudhon, nous sommes une fois engagé dans cette question de priorité, disons encore en passant que, bien longtemps avant M. Lemontey, et dix-sept ans avant Adam Smith, élève d’A. Ferguson, celui-ci a exposé nettement la chose dans un chapitre qui traite spécialement de la division du travail.

Il y aurait lieu même de douter si la capacité générale d’une nation croît en proportion du progrès des arts. Plusieurs arts mécaniques… réussissent parfaitement lorsqu’ils sont totalement destitués du secours de la raison et du sentiment, et l’ignorance est la mère de l’industrie aussi bien que de la superstition. La réflexion et l’imagination sont sujettes à s’égarer : mais l’habitude de mouvoir le pied ou la main ne dépend ni de l’une ni de l’autre. Ainsi on pourrait dire que la perfection, à l’égard des manufactures, consiste à pouvoir se passer de l’esprit, de manière que sans effort de tête l’atelier puisse être considéré comme une machine dont les parties sont des hommes… L’officier général peut être très habile dans l’art de la guerre, tandis que tout le mérite du soldat se borne à exécuter quelques mouvements du pied ou de la main. L’un peut avoir gagné ce que l’autre a perdu… Dans une période où tout est séparé, l’art de penser peut lui-même former un métier à part [3].

Pour terminer l’aperçu littéraire, nous nions formellement que

tous les économistes aient insisté beaucoup plus sur les avantages que sur les inconvénients de la division du travail.

Il suffit de nommer Sismondi.

Ainsi, pour ce qui concerne les avantages de la division du travail, M. Proudhon n’avait rien d’autre à faire que de paraphraser plus ou moins pompeusement les phrases générales que tout le monde connaît.

Voyons maintenant comment il fait dériver de la division du travail prise comme loi générale, comme catégorie, comme pensée, les inconvénients qui y sont attachés. Comment se fait-il que cette catégorie, cette loi, implique une répartition inégale du travail au détriment du système égalitaire de M. Proudhon ?

A cette heure solennelle de la division du travail, le vent des tempêtes commence à souffler sur l’humanité. Le progrès ne s’accomplit pas pour tous d’une manière égale et uniforme; … il commence par s’emparer d’un petit nombre de privilégiés… C’est cette acception de personnes de la part du progrès qui a fait croire si longtemps à l’inégalité naturelle et providentielle des conditions, enfanté les castes et constitué hiérarchiquement toutes les sociétés [4].

La division du travail a fait les castes. Or, les castes, ce sont les inconvénients de la division du travail; donc c’est la division du travail qui a engendré les inconvénients. Quod erat demonstrandum [5]. Veut-on aller plus loin et demandera-t-on ce qui a fait faire à la division du travail les castes, les constitutions hiérarchiques et les privilégiés ? M. Proudhon vous dira : Le progrès. Et qu’est-ce qui a fait le progrès ? La borne. La borne, pour M. Proudhon, c’est l’acception de personnes de la part du progrès.

Après la philosophie vient l’histoire. Ce n’est plus ni de l’histoire descriptive, ni de l’histoire dialectique, c’est de l’histoire comparée. M. Proudhon établit un parallèle entre l’ouvrier imprimeur actuel et l’ouvrier imprimeur du moyen âge; entre l’ouvrier du Creusot et le maréchal-ferrant de la campagne; entre l’homme de lettres de nos jours et l’homme de lettres du moyen âge, et il fait pencher la balance du côté de ceux qui appartiennent plus ou moins à la division du travail telle que le moyen âge l’a constituée ou transmise. Il oppose la division du travail d’une époque historique à la division du travail d’une autre époque historique. Était-ce là ce que M. Proudhon avait à démontrer ? Non. Il devait nous montrer les inconvénients de la division du travail en général, de la division du travail comme catégorie. A quoi bon d’ailleurs insister sur cette partie de l’ouvrage de M. Proudhon, puisque nous le verrons un peu plus loin rétracter lui-même formellement tous ces prétendus développements ?

Le premier effet du travail parcellaire, continue M. Proudhon, après la dépravation de l’âme, est la prolongation des séances qui croissent en raison inverse de la somme d’intelligence dépensée… Mais comme la durée des séances ne peut excéder seize à dix-huit heures par jour, du moment où la compensation ne pourra se prendre sur le temps, elle se prendra sur le prix et le salaire diminuera… Ce qui est certain et qu’il s’agit uniquement pour nous de noter, c’est que la conscience universelle ne met pas au même taux le travail d’un contremaître et la manœuvre d’un goujat. Il y a donc nécessité de réduction sur le prix de la journée : en sorte que le travailleur, après avoir été affligé dans son âme par une fonction dégradante, ne peut manquer d’être frappé aussi dans son corps par la modicité de la récompense.

Nous passons sur la valeur logique, de ces syllogismes, que Kant appellerait des paralogismes donnant de côté.

En voici la substance :

La division du travail réduit l’ouvrier à une fonction dégradante; à cette fonction dégradante correspond une âme dépravée; à la dépravation de l’âme convient une réduction toujours croissante du salaire. Et pour prouver que cette réduction des salaires convient à une âme dépravée, M. Proudhon dit, par acquit de conscience, que c’est la conscience universelle qui le veut ainsi. L’âme de M. Proudhon est-elle comptée dans la conscience universelle ?

Les machines sont, pour M. Proudhon, l’ “ antithèse logique de la division du travail ”, et, à l’appui de la dialectique, il commence par transformer les machines en atelier.

Après avoir supposé l’atelier moderne, pour faire découler de la division du travail la misère, M. Proudhon suppose la misère engendrée par la division du travail, pour arriver à l’atelier et pour pouvoir le représenter comme la négation dialectique de cette misère. Après avoir frappé le travailleur au moral par une fonction dégradante, au physique par la modicité du salaire; après avoir mis l’ouvrier dans la dépendance du contremaître, et rabaissé son travail jusqu’à la manœuvre d’un goujat [6] il s’en prend de nouveau à l’atelier et aux machines pour dégrader le travailleur “ en lui donnant un maître ”, et il achève son avilissement en le faisant “ déchoir du rang d’artisan à celui de manœuvre ”. La belle dialectique ! Et encore s’il s’en tenait là; mais non, il lui faut une nouvelle histoire de la division du travail, non plus pour en faire dériver les contradictions, mais pour reconstruire l’atelier à sa manière. Pour arriver à ce but, il a besoin d’oublier tout ce qu’il vient de dire sur la division.

Le travail s’organise, se divise autrement selon les instruments dont il dispose. Le moulin à bras suppose une autre division du travail que le moulin à vapeur. C’est donc heurter de front l’histoire que de vouloir commencer par la division du travail en général, pour en venir ensuite à un instrument spécifique de production, les machines.

Les machines ne sont pas plus une catégorie économique, que ne saurait l’être le bœuf qui traîne la charrue. Les machines ne sont qu’une force productive. L’atelier moderne, qui repose sur l’application des machines, est un rapport social de production, une catégorie économique.

Voyons maintenant comment les choses se passent dans la brillante imagination de M. Proudhon.

Dans la société, l’apparition incessante des machines est l’antithèse, la formule inverse du travail : c’est la protestation du génie industriel contre le travail parcellaire et homicide, Qu’est-ce en effet qu’une machine ? Une manière de réunir diverses particules du travail, que la division avait séparées. Toute machine peut être définie un résumé de plusieurs opérations… Donc par la machine, il y aura restauration de travailleur… Les machines, se posant dans l’économie politique contradictoirement à la division du travail, représentent la synthèse, s’opposant dans l’esprit humain à l’analyse… La division ne faisait que séparer les diverses parties du travail, laissant chacun se livrer à la spécialité qui lui agréait le plus : l’atelier groupe les travailleurs, selon le rapport de chaque partie au tout… il introduit le principe d’autorité dans le travail… Mais ce n’est pas tout : la machine ou l’atelier, après avoir dégradé le travailleur en lui don. nant un maître, achève son avilissement en le faisant déchoir du rang d’artisan à celui de manœuvre… La période que nous parcourons en ce moment, celle des machines, se distingue par un caractère particulier, c’est le salariat. Le salariat est postérieur à la division du travail et à l’échange.

Une simple observation à M. Proudhon. La séparation des diverses parties du travail, laissant à chacun la faculté de se livrer à la spécialité qui lui agrée le plus, séparation que M. Proudhon fait dater du commencement du monde, n’existe que dans l’industrie moderne sous le régime de la concurrence.

M. Proudhon nous fait ensuite une “ généalogie ” par trop “ intéressante ”, pour démontrer comment l’atelier est né de la division du travail, et le salariat de l’atelier.

 Il suppose un homme qui

a remarqué qu’en divisant la production en ses diverses parties, et la faisant exécuter chacune par un ouvrier à part,

on multiplierait les forces de production.

 Cet homme,

saisissant le fil de cette idée, se dit qu’en formant un groupe permanent de travailleurs assortis pour l’objet spécial qu’il se propose, il obtiendra une production plus soutenue, etc.

 Cet homme fait une proposition à d’autres hommes, pour leur faire saisir son idée et le fil de son idée.

 Cet homme, au début de l’industrie, traite d’égal à égal avec ses compagnons devenus plus tard ses ouvriers.

Il est sensible, en effet, que cette égalité primitive a dû rapidement disparaître par la position avantageuse du maître et la dépendance du salarié.

Voilà encore un échantillon de la méthode historique et descriptive de M. Proudhon.

Examinons maintenant, sous le point de vue historique et économique, si véritablement l’atelier ou la machine a introduit le principe d’autorité dans la société postérieurement à la division du travail; s’il a d’un côté réhabilité l’ouvrier, tout en le soumettant de l’autre à l’autorité; si la machine est la recomposition du travail divisé, la synthèse du travail opposée à son analyse.

La société tout entière a cela de commun avec l’intérieur d’un atelier, qu’elle aussi a sa division du travail. Si l’on prenait pour modèle la division du travail dans un atelier moderne, pour en faire l’application à une société entière, la société la mieux organisée pour la production des richesses serait incontestablement celle qui n’aurait qu’un seul entrepreneur en chef, distribuant la besogne selon une règle arrêtée d’avance aux divers membres de la communauté. Mais il n’en est point ainsi. Tandis que dans l’intérieur de l’atelier moderne la division du travail est minutieusement réglée par l’autorité de l’entrepreneur, la société moderne n’a d’autre règle, d’autre autorité, pour distribuer le travail, que la libre concurrence.

Sous le régime patriarcal, sous le régime des castes, sous le régime féodal et corporatif, il y avait division du travail dans la société tout entière selon des règles fixes. Ces règles ont-elles été établies par un législateur ? Non. Nées primitivement des conditions de la production matérielle, elle n’ont été érigées en lois que bien plus tard. C’est ainsi que ces diverses formes de la division du travail devinrent autant de bases d’organisation sociale. Quant à la division du travail dans l’atelier, elle était très peu développée dans toutes ces formes de la société.

On peut même établir en règle générale, que moins l’autorité préside à la division du travail dans l’intérieur de la société, plus la division du travail se développe dans l’intérieur de l’atelier, et plus elle y est soumise à l’autorité d’un seul. Ainsi, l’autorité dans l’atelier et celle dans la société, par rapport à la division du travail, sont en raison inverse l’une de l’autre.

Il importe maintenant de voir ce que c’est que l’atelier, dans lequel les occupations sont très séparées, où la tâche de chaque ouvrier est réduite à une opération très simple, et où, l’autorité, le capital, groupe et dirige les travaux. Comment cet atelier a-t-il pris naissance ? Pour répondre à cette question, nous aurions à examiner, comment l’industrie manufacturière proprement dite s’est développée. J’entends parler de cette industrie qui n’est pas encore l’industrie moderne, avec ses machines, mais qui n’est déjà plus ni l’industrie des artisans du moyen âge, ni l’industrie domestique. Nous n’entrerons pas en de grands détails : nous ne donnerons que quelques points sommaires, pour faire voir qu’avec des formules on ne peut pas faire de l’histoire.

Une condition des plus indispensables pour la formation de l’industrie manufacturière était l’accumulation des capitaux, facilitée par la découverte de l’Amérique et l’introduction de ses métaux précieux.

Il est suffisamment prouvé que l’augmentation des moyens d’échange eut pour conséquence, d’un côté, la dépréciation des salaires et des rentes foncières, et de l’autre l’accroissement des profits industriels. En d’autres termes : autant la classe des propriétaires et la classe des travailleurs, les seigneurs féodaux et le peuple tombèrent, autant s’éleva la classe des capitalistes, la bourgeoisie.

Il y eut d’autres circonstances encore qui concoururent simultanément au développement de l’industrie manufacturière : l’augmentation des marchandises mises en circulation dès que le commerce pénétra aux Indes orientales par la voie du cap de Bonne-Espérance, le régime colonial, le développement du commerce maritime.

Un autre point qu’on n’a pas encore assez apprécié dans l’histoire de l’industrie manufacturière, c’est le licenciement des nombreuses suites des seigneurs féodaux, dont les membres subalternes devinrent des vagabonds avant d’entrer dans l’atelier. La création de l’atelier est précédée d’un vagabondage presque universel au XV° et au XVI° siècles. L’atelier trouva encore un puissant appui dans les nombreux paysans qui, chassés continuellement des campagnes par la transformation des champs en prairies et par les travaux agricoles nécessitant moins de bras pour la culture des terres, vinrent affluer dans les villes pendant des siècles entiers.

L’agrandissement du marché, l’accumulation des capitaux, les modifications survenues dans la position sociale des classes, une foule de personnes se trouvant privées de leurs sources de revenu, voilà autant de conditions historiques pour la formation de la manufacture. Ce ne furent pas, comme dit M. Proudhon, des stipulations à l’amiable entre des égaux qui ont rassemblé les hommes dans l’atelier. Ce n’est pas même dans le sein des anciennes corporations que la manufacture a pris naissance. Ce fut le marchand qui devint chef de l’atelier moderne, et non pas l’ancien maître des corporations. Presque partout il y eut une lutte acharnée entre la manufacture et les métiers.

L’accumulation et la concentration d’instruments et de travailleurs précéda le développement de la division du travail dans l’intérieur de l’atelier. Une manufacture consistait beaucoup plus dans la réunion de beaucoup de travailleurs et de beaucoup de métiers dans un seul endroit, dans une salle sous le commandement d’un capital, que dans l’analyse des travaux et dans l’adaptation d’un ouvrier spécial à une tâche très simple.

L’utilité d’un atelier consistait bien moins dans la division du travail proprement dite, que dans cette circonstance qu’on travaillait sur une plus grande échelle, qu’on épargnait beaucoup de faux frais, etc. A la fin du XVI° et au commencement du XVII° siècle, la manufacture hollandaise connaissait à peine la division.

Le développement de la division du travail suppose la réunion des travailleurs dans un atelier. Il n’y a même pas un seul exemple, ni au XVI°, ni au XVII° siècle, que les diverses branches d’un même métier aient été exploitées séparément au point qu’il aurait suffi de les réunir dans un seul endroit pour obtenir l’atelier tout fait. Mais une fois les hommes et les instruments réunis, la division du travail telle qu’elle existait sous la forme des corporations se reproduisait, se reflétait nécessairement dans l’intérieur de l’atelier.

Pour M. Proudhon, qui voit les choses à l’envers, si toutefois il les voit, la division du travail dans le sens d’Adam Smith, précède l’atelier, qui en est une condition d’existence.

Les machines proprement dites datent de la fin du XVIII° siècle. Rien de plus absurde que de voir dans les machines l’antithèse de la division du travail, la synthèse rétablissant l’unité dans le travail morcelé.

La machine est une réunion des instruments de travail, et pas du tout une combinaison des travaux pour l’ouvrier lui-même.

Quand, par la division du travail, chaque opération particulière a été réduite à l’emploi d’un instrument simple, la réunion de tous ces instruments, mis en action par un seul moteur, constitue – une machine [7].

Outils simples, accumulation des outils, outils composés, mise en mouvement d’un outil composé par un seul moteur manuel, par l’homme, mise en mouvement de ces instruments par les forces naturelles, machine, système des machines ayant un automate pour moteur, – voilà la marche des machines.

La concentration des instruments de production et la division du travail sont aussi inséparables l’une de l’autre que le sont, dans le régime politique, la concentration des pouvoirs publics et la division des intérêts privés. L’Angleterre, avec la concentration des terres, ces instruments du travail agricole, a également la division du travail agricole et la mécanique appliquée à l’exploitation de la terre. La France, qui a la division des instruments, le régime parcellaire, n’a en général ni division du travail agricole ni application des machines à la terre.

Pour M. Proudhon, la concentration des instruments de travail est la négation de la division du travail. Dans la réalité, nous trouvons encore le contraire. A mesure que la concentration des instruments se développe, la division se développe aussi et vice versa. Voilà ce qui fait que toute grande invention dans la mécanique est suivie d’une plus grande division du travail, et chaque accroissement dans la division du travail amène à son tour de nouvelles inventions mécaniques.

Nous n’avons pas besoin de rappeler que les grands progrès de la division du travail ont commencé en Angleterre après l’invention des machines. Ainsi les tisserands et les fileurs étaient pour la plupart des paysans tels qu’on en rencontre encore dans les pays arriérés. L’invention des machines a achevé de séparer l’industrie manufacturière de l’industrie agricole. Le tisserand et le fileur, réunis naguère dans une seule famille, furent séparés par la machine. Grâce à la machine, le fileur peut habiter l’Angleterre en même temps que le tisserand séjourne aux Indes orientales. Avant l’invention des machines, l’industrie d’un pays s’exerçait principalement sur les matières premières qui étaient le produit de son propre sol : ainsi en Angleterre la laine, en Allemagne le lin, en France les soies et le lin, aux Indes orientales et dans le Levant le coton, etc. Grâce à l’application des machines et de la vapeur, la division du travail a pu prendre de telles dimensions que la grande industrie, détachée du sol national, dépend uniquement du marché de l’univers, des échanges internationaux, d’une division de travail internationale. Enfin, la machine exerce une telle influence sur la division du travail que, lorsque dans la fabrication d’un ouvrage quelconque, on a trouvé le moyen d’introduire partiellement la mécanique, la fabrication se divise aussitôt en deux exploitations indépendantes l’une de l’autre.

Faut-il parler du but providentiel et philanthropique que M. Proudhon découvre dans l’invention et l’application primitive des machines ?

Lorsque, en Angleterre, le marché eut pris un tel développement que le travail manuel n’y pouvait plus suffire,- on éprouva le besoin des machines. On songeait alors à faire l’application de la science mécanique, déjà toute faite au XVIII° siècle.

L’atelier automatique marqua son début par des actes qui n’étaient rien moins que philanthropiques. Les enfants furent tenus au travail à coups de fouet; on en faisait un objet de trafic, et on passait un contrat avec les maisons des orphelins. On abolit toutes les lois sur l’apprentissage des ouvriers, parce que, pour nous servir des phrases de M. Proudhon, on n’avait plus besoin des ouvriers synthétiques. Enfin, depuis 1825, presque toutes les nouvelles inventions furent le résultat des collisions entre l’ouvrier et l’entrepreneur qui cherchait à tout prix à déprécier la spécialité de l’ouvrier. Après chaque nouvelle grève tant soit peu importante, surgit une nouvelle machine. L’ouvrier voyait si peu dans l’application des machines une espèce de réhabilitation, de restauration, comme dit M. Proudhon, qu’au XVIII° siècle, il résista pendant bien longtemps à l’empire naissant de l’automate.

Wyatt, dit le docteur Ure, avait découvert les doigts fileurs [la série des rouleaux cannelés], longtemps avant Arkwright… La principale difficulté ne consistait pas autant dans l’invention d’un mécanisme automatique… La difficulté consistait surtout dans la discipline nécessaire pour faire renoncer les hommes à leurs habitudes irrégulières dans le travail, et pour les identifier avec la régularité invariable d’un grand automate. Mais inventer et mettre en vigueur un code de discipline manufacturière, convenable aux besoins et à la célérité du système automatique, voilà une entreprise digne d’Hercule, voilà le noble ouvrage d’Arkwright.

En somme, par l’introduction des machines la division du travail dans l’intérieur de la société s’est accrue, la tâche de l’ouvrier dans l’intérieur de l’atelier s’est simplifiée, le capital a été réuni, l’homme a été dépecé davantage.

M. Proudhon veut-il être économiste et abandonner pour un instant “ l’évolution dans la série de l’entendement ”, alors il va puiser son érudition dans A. Smith, au temps où l’atelier automatique ne faisait que de naître. En effet, quelle différence entre la division du travail telle qu’elle existait du temps d’Adam Smith et telle que nous la voyons dans l’atelier automatique. Pour bien la faire comprendre, il suffira de citer quelques passages de la Philosophie des manufactures, du docteur Ure.

Lorsque A. Smith écrivit son ouvrage immortel sur les éléments de l’économie politique, le système automatique d’industrie était encore à peine connu. La division du travail lui parut avec raison le grand principe du perfectionnement en manufacture; il démontra, dans la fabrique des épingles, qu’un ouvrier en se perfectionnant par la pratique sur un seul et même point devient plus expéditif et moins coûteux. Dans chaque branche de manufacture, il vit que d’après ce principe certaines opérations, telles que la coupe des fils de laiton en longueurs égales, deviennent d’une exécution facile; que d’autres, telles que la façon et l’attache des têtes d’épingle, sont à proportion plus difficiles : il en conclut donc que l’on peut naturellement approprier à chacune de ces opérations un ouvrier dont le salaire corresponde à son habileté. C’est cette appropriation qui est l’essence de la division des travaux. Mais ce qui pouvait servir d’exemple utile du temps du docteur Smith ne serait propre aujourd’hui qu’à induire le public en erreur relativement au principe réel de l’industrie manufacturière. En effet, la distribution, ou plutôt l’adaptation des travaux aux différentes capacités individuelles, n’entre guère dans le plan d’opérations des manufactures automatiques : au contraire, partout où un procédé quelconque exige beaucoup de dextérité et une main sûre, on le retire du bras de l’ouvrier trop adroit et souvent enclin à des irrégularités de plusieurs genres, pour en charger un mécanisme particulier, dont l’opération automatique est si bien réglée qu’un enfant peut la surveiller.

Le principe du système automatique est donc de substituer l’art mécanique à la main-d’œuvre et de remplacer la division du travail entre les artisans par l’analyse d’un procédé dans ses principes constituants. Selon le système de l’opération manuelle la main-d’œuvre était ordinairement l’élément le plus dispendieux d’un produit quelconque; mais d’après le système automatique, les talents de l’artisan se trouvent progressivement suppléés par de simples surveillants de mécanique.

La faiblesse de la nature humaine est telle que plus l’ouvrier est habile, plus il devient volontaire et intraitable, et, par conséquent, moins il est propre à un système de mécanique à l’ensemble duquel ses boutades capricieuses peuvent faire un tort considérable. Le grand point du manufacturier actuel est donc, en combinant la science avec ses capitaux, de réduire la tâche de ses ouvriers à exercer leur vigilance et leur dextérité, facultés bien perfectionnées dans leur jeunesse, lorsqu’on les fixe sur un seul objet.

D’après le système des gradations du travail, il faut faire un apprentissage de plusieurs années avant que l’œil et la main deviennent assez habiles pour exercer certains tours de force en mécanique,. mais selon le système qui décompose un procédé en le réduisant à ses principes constitutifs, et qui en soumet toutes les parties à l’opération d’une machine automatique, on peut confier ces mêmes parties élémentaires à une personne douée d’une capacité ordinaire, après l’avoir soumise à une courte épreuve; on peut même, en cas d’urgence, la faire passer d’une machine à l’autre, à la volonté du directeur de l’établissement. De telles mutations sont en opposition ouverte avec l’ancienne routine qui divise le travail et qui assigne à un ouvrier la tâche de façonner la tête d’une épingle, et à un autre celle d’en aiguiser la pointe, travail dont l’uniformité ennuyeuse les énerve… Mais, d’après le principe d’égalisation ou le système automatique. les facultés de l’ouvrier ne sont soumises qu’à un exercice agréable, etc. Son emploi étant de veiller au travail d’un mécanisme bien réglé, il peut l’apprendre en peu de temps; et lorsqu’il transfère ses services d’une machine a une autre, il varie sa tâche et développe ses idées, en réfléchissant aux combinaisons générales qui résultent de ses travaux et de ceux de ses compagnons. Ainsi cette contrainte des facultés, ce rétrécissement des idées, cet état de gêne du corps qui ont été attribués non sans raison à la division du travail, ne peuvent dans des circonstances ordinaires avoir lieu sous le régime d’une égale distribution des travaux.

Le but constant et la tendance de tout perfectionnement dans le mécanisme est en effet de se passer entièrement du travail de l’homme et d’en diminuer le prix, en substituant l’industrie des femmes et des enfants à celle de l’ouvrier adulte, ou le travail d’ouvriers grossiers à celui d’habiles artisans… Cette tendance à n’employer que des enfants au regard vif et aux doigts déliés, au lieu de journaliers possédant une longue expérience, démontre que le dogme scolastique de la division du travail selon les différents degrés d’habileté a enfin été exploité par nos manufacturiers éclairés [8].

Ce qui caractérise la division du travail dans l’intérieur de la société moderne, c’est qu’elle engendre les spécialités, les espèces et avec elles l’idiotisme du métier.

Nous sommes frappés d’admiration, dit Lemontey, en voyant parmi les anciens le même personnage être à la fois dans un degré éminent, philosophe, poète, orateur, historien, prêtre, administrateur, général d’armée. Nos âmes s’épouvantent à l’aspect d’un si vaste domaine. Chacun plante sa haie et s’enferme dans son enclos. J’ignore si par cette découpure le champ s’agrandit mais je sais bien que l’homme se rapetisse.

Ce qui caractérise la division du travail dans l’atelier automatique, c’est que le travail y a perdu tout caractère de spécialité. Mais du moment que tout développement spécial cesse, le besoin d’universalité, la tendance vers un développement intégral de l’individu commence à se faire sentir. L’atelier automatique efface les espèces et l’idiotisme du métier.

M. Proudhon, n’ayant même pas compris ce seul côté révolutionnaire de l’atelier automatique, fait un pas en arrière, et propose à l’ouvrier de faire non seulement la douzième partie d’une épingle, mais successivement toutes les douze parties. L’ouvrier arriverait ainsi à la science et à la conscience de l’épingle. Voilà ce que c’est que le travail synthétique de M. Proudhon. Personne ne contestera que faire un mouvement en avant et un autre en arrière, c’est également faire un mouvement synthétique.

En résumé, M. Proudhon n’est pas allé au-delà de l’idéal du petit bourgeois. Et pour réaliser cet idéal, il n’imagine rien de mieux que de nous ramener au compagnon, ou tout au plus au maître artisan du moyen âge. Il suffit, dit-il quelque part dans son livre, d’avoir fait une seule fois dans sa vie un chef-d’œuvre, de s’être senti une seule fois homme. N’est-ce pas là, pour la forme autant que pour le fond, le chef-d’œuvre exigé par le corps de métier du moyen âge ?


[1] “ A chacun son dû ”. (N.R.)

[2] Lemontey : Oeuvres complètes, Parts, 1840, tome 1er, p. 245.

[3] A. Ferguson : Essai sur l’Histoire de la société civile, Parts, 1783.

[4] Proudhon : Ouvrage cité, tome I, p. 97.

[5] Ce qu’il fallait démontrer. (N.R.)

[6] Apprenti maçon. (N.R.)

[7] Babbage : Traité sur l’économie des machines, etc., Paris, 1833.

[8] André Ure : Philosophie des manufactures ou Économie industrielle, tome I, chap. 1er.