Marx commence l’étude de la production capitaliste par l’analyse de la marchandise. Il procède ainsi parce que dans la société capitaliste domine la production de marchandises, en d’autres termes, parce que les produits sont destinés non à la consommation individuelle immédiate, mais à l’échange sur le marché.
Dans le régime de production marchande, les rapports de production entre les hommes se présentent sous la forme de relations entre les marchandises. Voyons le rapport fondamental de production de la société capitaliste : l’exploitation du prolétariat par la bourgeoisie. Pour que le capitaliste puisse exploiter l’ouvrier, il doit lui acheter sa force de travail comme une marchandise. L’ouvrier touche du capitaliste le prix de cette marchandise, le salaire, avec lequel il achète d’autres marchandises, ses moyens d’existence.
Quels sont les rapports entre les capitalistes eux-mêmes ? Ils achètent et vendent entre eux des marchandises. C’est dans la marchandise que s’expriment les rapports de production de la société bourgeoise.
La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme « une gigantesque collection de marchandises », dont la marchandise individuelle serait la forme élémentaire.
Marx, Le Capital, Livre I (chap. 1), P.U.F., Paris, 2009, p. 39.
1. La marchandise
La marchandise est, en premier lieu, une chose qui satisfait un besoin quelconque de l’homme ; en second lieu, c’est une chose que l’on échange contre une autre.
Lénine, Karl Marx, Œuvres, tome 21, p. 54.
La valeur d’usage
La propriété de la marchandise de satisfaire tel ou tel besoin de l’homme s’appelle la valeur d’usage. Chaque marchandise doit être une valeur d’usage ; sans cette condition, elle ne serait pas une marchandise.
Pour qu’une chose soit une valeur d’usage, peu importe quel besoin elle satisfait : nourriture, vêtement, etc., ou un besoin en objets de luxe. Il faut seulement que le besoin existe et que la marchandise donnée soit à même de le satisfaire. « La nature de ces besoins, qu’ils surgissent dans l’estomac ou dans l’imagination, ne change rien à l’affaire. » (Marx, Le Capital, Livre I, P.U.F., Paris, 2009, p. 39.)
La valeur d’usage satisfait les besoins soit directement comme moyen d’existence (denrées alimentaires, logement, vêtements) ; soit indirectement, comme moyen de production (machines, matières premières).
Toute marchandise doit être une valeur d’usage, mais toute valeur d’usage n’est pas nécessairement une marchandise. Par exemple, l’air est une valeur d’usage, mais il n’est pas une marchandise, ou le pain fabriqué par le paysan pour sa consommation individuelle et non pour l’échange. Dans la société communiste, tous les produits fabriqués auront une valeur d’usage, sans être des marchandises. L’objet qui est une valeur d’usage ne devient marchandise que s’il est produit en vue de l’échange.
L’échange des marchandises
Au marché on ne change pas directement une marchandise contre une autre. On vend et on achète des marchandises contre de l’argent. Pour comprendre les rapports sociaux qui s’expriment dans la vente et l’achat, nous devons faire abstraction pour le moment du rôle de l’argent et examiner l’échange direct des marchandises. Le troc existait aux premiers stades du développement de la production marchande. Nous ne comprendrons la nature de l’argent que lorsque nous aurons examiné les relations plus simples de l’échange direct ou du troc.
Seules des marchandises différentes peuvent être échangées. Il eût été insensé d’échanger du blé contre du blé ou des bottes contre des bottes de la même espèce. Au marché, on échange des valeurs d’usage différentes, distinctes, par exemple : blé contre bottes. Mais les quantités échangées sont, bien entendu, déterminées. Le paysan ne donne pas pour une paire de bottes une quantité illimitée de blé, mais, mettons, un quintal, et le cordonnier n’offre pas au paysan pour un quintal dé blé un nombre infini de bottes, mais une seule paire. En outre, cette quantité de blé échangée contre une paire de bottes n’est pas fixée entre un seul paysan et un seul cordonnier : n’importe quel paysan qui voudrait échanger du blé contre des bottes aura à donner aujourd’hui à n’importe quel cordonnier un quintal de blé contre une paire de bottes de qualité déterminée.
La valeur d’échange
Ce rapport quantitatif qui s’établit dans l’échange entre deux marchandises s’appelle la valeur d’échange de la marchandise. Dans notre exemple, la valeur d’échange d’une paire de bottes est un quintal de blé et la valeur d’échange d’un quintal de blé est une paire de bottes.
Mais qu’est-ce qui détermine la valeur d’échange d’une marchandise ? Pourquoi une paire de bottes est-elle échangée contre un quintal de blé et non contre un demi-quintal ou contre un quintal et demi ?
L’échange d’une marchandise contre une autre dans une proportion quantitative déterminée signifie que, comme valeurs d’échange, les marchandises sont égales l’une à l’autre. Mais comment des marchandises telles que le blé et les bottes peuvent-elles être égales ? Ne sont-elles pas des valeurs d’usage tout à fait différentes ? Chacune d’elles ne satisfait-elle pas un besoin différent ? Comment donc peuvent-elles être commensurables ? Je peux comparer la longueur de la chambre à celle de la table, le poids du fer à celui du cuivre et dire que la chambre est plus longue que la table et que ce morceau de fer est plus lourd que le morceau de cuivre. Les objets ne peuvent être commensurables que s’ils offrent quelque trait commun. Nous considérons la propriété commune de la chambre et de la table, la longueur, et les comparons par cet indice ou nous comparons le fer et le cuivre par leur propriété commune, la pesanteur.
L’expérience quotidienne nous montre que des millions et des milliards d’échanges analogues comparent sans cesse les unes aux autres les valeurs d’usage les plus diverses et les plus dissemblables.
V. I. Lénine, K. Marx…, p. 27.
Le fait que les marchandises échangées sont comparées l’une à l’autre signifie qu’elles ont une propriété commune, distincte de leur valeur d’usage. Mais quelle est donc cette propriété commune à toutes les marchandises ? Cette propriété commune, c’est d’être toutes des produits du travail, que, pour les produire, il est nécessaire de dépenser une certaine quantité de travail. Voilà ce qui rend toutes les marchandises commensurables.
Si les marchandises échangées — le blé et les bottes — sont des valeurs d’usage différentes, les travaux du paysan et celui du cordonnier sont également distincts l’un de l’autre. Peuvent-ils alors former ce trait commun inhérent au blé et aux bottes ?
Le double caractère du travail
En disant que le trait commun à toutes les marchandises c’est le travail dépensé pour leur production, nous envisageons le travail considéré comme une dépense de force de travail humaine sans égard à la forme sous laquelle s’opère cette dépense, la forme de travail du cordonnier ou celle du paysan.
La confection et le tissage, bien qu’étant des activités productives qualitativement distinctes, sont l’une et l’autre une dépense productive de matière cérébrale, de muscle, de nerf, de main, etc. et sont donc, en ce sens, l’une et l’autre du travail humain.
Marx, Le Capital, Livre I, P.U.F., Paris, 2009, p. 50.
On voit donc que le travail qui produit des marchandises possède un double caractère. D’une part, c’est un travail utile d’une qualité donnée, d’une espèce et d’une spécialité données ; c’est le travail concret qui crée une valeur d’usage déterminée. D’autre part, il s’agit :
… de dépense de force de travail humaine, indifférente à la forme dans laquelle elle est dépensée.
Marx, Le Capital, Livre I (chap. 1, 1.), P.U.F., Paris, 2009, p. 43.
Autrement dit, c’est le travail humain abstrait, le travail humain en général.
Par conséquent, ce qui est commun à toutes les marchandises, ce n’est pas le travail concret d’une branche de production déterminée, ce n’est pas le travail d’un genre particulier, mais le travail humain abstrait, le travail humain en général.
V. I. Lénine, K. Marx…, p. 28.
La valeur
Il faut distinguer entre le travail et la marchandise produit du travail. Le travail est un procès, une dépense de la force de travail humain. La marchandise une fois produite, le procès du travail est achevé. Ce qui existe ce n’est plus le travail, mais la marchandise. Mais cette marchandise est la cristallisation du travail humain abstrait dépensé pour sa production. La propriété commune à toutes les marchandises, le fait que la marchandise matérialise le travail humain abstrait dépensé pour sa production, nous l’appelons la valeur de la marchandise.
Tout travail est pour une part dépense de force de travail humaine au sens physiologique, et c’est en cette qualité de travail humain identique, ou encore de travail abstraitement humain, qu’il constitue la valeur marchande.
Marx, Le Capital, Livre I (chap. 1, 2.), P.U.F., Paris, 2009, p. 53.
On voit donc que la marchandise possède deux propriétés ; elle est à la fois une valeur d’usage et une valeur. La valeur d’échange de la marchandise c’est le rapport quantitatif d’après lequel une marchandise est échangée contre une autre. Elle est déterminée non par la valeur d’usage de ces marchandises échangées, mais uniquement par leur valeur.
Puisque la valeur de la marchandise est déterminée par le travail dépensé pour sa production, plus a été dépensé de travail, plus grande est sa valeur. Si, pour la production d’une paire de bottes il a été dépensé 20 heures de travail et pour la production d’un quintal de blé 4 heures de travail, la valeur d’une paire de bottes sera cinq fois supérieure à celle d’un quintal de blé ; une paire de bottes ne sera pas échangée contre un quintal, mais contre cinq quintaux de blé.
Le temps de travail socialement nécessaire
Il semblerait que plus le producteur donné est paresseux ou maladroit, plus lentement il travaille, plus grande sera la valeur de la marchandise qu’il produit, puisqu’il aura dépensé plus de travail que les autres. Si tous les cordonniers mettent 20 heures pour confectionner une paire de bottes, et qu’un cordonnier mette 24 heures, sa paire de bottes n’aura-t-elle pas plus de valeur et ne pourra-t-il pas l’échanger contre 6 quintaux de blé ?
Il va de soi que cela est un non-sens, la valeur de la marchandise étant déterminée non par le temps de travail individuel de chaque producteur de marchandises, mais par le temps de travail nécessaire en moyenne ou socialement nécessaire pour la production d’une marchandise donnée.
Si, dans les conditions données de la production il faut en moyenne 20 heures de travail pour confectionner une paire de bottes, peu importe que tel ou tel cordonnier ait mis 25 ou 15 heures pour cela, cette marchandise représentera 20 heures de travail socialement nécessaire.
Le temps de travail socialement nécessaire est le temps de travail qu’il faut pour faire apparaître une valeur d’usage quelconque dans les conditions de production normales d’une société donnée et avec le degré social moyen d’habileté et d’intensité du travail.
Marx, Le Capital, Livre I, P.U.F., Paris, 2009, p. 44.
La grandeur de la valeur
En cas de l’introduction d’un perfectionnement technique, d’une nouvelle machine ou d’un nouveau procédé de travail, qui permette de produire la même quantité de la marchandise donnée dans un temps plus court, la quantité de travail dépensé pour la production d’une unité de cette marchandise diminue et, de ce fait, diminue aussi la valeur de cette marchandise. Plus la productivité du travail est grande dans la société, c’est-à-dire plus on peut produire d’unités d’une marchandise dans un temps donné, moins est élevée la valeur de cette unité. Et, inversement, moindre est la productivité du travail social, plus il faut de temps socialement nécessaire pour produire une marchandise et plus grande est sa valeur.
2. La valeur, rapport social
La valeur d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire dépensé pour sa production. Mais tout le monde sait que, dans l’échange des marchandises, personne ne demande combien la marchandise donnée contient de temps de travail socialement nécessaire. Aucun producteur de marchandises ne saurait dire combien de travail socialement nécessaire contient la marchandise qu’il a produite. Le menuisier sait peut-être fort bien combien de temps il a mis, lui, à transformer le bois en une table, sans savoir à l’avance combien de travail socialement nécessaire il faut pour cette opération. Il ne sait pas non plus combien de travail socialement nécessaire est contenu dans le rabot, le bois, la scie et dans les autres moyens de production qui s’usent dans le procès de la production. Toutes ces questions le laissent entièrement indifférent ; ce qui l’intéresse c’est combien d’argent il a dépensé pour l’achat des matériaux et des outils, combien de temps il lui faut travailler le bois, à combien il vendra sa table et combien d’autres marchandises il pourra acheter avec cet argent.
Une question se pose tout naturellement : quelle est la signification de notre théorie qui affirme que la valeur d’échange des marchandises est déterminée par leur valeur et que celle-ci est déterminée par le travail ? Quelle est la portée de cette théorie puisqu’en réalité nul ne songe à mesurer la valeur par le travail ?
Le fait que la valeur de la marchandise est déterminée par le travail, mais que les producteurs de marchandises eux-mêmes ne la mesurent pas par le temps du travail, renferme visiblement une contradiction. Cependant, ce n’est pas une contradiction entre la théorie de Marx et la réalité, c’est une contradiction inhérente à la production marchande elle-même.
La division sociale du travail
Le producteur de marchandises ne produit pas pour sa propre consommation immédiate, mais pour le marché. Les produits dont il a besoin, il se les procure en échangeant ses marchandises contre celles d’autres producteurs. Cela est possible parce que ces derniers produisent aussi pour l’échange, c’est-à-dire qu’ils produisent des marchandises. Chaque produit a une valeur d’usage qui satisfait un besoin social déterminé. L’un produit du blé, l’autre des vêtements, le troisième des objets de ménage, le quatrième des outils, etc., etc.
Cette division du travail amène ce fait que les producteurs, pris ensemble, représentent une collectivité dont les membres dépendent les uns des autres. Nul producteur ne peut se livrer exclusivement à la fabrication d’une marchandise donnée, si les autres producteurs ne produisent en même temps les matières et les outils dont il a besoin ainsi que les denrées nécessaires à son existence. Plus grande est la division du travail dans la société, plus il existe de branches de production et plus étroite est la dépendance des producteurs.
La contradiction essentielle de la production marchande
La division du travail signifie que le travail de chaque producteur est un travail social, une parcelle de l’ensemble du travail social, que chaque producteur est un producteur partiel dans le système du travail de toute la société. Mais chaque producteur est en même temps le propriétaire privé de ses moyens de production et de ses produits. Dans la société où domine la production des marchandises, le travail n’est pas divisé suivant un plan conçu d’avance, chaque producteur ne reçoit pas de la société un programme déterminé concernant la quantité et la qualité des valeurs d’usage qu’il doit fournir. Chaque producteur dépend de l’ensemble de la production sociale, mais il produit ses marchandises d’une façon indépendante et autonome.
Le travail de chaque producteur est au fond un travail social, tout en étant en même temps un travail privé, particulier. C’est là que réside la contradiction fondamentale de la production marchande entre le travail social et le travail privé : social par sa nature, le travail du producteur offre en même temps l’aspect d’un travail privé. Le caractère social du travail est dissimulé en régime capitaliste, ce n’est pas du travail social immédiat.
Mais comment se manifeste le caractère social du travail dans la société capitaliste ? Il se manifeste lorsque les producteurs individuels se mettent en rapport par le moyen de l’échange des marchandises.
Qu’est-ce qui se passe en réalité dans l’échange de marchandises ? Quels rapports sociaux y sont contenus ? Marx ne se demande pas ce que les hommes en pensent, mais ce qu’ils font pratiquement quand ils échangent leurs marchandises. Il montre que dans l’échange, les hommes proclament égaux leurs différents travaux en tant que travail humain en général, que dans l’échange se manifeste l’étroite interdépendance des producteurs.
L’échange de marchandises exprime le lien établi par l’intermédiaire du marché entre les producteurs isolés.
V. I. Lénine, Karl Marx…, p. 56.
Ce n’est pas l’échange qui établit cette liaison qui existait bien avant que les producteurs soient sortis sur le marché pour échanger leurs marchandises. Comme nous l’avons vu, cette liaison existe dans le procès même de la production. Mais elle n’y est pas visible et ne se manifeste, ne se révèle que pendant l’échange par le moyen du marché. Dans la société produisant des marchandises, la liaison de travail entre les hommes n’est pas directe, immédiate, mais indirecte, c’est-à-dire qu’elle se produit par l’intermédiaire des choses. Voilà pourquoi la valeur de la marchandise créée par le travail ne peut être pratiquement exprimée ni mesurée par des heures de travail. La valeur d’une marchandise peut être exprimée seulement par la comparaison de cette marchandise avec une autre. La valeur exprime non les propriétés physiques, chimiques ou autres de la marchandise, mais un rapport social révélé par des objets.
La valeur d’une marchandise ne peut être exprimée que par son rapport d’échange avec une autre marchandise. Le rapport qui représente l’échange d’une marchandise contre une autre est la valeur d’échange. La valeur d’échange est donc la forme qui exprime et mesure la valeur de la marchandise. Où brièvement : la valeur d’échange est la forme de la valeur.
3. La forme de la valeur
À divers stades du développement de l’économie marchande, la forme de la valeur n’est pas restée invariable. La forme de la valeur la plus développée est la forme monétaire. Mais pour comprendre comment l’argent représente la valeur des marchandises, il faut étudier les formes plus simples de la valeur qui ont précédé la forme monétaire et qui lui ont donné naissance.
La forme simple de la valeur
À la naissance de l’économie marchande, les produits étaient destinés à la consommation directe et non à l’échange. Seuls, les excédents fortuits étaient échangés ; l’échange était donc un phénomène accidentel. Le nombre des produits transformés en marchandises était extrêmement limité. Les marchandises étaient échangées directement les unes contre les autres. L’échange ne comportait chaque fois que deux marchandises déterminées : une paire de bottes contre cinq quintaux de blé ; quinze mètres de toile contre un mouton. Chacun de ces échanges représente une forme de la valeur simple ou accidentelle. Chaque marchandise échangée n’exprimait sa valeur que dans une seule marchandise.
Dans le rapport d’échange : 1 paire de bottes = 5 quintaux de blé, les 5 quintaux de blé représentent la valeur d’une paire de bottes et inversement une paire de bottes représente la valeur de 5 quintaux de blé. Comment s’exprime ici la valeur des bottes ? Elle est exprimée dans 5 quintaux de blé, non en heures de travail, mais indirectement, par une autre marchandise. La valeur d’une paire de bottes y est représentée d’une façon relative dans le rapport de cette marchandise avec une autre marchandise, 5 quintaux de blé.
Dans cet échange, le nombre des heures dépensées pour la production du blé et des bottes reste inconnu.
Si donc je dis que cette montre a autant de valeur que cette pièce de tissu et que chacune d’elles vaut cinquante marks, je dis : la montre, le tissu et l’argent contiennent autant de travail social. Je constate donc que le temps de travail social représenté en eux a été socialement mesuré et trouvé égal. Mais il n’a pas été mesuré directement, de façon absolue, comme on mesure d’ordinaire du temps de travail en heures ou en journées de travail, etc. ; il a été mesuré par un détour, au moyen de l’échange, relativement. C’est pourquoi je ne peux pas non plus exprimer ce quantum constaté de temps de travail par des heures de travail, dont le nombre me reste inconnu ; je ne puis l’exprimer aussi que par un détour, d’une manière relative, en une autre marchandise, qui représente le même quantum de temps de travail social. La montre vaut autant que la pièce de tissu.
Engels, Anti-Dühring, p. 347.
La marchandise qui exprime la valeur d’une autre marchandise s’appelle l’équivalent. Dans notre exemple, le blé est l’équivalent d’une paire de bottes, il joue ici le rôle du matériel qui exprime la valeur d’une paire de bottes.
Pour connaître le poids d’un objet, du blé, par exemple, nous le mettons sur un plateau de la balance en plaçant sur l’autre plateau un morceau de fer dont le poids nous est connu d’avance. Ce morceau de fer représente ici le poids du blé. Peu importe la nature de ce métal, les poids peuvent être confectionnés de cuivre ou de tout autre métal. La nature du métal n’a aucune importance pour exprimer le poids du blé. Le fer se présente ici uniquement comme l’expression et la mesure du poids du blé.
L’équivalent joue un rôle analogue dans le rapport d’échange. Dans la forme simple de la valeur (1 paire de bottes = 5 quintaux de blé) le blé se présente non comme blé, c’est-à-dire non comme une valeur d’usage déterminée, mais exclusivement comme l’expression de la valeur d’une paire de bottes, comme leur équivalent. Une paire de bottes exprime leur valeur relative en blé, et non par elle-même. La paire de bottes apparaît ici comme une valeur d’usage précise, comme une paire de bottes et non comme une valeur. On voit donc que dans la forme simple de la valeur, la valeur d’usage et la valeur se sont en quelque sorte détachées l’une de l’autre. L’une des marchandises, celle notamment dont la valeur est exprimée (la paire de bottes) se présente comme une valeur d’usage et l’autre marchandise qui exprime la valeur (le blé) exclusivement comme l’incarnation de la valeur.
De même que la première marchandise ne peut pas exprimer sa valeur par elle-même, mais seulement par une autre marchandise, de même la deuxième qui joue le rôle d’équivalent ne peut exprimer sa valeur par elle-même. Dans notre exemple, le blé exprime sa valeur par une paire de bottes, c’est-à-dire d’une façon relative. Mais quand il s’agit d’exprimer la valeur du blé, ce n’est plus ce dernier, mais les bottes qui représentent l’équivalent.
La forme totale ou développée de la valeur
La forme simple de la valeur correspond au stade primitif du développement de l’économie marchande quand les excédents, formés fortuitement, étaient seuls échangés. Mais l’extension de l’échange des excédents aboutit peu à peu à la production d’objets destinés à l’échange. Dans ces conditions, l’échange n’est plus un fait accidentel. Il existe déjà un marché où différentes marchandises s’affrontent. Chaque marchandise peut être échangée non seulement contre une unique marchandise, mais contre n’importe laquelle des autres marchandises :
1 paire de bottes | = | 5 quintaux de blé ; |
1 — | = | 15 mètres de toile ; |
1 — | = | 1 mouton ; |
1 — | = | 1 hache ; |
1 — | = | 1 veste, etc., etc. |
Cette forme de la valeur où la valeur d’une marchandise peut être exprimée dans beaucoup d’autres marchandises s’appelle forme totale ou développée de la valeur.
La forme générale de la valeur
Avec le développement ultérieur de l’économie marchande et de l’échange apparaît la forme générale de la valeur. Dans l’ensemble de la masse des marchandises, les unes sont moins souvent échangées, les autres plus souvent. Si une marchandise est très souvent échangée, c’est que beaucoup d’autres marchandises expriment en elles leur valeur, que cette marchandise sert souvent comme équivalent. La marchandise la plus souvent échangée commence peu à peu à jouer le rôle d’équivalent général pour toutes les autres marchandises. Si, par exemple, la marchandise la plus souvent échangée est le bétail, les autres marchandises auront pour expression de leur valeur le bétail devenu ainsi l’équivalent général de valeur. Cette forme générale de la valeur peut être exprimée comme suit :
1 paire de bottes | = | un mouton |
5 quintaux de blé | = | — |
15 mètres de toile | = | — |
1 hache | = | — |
etc., etc. |
En comparaison avec la forme totale de la valeur, la forme générale représente un degré plus élevé du développement. Dans la forme totale, chaque marchandise exprimait sa valeur dans plusieurs marchandises, elle avait plusieurs équivalents. Dans la forme générale, toutes les marchandises expriment leur valeur par un seul équivalent. Cela montre que la valeur des marchandises est quelque chose de distinct de leur valeur d’usage et, qu’en tant que valeurs, toutes les marchandises offrent une propriété commune. Les marchandises sont comparées l’une à l’autre non directement, mais à l’aide d’une troisième marchandise, de l’équivalent général. Ainsi, une paire de bottes est égale à 5 quintaux de blé étant donné que chacune de ces marchandises prise isolément est égale à la troisième marchandise, le mouton, qui exprime et mesure la propriété commune à ces deux marchandises.
La forme argent de la valeur
L’équivalent général est né tout à fait spontanément et non selon un plan établi par les producteurs de marchandises. La marchandise la plus fréquemment échangée contre les autres marchandises devint l’équivalent général.
À diverses époques et dans différents endroits, le rôle de l’équivalent général de la valeur fut rempli par différentes marchandises : bétail, flèches, coquillages, morceaux de fer, de cuivre, d’ivoire, de sel, etc. Avec l’extension des échanges, ces marchandises qui jouèrent le rôle d’équivalents généraux furent évincées par une seule marchandise, les métaux précieux, l’or et l’argent. Lorsque la fonction de la forme générale de la valeur est passée partout et définitivement à l’or et à l’argent, la forme générale de la valeur devint la forme argent et l’équivalent général se transforma en argent.
L’argent c’est une marchandise déterminée, l’or et l’argent (métal), qui seule remplit la fonction sociale d’exprimer la valeur de toutes les autres marchandises.
Il va de soi que si l’or et l’argent n’étaient pas des marchandises, c’est-à-dire s’ils n’avaient pas de valeur, ils ne pourraient exprimer la valeur des autres marchandises, ils ne pourraient pas être l’équivalent général de valeur.
L’or et l’argent ont pris la place de l’équivalent général précisément parce que, par leurs propriétés, ils offrent de nombreux avantages sur les autres marchandises pour l’accomplissement de cette fonction. Ils ne sont pas sujets aux influences extérieures (ne rouillent pas, ne se décomposent pas), ils sont divisibles à volonté en toutes petites parties, faciles à transporter, etc.
Toutes les marchandises expriment et mesurent leur valeur en argent. La valeur de la marchandise exprimée en argent, c’est le prix. Quand nous disons que cette chaise vaut 20 francs, cela signifie que la chaise contient autant de temps de travail socialement nécessaire qu’il y en a dans une pièce de vingt francs. L’argent exprime et mesure la valeur des marchandises non d’une façon absolue, non en heures de travail, mais d’une façon relative. L’or et l’argent offrent eux-mêmes une valeur dont la grandeur dépend du temps de travail socialement nécessaire dépensé pour leur production. Cette valeur de l’or et de l’argent peut être exprimée non par eux-mêmes, mais par d’autres marchandises. Aussi, l’argent n’a-t-il pas de prix, le prix étant l’expression de la valeur en argent et ce dernier ne pouvant exprimer par lui-même sa valeur.
Toutes les marchandises expriment leur valeur non par elles-mêmes, mais par l’argent. C’est pourquoi il semble que la valeur des marchandises existe non en elles-mêmes, mais dans l’argent, que toutes les marchandises ne sont que des valeurs d’usage et qu’elles possèdent leur valeur uniquement grâce à l’échange contre l’argent, tandis qu’en réalité elles ne peuvent être échangées contre l’argent que parce qu’elles possèdent de la valeur elles-mêmes. La forme argent de la valeur dissimule la nature même de la valeur, elle rend invisible le fait que la valeur n’est que du travail social représenté dans la marchandise.
Produit supérieur du développement de l’échange et de la production des marchandises, l’argent voile et dissimule le caractère social de l’activité privée, le lien social entre les divers producteurs reliés les uns aux autres par le marché.
V. I. Lénine, Karl Marx…, p. 29.
4. Le rôle de la valeur
On aurait tort de croire que les marchandises sont toujours vendues et achetées à leur valeur, c’est-à-dire que la marchandise contient toujours autant de temps de travail socialement nécessaire que l’argent payé pour l’acquérir.
Les adversaires de Marx essayaient de réfuter sa doctrine par le fait que souvent les marchandises ne sont pas vendues à leur valeur. Cette « réfutation » est sans fondement, car jamais Marx n’a affirmé que les marchandises sont toujours vendues à leur valeur. Bien au contraire, Marx fit ressortir que, dans la majorité des cas, les marchandises sont vendues au-dessus ou au-dessous de leur valeur et qu’il faut des conditions bien déterminées pour que les marchandises soient vendues à leur valeur.
L’écart entre le prix et la valeur
Le prix étant la forme monétaire de la valeur, le mouvement des prix est au fond déterminé par le changement de la valeur des marchandises. L’accroissement de la productivité du travail social provoque la diminution de la valeur des marchandises et, d’ordinaire, la baisse de leur prix en même temps.
Mais la valeur est un rapport social déterminé de l’économie marchande. Dans cette société, le travail n’est pas divisé suivant un plan, il s’effectue spontanément. Chaque producteur gère lui-même son économie et puisqu’il ignore combien il faut de marchandises d’une espèce donnée pour le marché, il dépense son travail sans égard à la quantité des marchandises demandées sur le marché. Il est donc tout à fait inévitable que telle marchandise, mettons, les tables, soit fabriquée en plus grand nombre qu’il n’en faut pour le marché et une autre en quantité inférieure.
Que se passe-t-il dans le premier cas, c’est-à-dire quand il y aura surproduction de tables ? La production de chaque table a exigé la dépense d’un temps de travail socialement nécessaire, mais comme il a été produit plus de tables qu’il n’en faut sur le marché, c’est que pour la production des tables il a été dépensé par la société plus de temps qu’il n’en faut. Chaque menuisier, pressé par la concurrence de ses confrères, s’évertue à écouler le plus rapidement ses tables et, pour y arriver, il sera amené à baisser les prix. Le prix de la table descendra au-dessous de sa valeur. Cela a pour effet la ruine de quelques producteurs de tables, la diminution de l’offre et finalement le relèvement des prix. Le prix reviendra au niveau de la valeur.
Par contre le relèvement du prix au-dessus de la valeur aura lieu dans le cas où une marchandise donnée sera produite en quantité moindre que le marché ne demande. Dans ce cas, on se mettra à fabriquer plus de tables, leur prix tombera au niveau de la valeur.
L’écart entre le prix et la valeur est tout à fait inévitable. Il découle de la contradiction de la production marchande, du fait que le travail social s’accomplit sous la forme de travail privé. Aussi le prix de chaque marchandise ne peut-il pas coïncider en règle générale avec la valeur. C’est grâce à ces écarts que se manifeste la valeur de la marchandise, les fluctuations des prix tantôt au-dessus tantôt au-dessous de la valeur se compensent réciproquement et pour l’ensemble des marchandises, pendant un laps de temps plus ou moins prolongé, la moyenne des prix coïncide avec la valeur.
Il est donc tout naturel que dans une société de producteurs dispersés qui ne sont reliés entre eux que par le marché, les lois [c’est-à-dire la détermination du prix de la marchandise par la valeur] ne puissent s’exprimer que sous une forme moyenne, sociale, générale, compensant mutuellement les écarts individuels d’un côté et de l’autre.
V. I. Lénine, Karl Marx…, p. 36.
L’écart entre le prix de la marchandise et sa valeur ne « supprime » pas la valeur ; pas plus qu’il ne réfute la théorie marxiste de la valeur. C’est précisément par les oscillations des prix autour de la valeur, que se réalise la loi de la valeur. Marx seul a montré comment la valeur régit le mouvement des prix.
La valeur et la répartition du travail social
Lorsque dans une branche de production donnée on dépense trop de travail social, il se produit une baisse des prix des marchandises au-dessous de leur valeur et par suite une diminution de la masse totale de travail dépensé dans cette branche de production. Lorsque cette branche de production aura dépensé moins de travail social qu’il ne faut, il se produit le relèvement du prix au-dessus de la valeur, ce qui a pour résultat l’afflux du travail dans cette branche.
Les oscillations des prix autour de la valeur expriment donc la répartition du travail social entre les branches de la production.
La forme sous laquelle cette répartition proportionnelle du travail se manifeste, dans un état social où l’ensemble du travail social s’affirme comme échange privé des produits individuels du travail, cette forme c’est précisément la valeur d’échange de ces produits.
K. Marx, Lettres à Kugelmann, p. 100-101. Éditions Sociales Internationales, Paris, 1930.
Cette répartition proportionnelle du travail ne doit pas être comprise dans le sens que dans le régime de la production marchande, il existe toujours une proportion ou une conformité entre les différentes branches de production, que la violation de cette proportion n’est qu’un phénomène temporaire et accidentel. Une telle opinion n’a rien de commun avec le marxisme, elle constitue sa déformation mécaniste.
Cette opinion fut défendue par le camarade Boukharine qui écrivait, en 1919, dans son ouvrage, l’Économie de la période de transition, que, dans la société capitaliste :
Il peut y avoir des déviations, des oscillations, tout le système s’élargit, se complique, se développe, est en perpétuel mouvement et oscillation, mais en somme reste en état d’équilibre.
L’écart entre les prix et les valeurs a lieu constamment. Quand le prix baisse au-dessous de la valeur, la production d’une marchandise donnée diminue, le prix revient au niveau de la valeur, mais pour un court laps de temps seulement.
L’excès de l’offre sur la demande qui avait amené la baisse du prix au-dessous de la valeur avait pour cause l’anarchie de la production sociale. Cette cause aura pour effet que la diminution de la production ne s’arrêtera pas lorsque l’offre et la demande ainsi que le prix de la valeur auront atteint le même niveau. Cette diminution se poursuivra, l’offre descendra au-dessous de la demande et, par suite, le prix montera au-dessus de la valeur, etc. Par conséquent, l’égalisation du prix avec la valeur n’est que momentanée.
De même que la loi de la valeur agit par les oscillations incessantes des prix autour de la valeur, de même…
… cette tendance constante des différentes sphères de production à rechercher cet équilibre ne se met en œuvre que comme réaction à l’abolition permanente de cet équilibre.
Marx, Le Capital, Livre I, P.U.F., Paris, 2009, p. 400.
La valeur — loi de l’économie marchande
La valeur n’est point la loi de l’équilibre de la production marchande. Considérer la valeur comme la loi de l’équilibre, c’est faire abstraction des contradictions de la production marchande représentées dans la valeur.
Le concept de valeur est l’expression la plus générale, et en conséquence la plus large, des conditions économiques de la production marchande.
Engels, Anti-Dühring, p. 349.
C’est pourquoi la valeur trouve son importance dans le fait que les contradictions de la production marchande y reçoivent leur expression la plus générale et la plus complète. Le travail social dépensé pour la production de la marchandise revêt la forme de la valeur. Cela découle de la contradiction fondamentale de l’économie marchande entre le travail social et le travail privé.
En raison de cette contradiction, la forme simple de la valeur passe à la forme monétaire et la marchandise se dédouble, en conséquence, en marchandise et en argent ; l’argent est opposé à toutes les marchandises comme l’incarnation de leur valeur. D’où la non-concordance du prix de la marchandise et de sa valeur. Ces écarts continuels entre le prix et la valeur sont la forme spontanée de la répartition du travail social entre les différentes branches de la production. En exprimant les contradictions de la production marchande, la valeur les développa à son tour.
L’argent, c’est la matérialisation du travail humain. Chaque marchandise représente du travail humain matérialisé sous une forme particulière, alors que l’argent constitue la forme générale de la matérialisation du travail humain. Avec de l’argent, on peut acheter n’importe quelle marchandise. Dans l’argent se trouve concentré le pouvoir sur l’ensemble de la production marchande. En ce sens, l’argent est la forme absolue de la richesse dans le régime de production marchande.
À mesure que s’étend la circulation des marchandises s’accroît la puissance de la monnaie, de cette forme sociale absolue de la richesse, toujours prête et prompte à la riposte.
Marx, Le Capital, Livre I, P.U.F., Paris, 2009, p. 148.
On peut accumuler de l’argent, on accumule ainsi la puissance sur les produits du travail et sur le travail lui-même, car avec de l’argent on peut acheter non seulement les marchandises les plus diverses, mais encore la force de travail. D’un côté apparaît le capital et de l’autre, le salariat exploité par le premier.
Le capitalisme est le résultat inévitable du développement de la production marchande.
Le concept de la valeur contient donc le germe, non seulement de la monnaie, mais aussi de toutes les formes plus amplement développées de la production marchande et de l’échange des marchandises. […] C’est pourquoi la forme de valeur [c’est-à-dire la forme marchande] des produits contient déjà en germe toute la forme capitaliste de production, l’antagonisme entre capitaliste et salarié, l’armée industrielle de réserve [le chômage], les crises.
Engels, Anti-Dühring, p. 349-350.
La société une fois engagée dans la voie de la production marchande, le travail social n’étant pas directement social, mais existant sous la forme de la valeur, la naissance du capitalisme est inévitable et son développement implique l’accentuation de ses contradictions et sa transformation inéluctable en société communiste.
La valeur est la loi du développement ou la loi du mouvement de la production marchande.
5. Le caractère fétiche de la marchandise
La valeur et tous les phénomènes qui s’y rattachent sont déterminés par la contradiction fondamentale de la production marchande entre le travail social et le travail privé. Il en ressort que la suppression de la production marchande, de la forme marchande du produit du travail doit entraîner la disparition du double caractère du travail et de la valeur.
Le caractère historique de la marchandise et de la valeur
En effet, comparons la production marchande avec la production dans la société socialiste où le produit du travail ne revêt pas la forme de marchandise. Ici, point de propriété privée des moyens de production ; ils sont la propriété de la collectivité tout entière. Chaque producteur, au lieu de travailler isolément, se présente comme un des membres de la collectivité, organisée suivant un plan conçu d’avance. Ce plan est établi en tenant compte des valeurs d’usage (c’est-à-dire des moyens de production et des objets de consommation) à produire et de la quantité de travail social à dépenser pour leur production. Chaque ouvrier reçoit de la société son programme de travail et, suivant le degré d’accomplissement de ce programme, touche sa part des objets de consommation.
Ici les producteurs ne sont pas opposés l’un à l’autre comme producteurs autonomes. Par conséquent, ils n’opposent pas les produits de leur travail en tant que marchandises, la liaison entre les hommes étant réalisée non par l’échange entre les producteurs privés, mais d’une façon directe.
Au sein d’un ordre social communautaire fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits ; de même, le travail incorporé dans les produits n’apparaît pas davantage ici comme valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n’est plus par la voie d’un détour, mais directement, que les travaux de l’individu deviennent partie intégrante du travail de la communauté.
Marx et Engels, Œuvres choisies en deux volumes, vol 2, p. 15.
En régime socialiste, les rapports sociaux entre les hommes ne revêtent pas la forme d’objet dissimulant ces rapports. Aussi :
Les relations sociales existant entre les hommes et leurs travaux, entre les hommes et les produits de leurs travaux, demeurent ici d’une simplicité transparente tant dans la production que dans la distribution.
Marx, Le Capital, Livre I, P.U.F., Paris, 2009, p. 90.
Le caractère social spécifique du travail dans la production marchande
Dans la société basée sur la production marchande, il en est tout autrement. Ici les producteurs sont autonomes tout en dépendant l’un de l’autre. Leur travail est privé et social à la fois. Le caractère social du travail se manifeste indirectement, d’une façon détournée. Dans le régime de la production marchande :
… l’ensemble du travail social s’affirme comme l’échange privé des produits individuels du travail.
K. Marx, Lettres à Kugelmann, p. 100-101.
La liaison sociale des producteurs se réalisant sous la forme du rapport de deux producteurs entre eux, le caractère social de leur travail ne peut s’exprimer que par l’égalité de leurs travaux considérés comme dépense de force de travail humain au sens physiologique du mot. Le travail humain abstrait est donc un travail social spécifique, propre à la production marchande seule.
Il va de soi que dans le régime socialiste aussi le travail c’est la dépense de la force de travail de l’homme au sens physiologique, c’est-à-dire la dépense de muscles, de nerfs, de la substance cérébrale, etc. Mais le caractère social du travail ne s’exprime pas par là. Le caractère social du travail d’un membre de la société socialiste consiste dans la fonction concrète, particulière, dans le travail propre qui lui a été assigné par la société. C’est pourquoi son travail est du travail directement social, et n’offre pas le caractère double du travail concret et abstrait.
La valeur dissimule les rapports sociaux
La valeur, c’est du travail matérialisé dans la marchandise, c’est-à-dire le travail ayant pris l’aspect d’une chose, d’un objet qui s’oppose au producteur comme quelque chose d’indépendant de lui. Dès que la marchandise est confectionnée, elle échappe au contrôle de celui qui l’a produite. La demande et l’offre pour cette marchandise, la fluctuation des prix, tout cela se déroule en dehors de la volonté et de la conscience du producteur. Chaque producteur cherche à vendre sa marchandise au prix le plus avantageux, mais il n’y parvient pas toujours, et n’arrive même pas toujours à écouler sa production. Cela dépend des conditions qui se créent, comme dit Marx, « derrière le dos » du producteur. Par ses actes (la production et la vente de marchandises), chaque producteur participe à la création de ces conditions, mais elles sont spontanées, anarchiques et le producteur n’en est pas maître. Les rapports sociaux entre les hommes s’effectuent par les rapports entre les choses. Ce n’est pas le producteur qui domine le produit de son travail et ses rapports avec les autres producteurs, c’est, au contraire, le produit de son travail qui domine le producteur et ses rapports avec les autres.
Ce fait, à savoir que les produits du travail humain se présentent comme quelque chose d’indépendant de l’homme, comme un objet qui le domine est appelé, par Marx, le caractère fétiche de la marchandise. Il emploie ce terme par analogie avec les phénomènes religieux. Dans la religion :
… les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine.
Marx, Le Capital, Livre I, P.U.F., Paris, 2009, p. 83.
La valeur est un rapport social entre les hommes qui se présente comme un rapport entre les objets. C’est pourquoi il semble aux producteurs que les marchandises possèdent en tant qu’objets la propriété de la valeur.
L’idée que la valeur est une qualité naturelle, et non sociale de la marchandise, est fausse. Mais cette fausse idée a ses racines dans la réalité ; le producteur ne voit que la surface de la vie sociale, il aperçoit seulement l’enveloppe matérielle qui dissimule les rapports entre les hommes.
Le fait que le sort du producteur dépend du mouvement des marchandises et de leurs prix renforce encore cette idée fausse des rapports sociaux.
En régime de production marchande, le caractère même des rapports sociaux engendre des notions et des idées correspondantes dans les esprits des hommes.
6. Les théories bourgeoises de la valeur
Le caractère de classe de la science bourgeoise
Le fait que la valeur des marchandises est créée par le travail a été découvert par l’économiste anglais Petty (1623-1687). Cette théorie fut ensuite développée par Smith (1723-1790) et Ricardo (1772-1823), surtout par ce dernier. Mais c’étaient des économistes bourgeois pour lesquels la production marchande et le capitalisme étaient le régime économique éternel, correspondant à la nature humaine. Ils ne voyaient pas et ne pouvaient pas voir que le travail qui crée la valeur est un travail spécifique, particulier. Marx mit en lumière la contradiction de la production marchande et le caractère double du travail contenu dans la marchandise. Marx a développé la théorie de la valeur et a montré pourquoi dans la société basée sur la production marchande, le travail doit revêtir la forme de la valeur, une forme qui dissimule ce travail.
Où les économistes bourgeois voyaient des rapports entre objets (échange d’une marchandise contre une autre), Marx révéla des rapports entre les hommes.
V. I. Lénine, Karl Marx…, p. 56.
L’élaboration scientifique de la théorie de la valeur devait nécessairement aboutir à la révélation des antagonismes de classe de la société bourgeoise, à la révélation du mystère de l’exploitation capitaliste. Cette tâche fut remplie par Marx, qui, ayant analysé les contradictions du capitalisme, montra l’inéluctabilité de la révolution socialiste. Depuis, l’économie politique bourgeoise a cessé d’être une science, elle est devenue une économie politique vulgaire ; elle se borne à enregistrer ce qu’elle voit à la surface de la vie sociale ; elle est devenue une économie politique apologétique qui cherche, au mépris de la vérité, en dépit de la réalité, à justifier le capitalisme et à le présenter comme le meilleur des mondes possibles.
L’aggravation de la lutte de classe…
… sonna le glas de l’économie bourgeoise scientifique. La question n’était plus de savoir si tel ou tel théorème était vrai, mais s’il était utile ou nuisible au capital, s’il lui causait de l’agrément ou du désagrément, s’il était contraire ou non aux règlements de police. La recherche désintéressée fit place au mercenariat, à l’innocente investigation scientifique succédèrent la mauvaise conscience et les mauvaises intentions des apologistes.
Marx, Le Capital, Livre I, P.U.F., Paris, 2009, p. 12.
La lutte pour une économie politique scientifique ainsi que pour toutes les autres sciences sociales devient la tâche du prolétariat, de la classe la plus opprimée dans la société capitaliste, de cette même classe qui ne redoute pas la révélation du mystère du capitalisme et qui est, au contraire, intéressée aux fins de son affranchissement, à révéler ce mystère. La seule économie politique scientifique est celle du prolétariat, l’économie politique marxiste, car l’intérêt de classe du prolétariat correspond à la tâche de la science. À la tâche de l’analyse des rapports sociaux et des lois du développement de la société capitaliste.
Bien au contraire, les intérêts de classe de la bourgeoisie freinent le développement de la science, comme le prouve le fait suivant. Lorsque les économistes bourgeois eurent déclaré la guerre à la théorie qui explique la valeur par le travail, l’un des disciples de Malthus (célèbre pour avoir « démontré scientifiquement » que la pauvreté et le chômage existent de toute éternité) écrivit en 1832 :
Que le travail est l’unique source de richesse semble être une doctrine aussi dangereuse que fausse, en ce qu’elle fournit malheureusement un point d’appui à ceux qui présentent toute propriété comme appartenant à la classe ouvrière et la partie qui est reçue par d’autres comme un vol ou une fraude à leur égard.
K. Marx, Histoire des doctrines économiques, tome 6, p. 100. Édition Costes, Paris, 1924.
De sorte, les économistes bourgeois affirment ouvertement que la science est nuisible puisqu’elle est dangereuse pour la bourgeoisie.
Les théories bourgeoises et social-démocrates de la valeur
Depuis que Marx a donné une théorie achevée de la valeur, depuis qu’il a révélé, grâce à elle, le mystère de l’exploitation capitaliste et démontré l’inéluctabilité du renversement révolutionnaire du capitalisme, les économistes bourgeois considèrent comme un point d’honneur de réfuter la théorie marxiste de la valeur. Tous, ils essaient de prouver que la valeur est créée par tout ce qu’on veut, sauf par le travail.
C’est l’économiste autrichien Böhm-Bawerk qui a fondé la plus « harmonieuse » théorie bourgeoise de la valeur comme contrepoids à celle de Marx. D’après Böhm-Bawerk, la valeur provient de l’utilité de la marchandise, c’est-à-dire de sa valeur d’usage. Ce ne sont pas seulement les marchandises qui ont de la valeur, celle-ci étant inhérente à tous les objets utiles, produits pour la consommation immédiate ou fournis par la nature, si leur nombre est limité, comme par exemple, la terre et l’eau dans les régions arides. Nous retrouvons aussi cette théorie chez les économistes bourgeois français, en particulier chez Charles Gide. Mais les valeurs d’usage des marchandises échangées sont différentes tandis que les marchandises comparées dans l’échange doivent nécessairement présenter quelque trait commun. En outre, le degré d’utilité d’une même marchandise est différent pour des personnes différentes, tandis que la grandeur de la valeur de la marchandise (exprimée par son prix) est indépendante des appréciations individuelles de telle ou telle personne. Les prix de mêmes marchandises ne varient pas pour divers acheteurs. Cette théorie de Böhm-Bawerk ne se distingue pas en somme de celle de l’économiste vulgaire Bailey qui écrivait déjà en 1825 :
« La richesse [valeur d’usage] est un attribut des hommes, la valeur est un attribut des marchandises. Un homme, ou une communauté, est riche ; une perle ou un diamant a de la valeur… Une perle ou un diamant a de la valeur en tant que perle ou que diamant. »
Cité par Marx dans Le Capital, Livre I, P.U.F., Paris, 2009, p. 95.
Les économistes bourgeois ne veulent et ne peuvent analyser ce qui est caché sous l’apparence des phénomènes parce qu’ils ne veulent pas reconnaître que la valeur est créée par le travail, parce qu’ils veulent dissimuler les contradictions de la production marchande et du capitalisme. Les « théoriciens » réformistes se placent également au point de vue bourgeois, bien qu’ils se réclament du marxisme ; comme les économistes bourgeois, ils identifient la valeur avec le prix et expliquent la grandeur de la valeur par les conditions de l’échange. Ils essaient d’expliquer la valeur non par la production, mais par la circulation (par l’échange), en niant ainsi que la valeur est créée par le travail.
Cette théorie réformiste sert de base à une autre théorie suivant laquelle le socialisme n’a nul besoin d’exproprier les capitalistes. Il suffirait que l’État (bourgeois, bien entendu) soit maître des organes appelés à régler la circulation (cette théorie porte le nom de la « socialisation par la circulation »). Les réformistes falsifient ainsi la théorie marxiste de la valeur pour justifier théoriquement leur abandon du socialisme.
L’importance de la théorie marxiste de la valeur
La théorie marxiste de la valeur n’est pas détachée des questions brûlantes de la lutte de classe. Quiconque prend position contre cette théorie, prend position contre le prolétariat ; quiconque s’en écarte sous tel ou tel prétexte ouvertement ou sous le couvert de phrases marxistes, abandonne à la fois le prolétariat et la science et se range du côté de la bourgeoisie.
La théorie de la valeur de Marx montre en premier lieu que le travail forme le contenu, la substance matérielle de la valeur. Il en découle que ce n’est pas la bourgeoisie, mais le prolétariat qui crée toutes les richesses de la société bourgeoise. En second lieu, cette théorie met en lumière le caractère réel des rapports sociaux de l’économie marchande. La théorie marxiste révèle le mystère de l’exploitation capitaliste voilée sous l’enveloppe des rapports d’échange entre les ouvriers et les capitalistes (l’ouvrier vend sa force de travail et achète au capitaliste ses moyens de consommation). En troisième lieu, cette théorie montre que la valeur est la loi du développement de l’économie marchande, que dans cette société l’homme n’est pas maître des produits de son travail, mais que, inversement, il est dominé par ces produits. Cette théorie montre qu’avec la suppression du capitalisme et de la production marchande en général disparaîtra aussi la loi de la valeur et que les hommes seront, en toute connaissance de cause, les maîtres de leurs rapports sociaux.
La théorie de la valeur de Marx comme toute sa doctrine économique est, d’après l’expression d’Engels, la critique socialiste de la société bourgeoise.
La doctrine de Marx et d’Engels que la production marchande engendre inévitablement le capitalisme fut approfondie et développée par Lénine à l’époque de sa lutte contre les populistes qui prétendaient que la Russie pourrait éviter le développement capitaliste, l’économie qui y dominait étant soi-disant communaliste. Se basant sur la doctrine de Marx, Lénine montra que la décomposition de l’économie paysanne communaliste était déjà avancée, que l’argent transformait l’économie naturelle en économie marchande et que le développement de cette dernière engendre les rapports capitalistes. Lénine revient à plusieurs reprises sur cette question. Au lendemain de la révolution d’Octobre et lors de la transition du communisme de guerre à la NEP, Lénine montra que, même dans les conditions de la dictature du prolétariat, la petite production engendre le capitalisme. La politique de l’État prolétarien doit entraver et limiter la croissance du capitalisme, engendré par la petite production marchande, et préparer en même temps les conditions du passage de la petite production à la grande production socialiste.
Plus tard, Staline a démontré que la lutte contre la collectivisation agricole ne pouvait que perpétuer la petite production marchande et, partant, le capitalisme.
… la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie constamment, chaque jour, à chaque heure, d’une manière spontanée et dans de vastes proportions.
V. I. Lénine, la Maladie infantile du communisme, Œuvres, tome 31, p. 18.
7. La loi essentielle de la période de transition
Dans la société socialiste, le travail ne revêt pas la forme de la valeur et ne se manifeste pas comme propriété de la marchandise. Mais cela ne veut pas dire que la loi de la valeur ne disparaît que lorsque la société socialiste est déjà entièrement construite et que dans la période de transition vers le socialisme la loi de la valeur continue d’être en vigueur. La loi de la valeur, comme loi du développement social, est abolie dès le commencement de la période de transition. La dictature du prolétariat une fois instaurée, la société s’engage dans la voie de l’abolition de la production marchande et de son remplacement par la production socialiste.
La production socialiste ne devient pas d’un seul coup absolument prédominante dans l’ensemble de l’économie nationale. La petite production marchande ne se transforme pas du jour au lendemain en grande production socialiste et les éléments capitalistes ne disparaissent pas aussitôt après l’instauration de la dictature du prolétariat.
Mais dès le début de la période de transition, quand, après l’expropriation de la bourgeoisie, la grande industrie, les transports, le commerce de gros et les banques passent entre les mains de l’État prolétarien et se transforment en entreprise de type socialiste conséquent, — dès ce moment la force déterminante du développement économique c’est la dictature du prolétariat.
Pendant la période de transition, la forme monétaire et marchande reste encore en vigueur d’abord en raison de l’existence de la petite production marchande et ensuite parce que même à l’intérieur des entreprises de l’État, il est impossible d’abandonner la forme monétaire de comptabilité et de contrôle tant que n’est pas achevée l’édification du socialisme.
À diverses étapes de la période de transition, le rôle de la forme marchande et monétaire se modifie suivant le degré de socialisation de l’économie nationale, suivant le rapport des forces entre les éléments socialistes, capitalistes et petits-bourgeois. Mais dès le début de cette période, la dictature du prolétariat utilise la forme marchande et monétaire pour la lutte contre les éléments capitalistes, pour la transformation socialiste de la petite production, pour la construction du socialisme.
Dans l’économie socialiste, les « marchandises » au lieu d’être produites par chaque entreprise isolément sont produites selon un plan conforme aux intérêts et aux objectifs de l’édification socialiste.
Le plan d’État comprend non seulement un plan pour le secteur socialiste de l’économie, mais aussi des mesures tendant à régler la production dans l’économie individuelle et à la reconstruire sur une base socialiste. À l’égard des éléments capitalistes, l’État prolétarien use de la forme monétaire et marchande comme de l’une de ses principales armes dans la lutte de classe pour la construction du socialisme.
Que le commerce et le système monétaire soient des méthodes de l’économie capitaliste, là n’est pas la question. L’important, c’est que les éléments socialistes de notre économie, luttant contre les éléments capitalistes, s’emparent de ces méthodes, de ces instruments de la bourgeoisie, pour surmonter les éléments capitalistes et les emploient avec succès contre le capitalisme, pour poser les fondements socialistes de notre économie. Grâce à la dialectique de notre développement, les fonctions et la destination de ces instruments de la bourgeoisie se transforment fondamentalement à l’avantage du socialisme, au détriment du capitalisme.
J. Staline, les Questions du léninisme, t. I, p. 374. Éditions sociales internationales, Paris, 1931.
La forme marchande et monétaire reste en vigueur à l’étape actuelle de l’édification socialiste, quand les éléments capitalistes n’existent plus, quand le système des kolkhoz a vaincu définitivement, quand…
… la forme socialiste domine sans partage et est la seule force qui commande dans l’ensemble de l’économie nationale.
J. Staline, Deux Mondes, p. 27. Bureau d’éditions, Paris, 1934.
À l’étape actuelle, le commerce soviétique se distingue du commerce qui existait au premier stade de la NEP, où le capital privé jouait un rôle important, où les kolkhoz et les sovkhoz présentaient une grandeur à peine visible, où n’existaient pas encore une puissante industrie socialiste ni un commerce d’État et de coopératives. Le commerce soviétique :
C’est un commerce sans capitalistes, grands et petits, un commerce sans spéculateurs, grands et petits. C’est un commerce d’un genre spécial inconnu de l’histoire jusqu’à ce jour et que nous, bolcheviks, sommes les seuls à pratiquer dans les conditions du développement soviétique.
J. Staline, le Bilan du premier plan quinquennal, p. 33. Bureau d’éditions, Paris, 1933.
Le passage du commerce à l’échange direct des produits et à la liquidation de la forme monétaire ne pourra s’opérer qu’après la construction définitive de la société socialiste.
L’argent subsistera encore longtemps parmi nous, jusqu’à l’achèvement du premier stade du communisme, stade socialiste du développement… L’argent est l’instrument de l’économie bourgeoise que le gouvernement soviétique a pris en mains et qu’il a adapté aux intérêts du socialisme pour déployer à fond le commerce soviétique et préparer ainsi les conditions de l’échange direct des produits… seul le commerce soviétique organisé à la perfection peut être suivi et remplacé par les échanges directs.
J. Staline, Deux Mondes, p. 55-56.
La domination de la loi de la valeur ne signifie pas que le producteur est maître du produit de son travail, mais, au contraire, elle signifie que le produit de son travail le domine ; les hommes ne sont pas maîtres de leurs propres rapports sociaux. La loi qui régit le développement social agit en dehors de la volonté et de la conscience des producteurs de marchandises, « derrière leur dos », comme une force aveugle, spontanée de la nature.
Par contre, dans la période transitoire, le développement ne se fait pas spontanément, en dehors de la volonté et de la conscience de la classe ouvrière exerçant sa dictature. Dans l’économie soviétique, il n’y a pas et il ne peut y avoir de loi agissant en dehors de la dictature du prolétariat. Chaque loi économique qui agirait en dehors de la dictature du prolétariat ne serait pas une loi du mouvement vers le socialisme, mais une loi du mouvement en arrière vers le capitalisme. La force décisive du développement de l’économie soviétique, comme économie de la période de transition vers le socialisme, c’est la dictature du prolétariat. La classe ouvrière qui exerce sa dictature sous la direction d’un parti communiste qui possède la connaissance des lois du développement historique — la théorie marxiste-léniniste — sait prévoir les conditions objectives de l’édification socialiste ; elle sait modifier ces conditions et surmonter les forces hostiles du vieux monde. Telle est la puissance qui dirige le mouvement vers la société socialiste sans classes.
Ce n’est pas par hasard que les trotskistes et les droitiers ont essayé de justifier leur lutte contre le léninisme par des lois « objectives » du mouvement s’exerçant en dehors de la dictature du prolétariat. Cette attitude implique la négation du rôle de la dictature du prolétariat dans la transformation socialiste de la petite production.
L’économie marchande simple dans la période de transition
La petite production, c’est, au fond, une économie marchande simple, une économie marchande sans salariat. La production marchande simple donne inévitablement naissance au capitalisme sans être elle-même du capitalisme. La nature du petit producteur est double.
Le paysan, en tant que travailleur, se sent attiré vers le socialisme ; il préfère la dictature des ouvriers à celle de la bourgeoisie. Le paysan, en tant que vendeur de blé, se sent attiré par la bourgeoisie, le commerce libre, c’est-à-dire en arrière vers le vieux capitalisme « routinier », « traditionnel ».
Lénine, « Salut aux ouvriers hongrois », Œuvres, tome 29, p. 394.
La possibilité de la transformation socialiste de la petite production dans les conditions de la dictature du prolétariat découle du fait que le petit cultivateur est un travailleur et que pour cette raison les contradictions entre lui et le prolétariat ne sont pas insurmontables. Le trotskisme nie la nature double du petit producteur, il ignore ce fait que le petit producteur est un travailleur, il ne voit que la tendance capitaliste du développement de la petite production et déclare qu’entre le prolétariat et les petits producteurs existent des contradictions insolubles. Pour le trotskisme, la petite production marchande ne peut pas être transformée en grande production socialiste. Elle doit être supprimée par la ruine des petits producteurs et par leur prolétarisation, ou, comme disait Préobrajenski, un des « théoriciens » du trotskisme, l’économie marchande simple doit être « dévorée » par l’économie de l’État socialiste.
Préobrajenski prétend que pour comprendre le mouvement de l’économie soviétique, il faut faire abstraction de la politique économique du pouvoir soviétique et trouver la loi « objective » qui s’exerce en dehors de la dictature du prolétariat. Cette loi, c’est, pour Préobrajenski, celle de « l’accumulation socialiste primitive » en vertu de laquelle le socialisme se crée lorsque l’économie de l’État socialiste « dévore » automatiquement la petite production.
Cette « théorie », qui nie la possibilité de l’alliance de la classe ouvrière et des paysans moyens ainsi que la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays, a conduit le trotskisme à son rôle de détachement d’avant-garde de la contre-révolution. D’après cette « théorie », le prolétariat n’est pas capable de conduire la masse des paysans et de diriger le développement de l’économie marchande simple dans la voie du socialisme.
La petite production engendre le capitalisme. Mais la dictature du prolétariat, basée sur le développement de la production socialiste, entrave cette tendance capitaliste de la petite production marchande, la paralyse et finit par la supprimer. En agissant par toute une série de mesures sur la petite production, l’État prolétarien restreint et, finalement, arrête le procès de la formation d’éléments capitalistes. Ces mesures créent les conditions pour transformer la petite production en grande production socialiste par la collectivisation intégrale, ce qui permet de liquider la dernière classe capitaliste, les koulaks.
Les opportunistes de droite nient également la nature double du petit producteur, mais, à la différence des trotskistes pour lesquels la petite production est une économie capitaliste, les droitiers ne voient dans le petit producteur que le travailleur et estiment que l’économie marchande simple est du même type que l’économie socialiste. Le fait que la petite production a pour base la propriété privée, et qu’elle donne naissance au capitalisme et que, par conséquent, elle est opposée à l’économie socialiste, ce fait est ignoré par les opportunistes. D’où leur théorie de l’incorporation automatique du petit producteur dans l’économie socialiste et de l’incorporation pacifique du koulak dans le socialisme.
La loi de la dépense du travail
Le camarade Boukharine affirmait que toute société, capitaliste ou socialiste, est régie par la « loi de la dépense du travail » en vertu de laquelle le travail social est réparti par branches de production et l’équilibre établi dans la production sociale. Dans le régime de la production marchande capitaliste, cette loi revêt la forme de la loi de la valeur, c’est-à-dire se couvre d’une enveloppe fétichiste de la valeur ; dans la société socialiste, elle jouerait directement, pour ainsi dire, « telle quelle ». Seule la forme changerait, le contenu resterait invariable.
Cette conception prétend que la petite production marchande est soumise aux mêmes lois que la production socialiste et qu’elle peut, grâce aux liens établis sur le marché avec la production socialiste, se transformer en production socialiste. Non seulement les petites exploitations paysannes, mais même celles des koulaks seraient susceptibles de s’incorporer pacifiquement dans le socialisme. D’où la théorie de l’extinction de la lutte de classe dans la période de transition.
Cette « loi de la dépense du travail » nie le rôle de la dictature du prolétariat dans le développement de l’économie soviétique. Puisqu’il existe une éternelle et immuable « loi de la dépense du travail », la dictature du prolétariat n’a qu’à s’y soumettre, étant impuissante à établir d’autres rapports de production que ceux imposés par cette loi. C’est en s’inspirant de cette « loi » que le camarade Boukharine a écrit qu’établir un plan, c’est prévoir ce qui serait arrivé si les choses étaient abandonnées à la spontanéité. En d’autres termes, le plan économique élaboré et appliqué par le prolétariat ne doit pas modifier les proportions entre les branches d’économie qui se seraient créées s’il n’y avait pas de plan. Ce n’est pas par hasard que les droitiers combattaient le plan quinquennal et la collectivisation de l’agriculture. Ils prétendaient que cette politique violait l’équilibre indispensable entre l’agriculture et l’industrie, violait la « loi de la dépense du travail ».
En réalité, cette théorie de « l’équilibre » a, objectivement, pour but de maintenir les positions de l’économie paysanne individuelle, de donner aux koulaks une « nouvelle » arme théorique dans leur lutte contre les kolkhoz et de discréditer ces derniers.
J. Staline, « La transformation du village soviétique à la lumière de la théorie marxiste-léniniste ». Correspondance internationale, 1930, no 2, p. 14.
La « loi de la dépense du travail », ainsi que la théorie de l’équilibre nient les contradictions inhérentes à la production marchande qui la conduisent dans la voie du développement capitaliste.
Le fait que le petit producteur est un travailleur présente une importance extrême pour l’ensemble de la politique prolétarienne. Il rend possible l’alliance de la classe ouvrière et des paysans moyens ainsi que la transformation socialiste de la petite production marchande. Mais le travail du petit producteur n’en reste pas moins le travail du propriétaire privé. On ne saurait pas « faire abstraction » de cette forme sociale du travail, car c’est là que réside la tendance capitaliste du développement de l’économie marchande simple.
La conception suivant laquelle une immuable « loi de la dépense du travail » agit à toutes les époques et chez tous les peuples, ne changeant que de forme, est une théorie antimarxiste. La forme ne peut changer ni disparaître si le contenu ne change pas.
La production marchande a pour base la propriété privée des moyens de production, tandis qu’à la base de la production socialiste se trouve la propriété collective. La production marchande et la production socialiste sont opposées l’une à l’autre. C’est pourquoi la transformation socialiste de la petite production marchande ne peut s’opérer que dans la lutte contre ses tendances capitalistes. Cette transformation ne peut s’effectuer spontanément ; l’État prolétarien doit lutter contre la tendance capitaliste et entraîner la masse des petits producteurs dans la voie de l’économie collective.
L’union de la classe ouvrière et de la paysannerie ne saurait être durable que si elle est basée sur la lutte contre les éléments capitalistes issus de la paysannerie.
J. Staline, les Questions du léninisme, tome 2, p. 290, Éditions sociales internationales, Paris, 1931.
Nous voyons ainsi que la force qui détermine le développement de l’économie de transition c’est le pouvoir prolétarien. Chaque tentative d’élaborer une loi de la période de transition, qui agirait en dehors de ce pouvoir, implique la négation du rôle historique du prolétariat, de la dictature du prolétariat, et aboutit à la lutte contre l’édification socialiste.