Strauss, Bauer, Stirner, Feuerbach furent autant de prolongements de la philosophie hégélienne, dans la mesure où ils ne quittèrent pas le terrain philosophique. Après sa Vie de Jésus et sa Dogmatique [1], Strauss n’a plus fait que de la vulgarisation philosophique et de l’histoire religieuse à la Renan ; Bauer n’a réussi à faire quelque chose que dans le domaine de l’histoire des origines du christianisme, mais, il est vrai, c’est une œuvre importante ; Stirner est demeuré une curiosité, même après que Bakounine l’eut amalgamé avec Proudhon et qu’il eut baptisé cet amalgame « anarchisme » ; Feuerbach seul fut éminent en tant que philosophe. Mais la philosophie, la soi-disant science des sciences planant au-dessus de toutes les sciences particulières et en faisant la synthèse, non seulement resta pour lui une barrière infranchissable, un tabernacle inviolable, mais en outre il s’arrêta en chemin en tant que philosophe et fut matérialiste par en bas, idéaliste par en haut ; il ne sut pas dépasser Hegel en le critiquant mais le rejeta tout bonnement comme inutilisable, alors que lui-même, par rapport à la richesse encyclopédique du système de Hegel, ne réalisait rien de positif si ce n’est une religion de l’amour boursouflée et une morale pauvre et impuissante.
Mais, de la désagrégation de l’école hégélienne sortit encore une autre tendance, la seule qui ait vraiment donné des fruits, et cette tendance est essentiellement attachée au nom de Marx [2].
La rupture avec la philosophie de Hegel se produisit ici également par le retour au point de vue matérialiste. Cela signifie qu’on se décida à concevoir le monde réel – la nature et l’histoire – tel qu’il se présente lui-même à quiconque l’aborde sans lubies idéalistes préconçues ; on se décida à sacrifier impitoyablement toute lubie idéaliste impossible à concilier avec les faits considérés dans leurs propres rapports et non dans des rapports fantastiques. Et le matérialisme ne signifie vraiment rien de plus. Seulement, c’était la première fois qu’on prenait vraiment au sérieux la conception matérialiste du monde, qu’on l’appliquait d’une façon conséquente à tous les domaines considérés du savoir, – tout au moins dans les grandes lignes.
On ne se contenta pas de mettre tout simplement Hegel de côté : on partit au contraire de son aspect révolutionnaire développé ci-dessus, de la méthode dialectique. Mais cette méthode était inutilisable sous sa forme hégélienne. Chez Hegel, la dialectique est l’Idée se développant elle-même. L’Idée absolue, non seulement existe de toute éternité – on ne sait où – mais elle est également la véritable âme vivante de tout le monde existant. Elle se développe pour devenir elle-même à travers toutes les phases préliminaires, qui sont longuement traitées dans la Logique, et qui sont toutes incluses en elle. Puis elle « s’aliène » en se transformant en nature, où, sans avoir conscience d’elle-même, déguisée en nécessité naturelle, elle passe par un nouveau développement, et finalement revient à la conscience d’elle-même dans l’homme ; cette conscience d’elle-même s’élabore et s’affine à son tour dans l’histoire jusqu’à ce qu’enfin l’Idée absolue redevienne complètement elle-même dans la philosophie de Hegel. Chez Hegel, le développement dialectique qui se manifeste dans la nature et dans l’histoire, c’est-à-dire l’enchaînement causal du progrès de l’inférieur au supérieur qui s’impose à travers tous les mouvements en zigzag et tous les reculs momentanés, n’est donc que le calque du mouvement autonome de l’Idée se poursuivant de toute éternité, on ne sait où, mais, en tout cas, indépendamment de tout cerveau humain pensant. C’était cette interversion idéologique qu’il s’agissait d’éliminer. Nous conçûmes à nouveau, d’un point de vue matérialiste, les idées de notre cerveau comme étant les reflets des objets, au lieu de considérer les objets réels comme les reflets de tel ou tel degré de l’Idée absolue. De ce fait, la dialectique se réduisait à la science des lois générales du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine – deux séries de lois identiques au fond, mais différentes dans leur expression en ce sens que le cerveau humain peut les appliquer consciemment, tandis que, dans la nature, et, jusqu’à présent, également dans la majeure partie de l’histoire humaine, elles ne se fraient leur chemin que d’une façon inconsciente, sous la forme de la nécessité extérieure, au milieu d’une série infinie de hasards apparents. Mais, du coup, la dialectique des idées ne devint que le simple reflet conscient du mouvement dialectique du monde réel, et, ce faisant, la dialectique de Hegel fut totalement renversée, ou, plus exactement : elle se tenait sur la tête, on la remit de nouveau sur ses pieds. Et cette dialectique matérialiste, qui était depuis des années notre meilleur instrument de travail et notre arme la plus acérée, fut, chose remarquable, découverte à nouveau non seulement par nous, mais en outre, indépendamment de nous et même de Hegel, par un ouvrier allemand, Joseph Dietzgen [3].
Mais par là, on avait repris le côté révolutionnaire de la philosophie de Hegel, et on l’avait débarrassée, du même coup, de ses chamarrures idéalistes qui, chez Hegel, en avaient empêché l’application conséquente. La grande idée fondamentale selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, – tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les concepts, se développent et meurent en passant par un changement ininterrompu au cours duquel, finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les retours en arrière momentanés, un développement progressif finit par se faire jour – cette grande idée fondamentale a, surtout depuis Hegel, pénétré si profondément dans la conscience commune qu’elle ne trouve sous cette forme générale presque plus de contradicteurs. Mais la reconnaître en paroles et l’appliquer, dans la réalité, en détail, à chaque domaine soumis à l’investigation, sont deux choses différentes. Or, si l’on part constamment de ce point de vue dans la recherche, on cesse une fois pour toutes de demander des solutions définitives et des vérités éternelles ; on a toujours conscience du caractère nécessairement borné de toute connaissance acquise, de sa dépendance à l’égard des conditions dans lesquelles elle a été acquise ; on ne s’en laisse plus imposer non plus par l’opposition du vrai et du faux, du bien et du mal, de l’identique et du différent, du nécessaire et du contingent, oppositions irréductibles pour la vieille métaphysique qui a toujours cours ; on sait que ces oppositions n’ont qu’une valeur relative, que ce qui est maintenant reconnu comme vrai comporte un côté faux qu’on ne voit pas et qui apparaîtra plus tard, tout comme ce qui est actuellement reconnu comme faux a son côté vrai grâce auquel il a pu précédemment être considéré comme vrai ; que ce que l’on affirme nécessaire est composé de purs hasards et que le prétendu hasard est la forme sous laquelle la nécessité se dissimule – et ainsi de suite.
L’ancienne méthode de recherche et de pensée, que Hegel appelle la méthode « métaphysique » qui s’occupait de préférence de l’étude des choses considérées en tant qu’objets fixes donnés et dont les survivances continuent à hanter les esprits, a été, en son temps, très justifiée historiquement. Il fallait d’abord étudier les choses avant de pouvoir étudier les processus. Il fallait d’abord savoir ce qu’était telle ou telle chose avant de pouvoir observer les modifications qui s’opèrent en elle. Et il en fut ainsi dans la science de la nature. L’ancienne métaphysique, qui considérait les choses comme faites une fois pour toutes, était issue d’une science de la nature qui étudiait les choses mortes et vivantes en tant que choses faites une fois pour toutes. Mais lorsque cette étude fut avancée au point que le progrès décisif fût possible, à savoir le passage à l’étude systématique des modifications s’opérant dans ces choses au sein de la nature même, à ce moment sonna dans le domaine philosophique aussi le glas de la vieille métaphysique. Et, en effet, si, jusqu’à la fin du siècle dernier, la science de la nature fut surtout une science rassemblant des faits, une science de choses achevées, elle est essentiellement, dans notre siècle, une science de classement, une science des processus, de l’origine et du développement de ces choses et de l’enchaînement qui fait de ces processus naturels une grande totalité. La physiologie qui étudie les phénomènes des organismes végétaux et animaux, l’embryologie qui étudie le développement de chaque organisme depuis l’embryon jusqu’à la maturité, la géologie qui étudie la formation progressive de la surface terrestre, sont toutes filles de notre siècle.
Mais ce sont surtout trois grandes découvertes qui ont fait progresser à pas de géant notre connaissance de l’enchaînement des processus naturels : premièrement, la découverte de la cellule en tant qu’unité à partir de laquelle se développe, par multiplication et différenciation, tout l’organisme végétal et animal ; en conséquence non seulement il a été reconnu que le développement et la croissance de tous les organismes supérieurs s’opèrent selon une loi universelle unique, mais encore que la capacité de transformation de la cellule indique la voie par laquelle les organismes peuvent modifier leur espèce, et, par-là, connaître un développement plus qu’individuel. Deuxièmement, la découverte de la transformation de l’énergie, qui nous a montré que toutes les prétendues forces qui agissent tout d’abord dans la nature inorganique, la force mécanique et son complément, l’énergie dite potentielle, la chaleur, le rayonnement, (lumière ou chaleur rayonnante), l’électricité, le magnétisme, l’énergie chimique constituent autant de manifestations différentes du mouvement universel, qui passent de l’une à l’autre selon certains rapports quantitatifs, de sorte que, pour une certaine quantité de l’une qui disparaît, réapparaît une certaine quantité d’une autre, et qu’ainsi tout le mouvement de la nature se réduit à ce processus ininterrompu de transformations d’une forme dans l’autre. – Enfin, la démonstration d’ensemble faite pour la première fois par Darwin, selon laquelle tous les produits de la nature qui nous environnent actuellement, y compris les hommes, sont le produit d’un long processus de développement à partir d’un petit nombre de germes unicellulaires à l’origine, et que ces derniers sont, à leur tour, issus d’un protoplasme ou d’un corps albuminoïdal constitué par voie chimique.
Grâce à ces trois grandes découvertes et aux autres progrès formidables de la science de la nature, nous sommes aujourd’hui en mesure de montrer dans leurs grandes lignes non seulement l’enchaînement entre les phénomènes de la nature dans les différents domaines pris à part, mais encore la connexion des différents domaines entre eux, et de présenter ainsi un tableau d’ensemble de l’enchaînement de la nature sous une forme à peu près systématique, au moyen des faits fournis par la science empirique de la nature elle-même. C’était autrefois la tâche de ce que l’on appelait la philosophie de la nature de fournir ce tableau d’ensemble. Elle ne pouvait le faire qu’en remplaçant les rapports réels encore inconnus par des rapports imaginaires, fantastiques, en complétant les faits manquants par des idées, et en ne comblant que dans l’imagination les lacunes existant dans la réalité. En procédant ainsi, elle a eu maintes idées géniales, pressenti maintes découvertes ultérieures, mais elle a également, comme il ne pouvait en être autrement, donné le jour à pas mal de bêtises. Aujourd’hui, où il suffit d’interpréter les résultats de l’étude de la nature dialectiquement, c’est-à-dire dans le sens de l’enchaînement qui lui est propre, pour arriver à un « système de la nature » satisfaisant pour notre époque, où le caractère dialectique de cet enchaînement s’impose, qu’ils le veuillent ou non, même aux cerveaux de savants formés à l’école métaphysique, aujourd’hui, la philosophie de la nature est définitivement mise à l’écart. Toute tentative pour la ressusciter ne serait pas seulement superflue, elle serait une régression.
Mais ce qui est vrai de la nature, reconnue également de ce fait comme un processus de développement historique, l’est aussi de l’histoire de la société dans toutes ses branches et de l’ensemble de toutes les sciences qui traitent des choses humaines (et divines). Ici également, la philosophie de l’histoire, du droit, de la religion, etc., consistait à substituer à l’enchaînement réel, et qu’il fallait prouver, entre tes événements, celui qu’inventait le cerveau du philosophe, à concevoir l’histoire, dans son ensemble comme dans ses différentes parties, comme la réalisation progressive d’idées, et naturellement toujours des seules idées favorites du philosophe lui-même. De la sorte, l’histoire s’efforçait inconsciemment, mais nécessairement à atteindre un certain but idéal fixé a priori qui était, par exemple chez Hegel, la réalisation de son Idée absolue, et la marche irrévocable vers cette Idée absolue constituait l’enchaînement interne des événements historiques. A l’enchaînement réel, encore inconnu, on substituait ainsi une nouvelle Providence mystérieuse, – inconsciente ou prenant peu à peu conscience d’elle-même. Il s’agissait par conséquent ici, tout comme dans le domaine de la nature, d’éliminer ces enchaînements fabriqués, artificiels, en dégageant les enchaînements réels ; ce qui revient, en fin de compte à découvrir les lois générales du mouvement qui, dans l’histoire de la société humaine, s’imposent comme lois dominantes.
Or l’histoire du développement de la société se révèle, sur un point, essentiellement différente de celle de la nature. Dans la nature, – dans la mesure où nous laissons de côté la réaction exercée sur elle par les hommes, – ce sont uniquement des facteurs inconscients et aveugles qui agissent les uns sur les autres et c’est dans leur jeu changeant que se manifeste la loi générale. De tout ce qui se produit, – des innombrables hasards apparents, visibles à la surface, comme des résultats finaux qui confirment l’existence d’une loi au sein de ces hasards, – rien ne se produit en tant que but conscient, voulu. Par contre, dans l’histoire de la société, ceux qui agissent sont exclusivement des hommes doués de conscience, agissant avec réflexion ou avec passion et poursuivant des buts déterminés ; rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin voulue. Mais cette différence, quelle que soit son importance pour l’investigation historique, surtout d’époques et d’événements pris isolément, ne peut rien changer au fait que le cours de l’histoire est sous l’empire de lois générales internes. Car, ici aussi, malgré les buts consciemment poursuivis par tous les individus, c’est le hasard qui, d’une façon générale, règne en apparence à la surface. Ce n’est que rarement que se réalise le dessein formé ; dans la majorité des cas, les nombreux buts poursuivis s’entrecroisent et se contredisent, ou bien ils sont eux-mêmes a priori irréalisables, ou bien encore les moyens pour les réaliser sont insuffisants. C’est ainsi que les conflits des innombrables volontés et actions individuelles créent, dans le domaine historique, une situation tout à fait analogue à celle qui règne dans la nature inconsciente. Les buts des actions sont voulus, mais les résultats que donnent réellement ces actions ne le sont pas, ou s’ils semblent, au début, correspondre malgré tout au but poursuivi, ils ont finalement des conséquences autres que celles qui ont été voules. Ainsi les événements historiques apparaissent en gros également dominés par le hasard. Mais partout où le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l’empire de lois internes cachées, et il ne s’agit que de les découvrir.
Les hommes font leur histoire, quelque tournure qu’elle prenne, en poursuivant chacun leurs fins propres, consciemment voulues, et c’est précisément la résultante de ces nombreuses volontés agissant dans des directions différentes et de leurs répercussions variées sur le monde extérieur qui constitue l’histoire. Ce qui importe donc également ici, c’est ce que veulent les nombreux individus. La volonté est déterminée par la passion ou la réflexion. Mais les leviers qui déterminent directement à leur tour la passion ou la réflexion sont de nature très diverse. Ce peuvent être, soit des objets extérieurs, soit des motivations d’ordre spirituel: ambition, « passion de la vérité et de la justice », haine personnelle ou encore toutes sortes de lubies purement individuelles. Mais, d’une part, nous avons vu que les nombreuses volontés individuelles qui agissent dans l’histoire ont, pour la plupart, des résultats tout à fait différents de ceux qu’elles s’étaient proposés – et souvent directement contraires, – et que par conséquent leurs mobiles aussi n’ont qu’une importance secondaire pour le résultat final. D’autre part, on peut encore se demander quelles sont à leur tour les forces motrices cachées derrière ces motivations, et quelles sont les causes historiques qui prennent dans les cerveaux des hommes qui agissent, la forme de ces mobiles.
Cette question, l’ancien matérialisme ne se l’est jamais posée. C’est pourquoi sa conception de l’histoire, dans la mesure où somme toute il en a une, est essentiellement pragmatique ; elle juge tout d’après les mobiles de l’action, partage les hommes exerçant une action historique en âmes nobles et non nobles, et constate ensuite régulièrement que les nobles sont les dupes et les non nobles les vainqueurs, d’où il résulte pour l’ancien matérialisme qu’il n’y a rien à tirer de bien édifiant de l’étude de l’histoire, et pour nous que, dans le domaine historique, l’ancien matérialisme est infidèle à lui-même parce qu’il prend pour causes dernières les forces motrices idéales qui y agissent, au lieu d’examiner ce qu’il y a derrière elles, et quelles sont les forces motrices de ces forces motrices. L’inconséquence ne consiste pas à reconnaître des forces motrices spirituelles, mais à ne pas remonter plus haut jusqu’à leurs causes déterminantes. La philosophie de l’histoire, par contre, telle qu’elle est représentée surtout par Hegel, reconnaît que les mobiles apparents, et ceux aussi qui déterminent véritablement les actions des hommes dans l’histoire, ne sont pas du tout les causes dernières des événements historiques, et que, derrière ces mobiles, il y a d’autres puissances déterminantes qu’il s’agit précisément de rechercher ; mais elle ne les cherche pas dans l’histoire elle-même, elle les importe plutôt de l’extérieur, de l’idéologie philosophique, dans l’histoire. Au lieu d’expliquer l’histoire de l’ancienne Grèce à partir de son propre enchaînement interne, Hegel [4], par exemple, affirme simplement qu’elle n’est rien d’autre que l’élaboration des « formes de la belle individualité », la réalisation de l’ « œuvre d’art » comme telle. Il dit, à cette occasion, beaucoup de choses belles et profondes sur les Grecs, mais cela n’empêche que nous ne pouvons plus nous contenter aujourd’hui d’une telle explication, qui n’est qu’une formule et rien de plus.
S’il s’agit, par conséquent, de rechercher les forces motrices qui, – consciemment ou inconsciemment et, il faut le dire, très souvent inconsciemment, – se situent derrière les mobiles des actions historiques des hommes et qui constituent en fait les forces motrices dernières de l’histoire, il ne peut pas tant s’agir des motifs des individus, si éminents, soient-ils, que de ceux qui mettent en mouvement de grandes masses, des peuples entiers, et dans chaque peuple, à leur tour, des classes entières, et encore des raisons qui les poussent non à une effervescence passagère et à un feu de paille rapidement éteint, mais à une action durable, aboutissant à une grande transformation historique. élucider les causes motrices qui, d’une façon claire ou confuse, directement ou sous une forme idéologique et même divinisée, se reflètent ici dans l’esprit des masses en action et de leurs chefs – ceux que l’on appelle les grands hommes – sous forme de mobiles conscients, – telle est la seule voie qui puisse nous mettre sur la trace des lois qui dominent l’histoire dans son ensemble, aux différentes époques et dans les différents pays. Tout ce qui met les hommes en mouvement doit nécessairement passer par leur cerveau, mais la forme que cela prend dans ce cerveau dépend beaucoup des circonstances. Les ouvriers ne se sont pas le moins du monde réconciliés avec le machinisme capitaliste depuis qu’ils ne détruisent plus purement et simplement les machines, comme ils le firent encore en 1848 en Rhénanie.
Mais alors que, dans toutes les périodes antérieures, la recherche de ces causes motrices de l’histoire était presque impossible, – du fait de l’enchevêtrement et du caractère masqué des rapports et de leurs effets, – notre époque a tellement simplifié ces enchaînements que l’énigme a pu être résolue. Depuis le triomphe de la grande industrie, c’est-à-dire au moins depuis les traités de paix de 1815, ce n’est plus un secret pour personne en Angleterre que toute la lutte politique y tournait autour des prétentions à la domination de deux classes : l’aristocratie foncière (landed aristocracy) et la bourgeoisie (middle class). En France, c’est avec le retour des Bourbons qu’on prit conscience du même fait ; les historiens de l’époque de la Restauration, de Thierry à Guizot, Mignet et Thiers, le signalent partout comme la clé qui permet de comprendre toute l’histoire de la France depuis le moyen âge. Et, depuis 1830, la classe ouvrière, le prolétariat, a été reconnu comme troisième combattant pour le pouvoir dans ces deux pays. La situation s’était tellement simplifiée qu’il fallait fermer volontairement les yeux pour ne pas voir dans la lutte de ces trois grandes classes et dans le conflit de leurs intérêts la force motrice de l’histoire moderne – tout au moins dans les deux pays les plus avancés.
Mais comment ces classes s’étaient-elles formées ? Si l’on pouvait encore attribuer au premier abord à la grande propriété féodale de naguère une origine due – au début du moins – à des causes politiques, à la prise de possession par la violence, cela n’était plus possible pour la bourgeoisie et le prolétariat. Ici, l’origine et le développement de deux grandes classes apparaissaient de façon claire et tangible comme provenant de causes purement économiques.
Et il était tout aussi manifeste que, dans la lutte entre la propriété foncière et la bourgeoisie autant que dans la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, il s’agissait, en premier lieu, d’intérêts économiques à la réalisation desquels le pouvoir politique ne devait servir que de simple moyen. Bourgeoisie et prolétariat s’étaient formés l’un et l’autre à la suite d’une transformation des conditions économiques, plus exactement du mode de production. C’est le passage d’abord du métier corporatif à la manufacture, puis de la manufacture à la grande industrie utilisant les machines et se servant de la vapeur qui avait développé ces deux classes. A un certain stade de ce développement, les nouvelles forces productives mises en œuvre par la bourgeoisie – en premier lieu, la division du travail et le groupement d’un grand nombre d’ouvriers parcellaires dans une seule manufacture – ainsi que les conditions et besoins d’échange qu’elles engendrent, devinrent incompatibles avec le régime de production existant, transmis par l’histoire et consacré par la loi, c’est-à-dire avec les privilèges corporatifs et les innombrables privilèges personnels et locaux (qui constituaient autant d’entraves pour les ordres non privilégiés) de la société féodale. Les forces productives, représentées par la bourgeoisie, se rebellèrent contre le régime de production représenté par les propriétaires fonciers féodaux et les maîtres de corporation. On connaît le résultat. Les liens féodaux furent brisés, en Angleterre progressivement, en France d’un seul coup, en Allemagne on n’en est pas encore venu à bout. Mais de même qu’à une certaine phase de développement, la manufacture entra en conflit avec le mode de production féodal, de même, maintenant, la grande industrie est entrée en conflit avec le régime de production bourgeois qui a remplacé le mode féodal. Liée par ce régime, par les cadres étroits du mode de production capitaliste, elle crée, d’une part, une prolétarisation toujours croissante de la grande masse du peuple entier et, d’autre part, une quantité de plus en plus considérable de produits impossibles à écouler. Surproduction et misère des masses, chacune étant la cause de l’autre, telle est la contradiction absurde à laquelle aboutit ce système qui requiert fatalement la libération des forces productives par la transformation du mode de production.
II est donc prouvé que, dans l’histoire moderne tout au moins, toutes les luttes politiques sont des luttes de classes et que toutes les luttes émancipatrices de classes, malgré leur forme nécessairement politique – car toute lutte de classes est une lutte politique – tournent, en dernière analyse, autour de l’émancipation économique. Par conséquent, l’État, le régime politique, constitue, ici tout au moins, l’élément secondaire, et la société civile, le domaine des relations économiques, l’élément décisif. La vieille conception traditionnelle, à laquelle Hegel sacrifie lui aussi, voyait dans l’État l’élément déterminant et dans la société civile l’élément déterminé par le premier. Il en est ainsi en apparence. De même que chez l’homme isolé, toutes les forces motrices de ses actions doivent nécessairement passer par son cerveau, se transformer en mobiles de sa volonté pour l’amener à agir, de même tous les besoins de la société civile – quelle que soit la classe au pouvoir – doivent passer par la volonté de l’État pour s’imposer universellement sous forme de lois. Tel est le côté formel de la chose qui se comprend de soi-même ; la question est seulement de savoir quel est le contenu de cette volonté purement formelle – celle de l’individu comme celle de l’État – et d’où vient ce contenu, pourquoi on veut précisément telle chose et non pas telle autre. Et si nous en cherchons la raison, nous trouvons que, dans l’histoire moderne, la volonté de l’État est déterminée dans l’ensemble par les besoins changeants de la société civile, par la suprématie de telle ou telle classe, en dernière analyse, par le développement des forces productives et des rapports d’échange.
Mais si déjà à notre époque moderne, avec ses formidables moyens de production et de communication, l’État ne constitue pas un domaine indépendant, avec un développement indépendant, et si, au contraire, son existence comme son développement s’expliquent en dernière analyse par les conditions d’existence économique de la société, cela doit être beaucoup plus vrai encore de toutes les époques précédentes où la production de la vie matérielle des hommes ne disposait pas encore de ces riches ressources et où, par conséquent, la nécessité de cette production devait exercer un empire plus grand encore sur les hommes. Si aujourd’hui encore, à l’époque de la grande industrie et des chemins de fer, l’État n’est au fond que le reflet, sous une forme condensée, des besoins économiques de la classe qui domine la production, il devait l’être encore beaucoup plus à l’époque où chaque génération humaine était obligée de consacrer une bien plus grande partie de sa vie entière à la satisfaction de ses besoins matériels et en dépendait par conséquent beaucoup plus que nous aujourd’hui. L’étude de l’histoire des époques passées le confirment surabondamment, dès qu’elle s’occupe sérieusement de cet aspect des choses. Mais cela ne peut évidemment pas être traité ici.
Si l’État et le droit public sont déterminés par les conditions économiques, il en est évidemment de même aussi pour le droit civil, qui ne fait, pour l’essentiel, que sanctionner les rapports économiques normaux qui, dans les conditions données, existent entre les individus. Mais la forme sous laquelle cela se fait peut prendre des aspects très divers. On peut, comme cela s’est produit en Angleterre, en accord avec toute l’évolution nationale, conserver en majeure partie les formes de l’ancien droit féodal, tout en leur donnant un contenu bourgeois, voire même conférer directement un sens bourgeois au terme féodal ; mais on peut également, comme cela fut le cas dans le reste de l’Europe occidentale, prendre pour base le premier droit mondial d’une société productrice de marchandises, le droit romain, avec son élaboration incomparablement précise de tous les principaux rapports juridiques existant entre simples possesseurs de marchandises (acheteur et vendeur, créancier et débiteur, contrat, obligation, etc.) Ce faisant, on peut, pour le bien d’une société encore petite-bourgeoise et semi-féodale, soit le ramener simplement par la pratique judiciaire au niveau de cette société (droit commun), soit encore, à l’aide de juristes soi-disant éclairés et moralistes, le remanier et en faire un code à part, correspondant à cet état social, code qui, dans ces conditions, sera mauvais même du point de vue juridique (droit prussien). Mais on peut aussi, après une grande révolution bourgeoise, élaborer, sur la base précisément de ce droit romain, un code de la société bourgeoise aussi classique que le code civil français. S’il est donc vrai que les normes du droit bourgeois ne sont que l’expression juridique des conditions d’existence économiques de la société, celles-ci peuvent, selon les circonstances, être bien ou mal exprimées.
L’État s’offre à nous comme la première puissance idéologique s’exerçant sur l’homme. La société se crée un organisme en vue de la défense de ses intérêts communs contre les attaques intérieures et extérieures. Cet organisme est le pouvoir d’État. A peine né, il se rend indépendant de la société, et cela d’autant plus qu’il devient davantage l’organisme d’une certaine classe, qu’il fait prévaloir directement la domination de cette classe. La lutte de la classe opprimée contre la classe dominante devient nécessairement une lutte politique, une lutte menée d’abord contre la domination politique de cette classe ; la conscience de la corrélation de cette lutte politique avec sa base économique s’estompe et peut même disparaître complètement. Mais même lorsque ce n’est pas tout à fait le cas chez ceux qui participent à cette lutte, le fait se produit presque toujours dans l’esprit des historiens. De toutes les anciennes sources concernant les luttes au sein de la République romaine, Appien est le seul à nous dire clairement et nettement de quoi il s’agissait en réalité, à savoir de la propriété foncière.
Or l’État, une fois devenu une puissance indépendante à l’égard de la société, crée, à son tour, une nouvelle idéologie. Les professionnels de la politique, les théoriciens du droit public et les juristes du droit privé escamotent en effet la liaison avec les faits économiques. Comme, dans chaque cas particulier, force est aux faits économiques de prendre la forme de motifs juridiques pour être sanctionnés sous la forme de lois, et comme il faut aussi, bien entendu, tenir compte de tout le système juridique déjà en vigueur, c’est la forme juridique qui doit désormais être tout et le contenu économique rien. Droit public et droit privé sont traités comme des domaines autonomes, ayant leur propre développement historique indépendant, se prêtant par eux-mêmes du fait de l’élimination de toutes leurs contradictions internes, à un exposé systématique et même le requérant.
Des idéologies encore plus élevées, c’est-à-dire encore plus éloignées de leur base matérielle économique, prennent la forme de la philosophie et de la religion. Ici, la corrélation entre les représentations et leurs conditions d’existence matérielles devient de plus en plus complexe, de plus en plus obscurcie par les chaînons intermédiaires. Mais elle existe cependant. De même que toute la Renaissance, depuis le milieu du XV° siècle, fut un produit essentiel des villes, par conséquent de la bourgeoisie, il en va de même pour la philosophie renaissant elle aussi à cette époque. Son contenu n’était, pour l’essentiel, que l’expression philosophique des idées correspondant au développement de la petite et de la moyenne bourgeoisie devenant la grande bourgeoisie. Cela apparaît clairement chez les Anglais et les Français du siècle dernier qui étaient en de nombreux cas aussi bien économistes que philosophes, et pour ce qui est de l’école de Hegel, nous l’avons montré plus haut.
Arrêtons-nous cependant encore un peu à la religion, parce que c’est elle qui est le plus éloignée de la vie matérielle et semble lui être étrangère. La religion est née, à l’époque extrêmement reculée de la vie dans les bois, des représentations pleines d’erreurs de ces hommes des bois sur leur propre nature et la nature extérieure les environnant. Mais chaque idéologie, une fois constituée, se développe sur la base des éléments de représentation donnés et continue à les élaborer ; sinon elle ne serait pas une idéologie, c’est-à-dire le fait de s’occuper d’idées prises comme entités autonomes, se développant d’une façon indépendante et uniquement soumises à leurs propres lois. Que les conditions d’existence matérielles des hommes, dans le cerveau desquels se poursuit ce processus mental, en déterminent en fin de compte le cours, cela reste chez eux nécessairement inconscient, sinon c’en serait fini de toute idéologie. Ces représentations religieuses primitives, par conséquent, qui sont la plupart du temps communes à chaque groupe de peuples apparentés, se développent, après la scission de ce groupe, d’une façon particulière à chaque peuple, selon les conditions d’existence qui lui sont dévolues, et pour toute une série de groupes de peuples, notamment pour le groupe aryen (le groupe indo-européen), ce processus est démontré dans le détail par la mythologie comparée. Les dieux qui se sont ainsi constitués chez chaque peuple étaient des dieux nationaux dont l’empire ne dépassait pas les limites du territoire national qu’ils avaient à protéger et au delà des frontières duquel d’autres dieux exerçaient une domination incontestée. Ils ne pouvaient survivre, dans la représentation que tant que subsistait la nation ; ils disparurent en même temps qu’elle. Cette disparition des vieilles nationalités fut provoquée par l’apparition de l’Empire romain, dont nous n’avons pas à examiner ici les conditions économiques de sa formation. Les anciens dieux nationaux tombèrent en désuétude, même les dieux romains qui n’étaient accordés qu’aux limites étroites de la cité de Rome ; le besoin de compléter l’Empire mondial par une religion universelle apparaît clairement dans les tentatives faites en vue de faire admettre à Rome, à côté des dieux indigènes, tous les dieux étrangers dignes de quelque respect et de leur procurer des autels. Mais une nouvelle religion universelle ne se crée pas de cette façon, au moyen de décrets impériaux. La nouvelle religion universelle, le christianisme, s’était constituée clandestinement par un amalgame de la théologie orientale universalisée, surtout de la théologie juive, et de la philosophie grecque vulgarisée, surtout du stoïcisme. Pour connaître l’aspect qu’il avait au début, il faut procéder d’abord à des recherches minutieuses, car la forme officielle sous laquelle il nous a été transmis n’est que celle sous laquelle il devint religion d’État et fut adapté à ce but par le concile de Nicée [5]. A lui seul, le fait qu’il devint religion d’État 250 ans seulement après sa naissance prouve qu’il était la religion correspondant aux conditions de l’époque. Au moyen âge, il se transforma, au fur et à mesure du développement du féodalisme, en une religion correspondant à ce dernier, avec une hiérarchie féodale correspondante. Et lorsque apparut la bourgeoisie, l’hérésie protestante se développa, en opposition au catholicisme féodal, d’abord dans le midi de la France, chez les Albigeois [6], à l’époque de la plus grande prospérité des villes de cette région. Le moyen âge avait annexé à la théologie toutes les autres formes de l’idéologie: philosophie, politique, jurisprudence et en avait fait des subdivisions de la première. Il obligeait ainsi tout mouvement social et politique à prendre une forme théologique; pour provoquer une grande tempête, il fallait présenter à l’esprit des masses nourri exclusivement de religion leurs propres intérêts sous un déguisement religieux. Et de même que, dès le début, la bourgeoisie donna naissance dans les villes à tout un cortège de plébéiens, de journaliers et de domestiques de toutes sortes, non possédants et n’appartenant à aucun ordre reconnu, précurseurs du futur prolétariat, de même l’hérésie se divise très tôt en une hérésie bourgeoise modérée et une hérésie plébéienne révolutionnaire, abhorrée même des hérétiques bourgeois.
L’indestructibilité de l’hérésie protestante correspondait à l’invincibilité de la bourgeoisie montante ; lorsque celle-ci fut devenue suffisamment forte, sa lutte contre la noblesse féodale, de caractère jusque-là presque exclusivement local, commença à prendre des proportions nationales. La première grande action eut lieu en Allemagne: c’est ce qu’on appelle la Réforme. La bourgeoisie n’était ni assez forte, ni assez développée pour pouvoir grouper sous sa bannière les autres ordres révoltés : les plébéiens des villes, la petitenoblesse des campagnes et les paysans. La noblesse fut battue la première ; les paysans se soulevèrent dans une insurrection qui constitue le point culminant de tout ce mouvement révolutionnaire ; les villes les abandonnèrent, et c’est ainsi que la révolution succomba devant les armées des princes, lesquels en tirèrent tout le profit. De ce jour, l’Allemagne va disparaître pour trois siècles du rang des paysqui jouent un rôle autonome dans l’histoire. Mais à côté de l’Allemand Luther, il y avait eu le Français Calvin. Avec une rigueur bien française, Calvin mit au premier plan le caractère bourgeois de la Réforme, républicanisa et démocratisa l’Église. Tandis qu’en Allemagne la Réforme luthérienne s’enlisait et menait le pays à la ruine, la Réforme calviniste servit de drapeau aux républicains à Genève, en Hollande, en Ecosse, libéra la Hollande du joug de l’Espagne et de l’Empire allemand et fournit au deuxième acte de la révolution bourgeoise, qui se déroulait en Angleterre, son vêtement idéologique. Ici le calvinisme s’avéra être le véritable déguisement religieux des intérêts de la bourgeoisie de l’époque, aussi ne fut-il pas reconnu intégralement lorsque la révolution de 1689 s’acheva par un compromis entre une partie de la noblesse et la bourgeoisie. L’Église nationale anglaise fut rétablie, non pas sous sa forme antérieure, en tant qu’Église catholique, avec le roi pour pape, mais fortement calvinisée. La vieille Église nationale avait célébré le joyeux dimanche catholique et combattu le morne dimanche calviniste, la nouvelle Église embourgeoisée introduisit ce dernier qui embellit aujourd’hui encore l’Angleterre.
En France, la minorité calviniste fut, en 1685 [7], opprimée, convertie au catholicisme ou expulsée du pays. Mais à quoi cela servit-il ? Déjà à cette époque, le libre penseur Pierre Bayle était à l’œuvre, et, en 1694, naquit Voltaire. La mesure draconienne de Louis XIV ne fit que faciliter à la bourgeoisie française la réalisation de sa révolution sous la forme irréligieuse, exclusivement politique, la seule qui convint à la bourgeoisie développée. Au lieu de protestants, ce furent des libres penseurs qui siégèrent dans les assemblées nationales. Par-là le christianisme était parvenu à son dernier stade. Il était devenu incapable de servir à l’avenir de manteau idéologique aux aspirations d’une classe progressive quelconque; il devint de plus en plus la propriété exclusive des classes dominantes qui l’emploient comme smple moyen de gouvernement pour tenir en lisière les classes inférieures. A remarquer que chacune des différentes classes utilise la religion qui lui est conforme : l’aristocratie foncière, le jésuitisme catholique ou l’orthodoxie protestante, la bourgeoisie libérale et radicale, le rationalisme ; et que ces messieurs croient ou non à leurs religions respectives, cela ne fait aucune différence.
Nous voyons par conséquent que la religion, une fois constituée, a toujours un contenu traditionnel, et ausi que, dans tous les domaines idéologiques, la tradition est une grande force conservatrice. Mais les changements que subit ce contenu ont leur source dans les rapports de classes, par conséquent dans les rapports économiques entre les hommes qui procèdent à ces changements. Et cela suffit ici.
Il ne peut évidemment être question, dans ce qui précède, que d’une esquisse générale de la conception marxiste de l’histoire, et tout au plus de quelques illustrations. C’est sur l’histoire elle-même qu’il faut en faire la preuve, et, à ce sujet, je puis bien dire que d’autres écrits l’ont déjà suffisamment établie. Mais cette conception met fin à la philosophie dans le domaine de l’histoire tout comme la conception dialectique de la nature rend aussi inutile qu’impossible toute philosophie de la nature. Partout il ne s’agit plus d’imaginer des enchaînements dans sa tête, mais de les découvrir dans les faits. Il ne reste plus dès lors à la philosophie, chassée de la nature et de l’histoire, que le domaine de la pensée pure, dans la mesure où celui-ci subsiste encore, à savoir la théorie des lois du processus même de la pensée, c’est-à-dire la logique et la dialectique.
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Avec la révolution de 1848. l’Allemagne « cultivée » donna congé à la théorie et passa sur le terrain de la pratique. La petite industrie reposant sur le travail à la main, la manufacture furent remplacées par une grande industrie véritable : l’Allemagne fit sa réapparition, sur le marché mondial. Le nouvel Empire Petit-allemand [8] supprima du moins les anomalies les plus criantes, par lesquelles la poussière de petits États, les survivances du féodalisme et l’économie bureaucratique avaient jusque-là entravé ce développement. Mais au fur et à mesure que la spéculation quittait le cabinet de travail du philosophe pour installer son temple à la Bourse des valeurs, l’Allemagne cultivée perdait ce grand sens théorique qui avait été la gloire de l’Allemagne à l’époque de son plus profond abaissement politique – le sens de la recherche purement scientifique, que le résultat obtenu fût pratiquement utilisable ou non, contraire ou non aux ordonnances de la police. Certes, en Allemagne, les sciences de la nature officielles, surtout dans le domaine des recherches de détail, restent au niveau de l’époque, mais déjà la revue américaine Science remarque à juste titre que c’est beaucoup plus en Angleterre et non plus comme autrefois, en Allemagne, que s’effectuent actuellement les progrès décisifs dans le domaine des grands enchaînements de faits isolés, de leur généralisation en lois. Et, dans le domaine des sciences historiques, y compris la philosophie, le vieil esprit théorique intransigeant a vraiment complètement disparu avec la philosophie classique pour faire place à un éclectisme vide, aux affres des considérations de carrière et de revenu, et jusqu’à l’arrivisme le plus vulgaire. Les représentants officiels de cette science sont devenus les idéologues déclarés de la bourgeoisie et de l’État actuel – mais à une époque où l’un et l’autre sont en opposition ouverte avec la classe ouvrière.
Et ce n’est que dans la classe ouvrière que le sens théorique allemand se maintient intact. Là, il est impossible de l’extirper ; là, il n’y a pas de considérations de carrière, de chasse aux profits, de protection bienveillante d’en haut ; au contraire, plus la science procède avec intransigeance et sans préventions, plus elle se trouve en accord avec les intérêts et les aspirations de la classe ouvrière. La tendance nouvelle qui a reconnu dans l’histoire du développement du travail la clé qui permet de comprendre l’histoire de la société tout entière s’est adressée d’emblée de préférence à la classe ouvrière et elle y a trouvé la compréhension qu’elle ne cherchait pas auprès de la science officielle et qu’elle n’attendait pas d’elle. C’est le mouvement ouvrier allemand qui est l’héritier de la philosophie classique allemande.
[1] Titre exact de l’ouvrage de Strauss paru à Tübingen en 1840-1841 : Die christliche Glaubenslehre in ihrer geschichtlichen Entwicklung und im Kampfe mit der modernen Wlssenschaft. ↑
[2] Qu’on me permette ici une explication personnelle. On a récemment, à différentes reprises, fait allusion à la part que j’ai prise à l’élaboration de cette théorie, et c’est pourquoi je puis difficilement me dispenser de dire ici les quelques mots qui règlent ce point. Je ne puis nier moi-même avoir pris, avant et pendant ma collaboration de quarante années avec Marx, une certaine part personnelle tant à l’élaboration que surtout au développement de la théorie. Mais la plus grande partie des idées directrices fondamentales, particulièrement dans le domaine économique et historique, et spécialement leur formulation définitive, rigoureuse, sont le fait de Marx. Ce que j’y ai apporté – à l’exception, tout au plus, de quelques branches spéciales – Marx aurait bien pu le réaliser sans moi. Mais ce que Marx a fait je n’aurais pas pu le faire. Marx nous dépassait tous, il voyait plus loin, plus large et plus rapidement que nous tous. Marx était un génie, nous autres, tout au plus des talents. Sans lui la théorie serait aujourd’hui bien loin d’être ce qu’elle est. C’est donc à juste titre qu’elle porte son nom. (F. E.) ↑
[3] Voir L’Essence du travail intellectuel humain décrite par un travailleur manuel. Nouvelle critique de la raison pure et pratique. Hambourg, Meissner, 1869. (F. E.) ↑
[4] Dans ses Leçons sur la Philosophie de l’histoire. ↑
[5] Premier concile, convoqué à Nicée, en Asie Mineure, par l’empereur Constantin I° en 325 et qui élabora les principes de base de l’Église chrétienne. ↑
[6] Secte religieuse qui eut beaucoup d’adeptes dans le Midi de la France et jusqu’en Italie aux XII° et XIII° siècles. Le pape Innocent III organisa en 1209 contre eux une croisade, au cours de laquelle ils furent massacrés en grand nombre. ↑
[7] En 1685, Louis XIV révoqua l’Edit de Nantes par lequel Henri IV avait, en 1598, accordé la liberté du culte et l’égalité des droits aux protestants français. ↑
[8] L’empire allemand qui fut formé en 1871 sous l’hégémonie de la Prusse excluait l’Autriche, autour de laquelle les partisans de la « grande Allemagne » avaient rêvé de réaliser l’unité. ↑