Dans les chapitres précédents, nous avons montré ce qu’est la plus-value et dévoilé l’essence de l’exploitation capitaliste. Cela nous donne une base pour comprendre quelle répercussion peut avoir sur la classe ouvrière le développement du capitalisme.
Le capital est une valeur qui s’accroît à mesure de son mouvement. Si le capitaliste, après avoir achevé le procès de production et converti la marchandise en argent, n’achetait pas des moyens de production et de la force de travail en vue de la production d’une nouvelle plus-value, il cesserait d’être capitaliste. Il en est de même de la classe capitaliste tout entière.
Le mode capitaliste de production implique donc la répétition continuelle du procès de production, c’est-à-dire la reproduction.
Sans la répétition incessante de la production, aucune société ne saurait exister. La reproduction est donc la condition de l’existence de toute société. Lorsque la production prend la forme capitaliste, le procès de reproduction est aussi un procès de reproduction capitaliste.
Il faut distinguer la reproduction simple et la reproduction élargie.
Dans la reproduction simple, le capital n’augmente pas, la plus-value créée n’est pas employée par le capitaliste, pour l’accroissement du capital. Dans la reproduction élargie, une partie de la plus-value créée est ajoutée à l’ancien capital et transformée en capital. La reproduction élargie signifie donc l’accumulation du capital, c’est-à-dire son accroissement par la transformation de la plus-value en capital.
1. La reproduction simple
Déjà la reproduction simple met à jour, dans les rapports entre la bourgeoisie et le prolétariat, des traits que l’on ne peut apercevoir en examinant l’exploitation capitaliste dans les cadres d’un seul cycle de production.
L’ouvrier fait crédit au capitaliste
L’ouvrier touche son salaire non au moment où il vend au capitaliste sa force de travail, non à la conclusion du contrat de travail, mais lorsqu’il a accompli le travail, c’est-à-dire lorsque le capitaliste a utilisé sa force de travail. En d’autres termes, l’ouvrier fait crédit au capitaliste, puisqu’il produit une valeur supérieure à celle de sa force de travail avant que le capitaliste ait acquitté la valeur de cette force de travail. Sans doute, le capitaliste lui verse le salaire avant d’avoir écoulé les marchandises. C’est pourquoi se crée l’apparence que le capitaliste avance, sur son propre fonds, le salaire à l’ouvrier. Cependant, cette apparence s’évanouit dès que nous dépassons le cadre d’un seul cycle de production et que nous examinons les rapports entre la classe ouvrière et la classe des capitalistes dans le procès de reproduction.
Supposons que le salaire soit payé à la fin de chaque semaine. Lorsque, dans le courant de la deuxième semaine, le capitaliste vend la marchandise produite pendant la première semaine, il convertit en argent la valeur créée par l’ouvrier au cours de la première semaine et c’est avec cet argent qu’il lui paye son salaire à l’expiration de la deuxième semaine.
Son travail [celui de l’ouvrier] du jour ou du semestre est payé par son travail de la veille ou du semestre précédent… La classe capitaliste remet continuellement à la classe ouvrière des lettres de change sur une partie du produit fourni par la seconde mais accaparé par la première. Mais l’ouvrier les rend tout aussi continuellement à la classe capitaliste et lui enlève ainsi la partie qui lui revient de son propre produit.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 12-13.
Tout capital est de la plus-value accumulée
Admettons, dira l’économiste bourgeois, qu’à la fin de la seconde semaine le capitaliste acquitte le salaire avec l’argent reçu de la vente de la marchandise produite pendant la semaine précédente. Mais il faut considérer qu’à la fin de la première semaine, le capitaliste n’a pas encore vendu sa marchandise et que, par conséquent, le salaire versé à la fin de cette première semaine est une valeur avancée par le capitaliste à l’ouvrier. Cette objection habituellement émise par les économistes bourgeois tend à démontrer que ce n’est pas l’ouvrier qui fait crédit au capitaliste, en touchant son salaire après que le capitaliste a usé de sa force de travail, mais que le capitaliste fait crédit à l’ouvrier, en lui versant le salaire avant la vente de la marchandise. Les économistes bourgeois veulent ainsi prouver que les capitalistes ne payent pas le salaire avec une partie de la valeur créée par la classe ouvrière, ils s’attachent à démontrer indirectement que le capital (le salaire étant une partie du capital, le capital variable) est honnêtement gagné par les capitalistes.
Mais cette objection ne tient pas debout. Nous avons déjà vu au début du chapitre 4 que la production capitaliste a pris naissance à la suite du pillage, de l’expropriation des petits producteurs immédiats (l’accumulation primitive). Par conséquent, déjà au point de vue historique, le capital c’est du travail d’autrui accumulé. Mais même en admettant un instant qu’un capitaliste ou même tous les capitalistes aient accumulé honnêtement, par leur labeur, leur capital initial, il n’en est pas moins vrai que, même dans le procès de reproduction simple, tout capital devient de la plus-value accumulée.
Prenons à titre l’exemple, un capital de 10 000 francs qui crée annuellement une plus-value de 2 000 francs entièrement consommée par le capitaliste. En cinq ans, ce dernier aura consommé la valeur de 10 000 francs, soit le montant de son capital. Sans doute, après cela, il reste au capitaliste le capital de 10 000 francs. Mais par sa valeur ce capital n’est déjà plus rien d’autre que de la plus-value accumulée. La situation ne change nullement du fait que le capitaliste estime avoir dépensé non la valeur du capital mais la plus-value.
Si quelqu’un consomme tout ce qu’il possède à se charger de dettes dont le montant égale celui de ses propriétés, l’ensemble de ses propriétés ne représentera que l’ensemble de ses dettes.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 15.
On voit donc que même en admettant que le capitaliste ait gagné son capital initial par son propre labeur, son capital se convertit tôt ou tard en travail d’autrui accumulé. Le salaire n’est que la forme monétaire de la valeur des moyens de subsistance de l’ouvrier, que les capitalistes versent à la classe ouvrière sur le produit créé par cette dernière.
La consommation individuelle des ouvriers
est une consommation productive
La consommation individuelle de l’ouvrier, au point de vue d’un seul cycle de production, n’est que sa consommation individuelle. Mais au point de vue de la reproduction, elle est une consommation productive puisqu’elle produit la force de travail nécessaire à la reproduction du capital.
Peu importe que l’ouvrier accomplisse sa consommation individuelle pour lui-même et non pour le capitaliste. C’est ainsi que la consommation des bêtes de somme n’en reste pas moins un facteur nécessaire du procès de production, bien que le bétail jouisse directement de ce qu’il mange.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 19.
Mais, si, au point de vue de la reproduction du capital, la consommation individuelle de la classe ouvrière est une consommation productive, elle ne l’est que dans la mesure où cela est nécessaire au capital. Tout ce que la classe ouvrière consomme en plus de ce qu’il faut pour assurer la production capitaliste par la force de travail est déjà de la consommation non productive. C’est pourquoi le capital tend constamment à réduire la consommation de l’ouvrier au minimum indispensable à la reproduction capitaliste. L’ouvrier appartient au capital dans le procès de production, c’est-à-dire alors que le capitaliste use de la force de travail achetée. Maintenant, nous voyons que…
… au point de vue social la classe ouvrière est par conséquent, même en dehors du procès de travail immédiat, un simple appendice du capital, tout comme n’importe quel autre instrument de travail.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 21.
La reproduction des rapports capitalistes
Le principal trait qui se manifeste dans le procès de reproduction, c’est la reproduction des rapports capitalistes. La marchandise produite par l’ouvrier appartient non à lui, mais au capitaliste. L’ouvrier fabrique son produit comme capital, comme une force qui s’oppose à lui et le domine. Le procès de reproduction terminé, le capitaliste retrouve son capital accru du montant de la plus-value, et l’ouvrier en sort avec son salaire. Après avoir consommé les moyens de subsistance, l’ouvrier reste de nouveau sans moyens d’existence et se voit dans la nécessité de vendre sa force de travail. Il reproduit sa force de travail comme une marchandise.
Par sa propre réalisation, le procès de production capitaliste reproduit donc la séparation entre la force de travail et les conditions de travail. Il reproduit et éternise ainsi les conditions d’exploitation de l’ouvrier. Il force constamment l’ouvrier à vendre sa force de travail pour vivre et met constamment le capitaliste à même d’acheter cette force pour s’enrichir. En réalité, l’ouvrier appartient au capital bien avant de se vendre au capitaliste.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 27.
Le procès de la reproduction simple reproduit les rapports de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie, c’est-à-dire ceux de l’esclavage salarié, la reproduction élargie reproduit les conditions d’existence de plus en plus pénibles de la classe ouvrière.
2. La reproduction élargie
La reproduction élargie est la répétition du procès de production dans une proportion grandissante grâce à la transformation de la plus-value en capital. Prenons un capital de 6 000 francs se composant de 3 000 francs de capital constant et de 3 000 francs de capital variable. Avec le taux de la plus-value ou le degré d’exploitation de 100 %, la masse de la plus-value sera de 3 000 francs. Si le capitaliste ajoute au capital 2 000 francs sur les 3 000 de plus-value, le rapport entre le capital constant et le capital variable restant sans changement, il obtiendra un nouveau capital de 8 000 francs, dont 4 000 de capital constant et 4 000 de capital variable. Le taux de la plus-value étant de 100 %, la masse de cette dernière montera à 4 000 francs. Avec la conversion d’une partie de cette plus-value en capital, on obtiendra un capital plus grand que 8 000 francs, lequel donnera à son tour une plus grande plus-value, etc. Il se produit l’accumulation du capital. Plus grande est l’accumulation du capital, plus il crée de plus-value ; plus il se crée de plus-value, plus grande est l’accumulation du capital.
Le rapport entre le capital constant et le capital variable déterminé par le niveau technique de la production porte le nom de composition organique du capital. Avec l’augmentation du nombre des machines employées et de la quantité des matières premières transformées par un ouvrier, le capitaliste dépense relativement plus pour le capital constant et relativement moins pour le capital variable. Il se produit un accroissement de la composition organique du capital.
L’accumulation et la composition organique du capital
Examinons d’abord l’accumulation, lorsque la composition organique du capital reste la même (l’exemple que nous venons de citer). Cette accumulation avait lieu surtout au début de la production capitaliste où les machines n’étaient guère employées (la période des manufactures). Dans ces conditions, tout élargissement de la production impliquait l’accroissement du capital variable dans la même proportion que celui du capital constant. Mais cela signifiait que la croissance de la demande de main-d’œuvre était en somme proportionnelle à la croissance du capital.
Il peut arriver que les besoins de l’accumulation du capital soient supérieurs à l’accroissement du nombre d’ouvriers, qu’on demande plus d’ouvriers qu’il ne s’en présente et que les salaires montent.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 73.
Mais ce relèvement des salaires ne peut être que temporaire. Les salaires une fois augmentés, la plus-value diminue, les autres conditions étant égales. Si la diminution de la plus-value atteint des proportions importantes, l’accumulation diminuera d’autant. Mais la diminution de cette dernière conduit à la diminution de la demande de main-d’œuvre et par conséquent à celle des salaires.
On voit donc que le mouvement des salaires est subordonné aux nécessités de l’accumulation du capital même lorsque celle-ci a lieu sans aucun changement de la composition organique du capital.
Le développement du capitalisme est rattaché d’une façon indissoluble à la croissance de la composition organique du capital. Dans le régime de la concurrence, la victoire appartient au capitaliste qui vend la marchandise au prix le plus bas. Aussi, chaque capitaliste cherche-t-il à baisser ses prix de revient ; il a recours à la baisse des salaires et à l’introduction de nouvelles machines qui augmentent la productivité du travail. Mais cela implique la croissance de la composition organique du capital, c’est-à-dire l’augmentation de la part du capital constant dans l’ensemble du capital ou une croissance plus rapide du capital constant par rapport au capital variable.
Reprenons notre précédent exemple et supposons qu’ajoutant à son capital 2 000 francs de plus-value accumulée, le capitaliste investisse dans le capital constant et dans le capital variable non pas 4 000 francs pour chacun, mais 4 500 dans le capital constant et 3 500 dans le capital variable. L’un et l’autre auront subi une augmentation, mais le capital constant se sera accru plus rapidement que le capital variable. En admettant que le taux de la plus-value reste le même, soit 100 %, la masse de la plus-value montera à 3 500.
Mais avec l’accroissement de la composition organique du capital, la productivité du travail grandit, ce qui fait naître la production de la plus-value relative et la croissance du taux de la plus-value. Ce dernier subissant un accroissement de 50 % et atteignant le chiffre de 150 %, le capital variable de 3 500 créera une plus-value de 5 250 francs.
Plus vite augmente la composition organique du capital, plus rapidement s’accroît la productivité du travail et en même temps le taux et la masse de la plus-value. Mais si la plus-value s’accroît rapidement, l’accumulation du capital devient plus rapide, cette accumulation n’étant rien d’autre que la transformation de la plus-value en capital.
La croissance de la composition organique du capital accélère l’accumulation. Mais la croissance de celle-ci implique l’extension de la production, l’agrandissement de l’entreprise. Or, dans une grande entreprise, il existe plus de possibilités d’appliquer de nouvelles machines, c’est-à-dire d’augmenter la composition organique du capital.
Le rythme accéléré de l’accumulation dû à la croissance de la composition organique du capital devient à son tour la cause de la croissance accélérée de la composition organique du capital, ce qui accélère encore l’accumulation, etc.
La loi de l’appropriation capitaliste
Même dans la reproduction simple tout capital se transforme tôt ou tard en plus-value accumulée. Mais dans la reproduction élargie, le capital supplémentaire représente, dès le début, la plus-value transformée en capital. C’est justement avec cette plus-value que le capitaliste paye la force de travail supplémentaire nouvellement achetée qui crée encore davantage de plus-value. Le capitaliste utilise le travail non payé comme moyen pour soutirer de nouveau du travail non payé.
L’appropriation par le capitaliste du travail non payé, loin de contredire les lois de l’échange des marchandises, découle au contraire de ces lois. L’ouvrier touche la valeur de sa force de travail et la plus-value qu’il a créée est appropriée par le capitaliste en vertu des lois de l’échange des marchandises : celui qui avait acheté la force de travail, devient maître de la valeur d’usage de cette unique marchandise qui possède la vertu de produire une valeur supérieure à la sienne. Primitivement, l’échange des équivalents est fondé sur un mode de production dans lequel le produit du travail appartient à son producteur. Cette appropriation reposait sur le travail du producteur lui-même, alors que l’appropriation capitaliste ne repose pas sur le travail personnel du capitaliste, mais constitue l’appropriation du travail non payé d’un autre.
À l’origine, le droit de propriété nous apparaissait comme fondé sur le travail personnel. Actuellement, la propriété nous apparaît chez le capitaliste comme le droit de s’approprier sans paiement le travail d’autrui ou le produit de ce travail ; chez l’ouvrier comme l’impossibilité de s’approprier son propre produit.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 36.
En s’appropriant (en vertu des lois de la circulation des marchandises) le travail d’autrui, le capitaliste obtient la possibilité d’exploiter plus d’ouvriers. Plus l’ouvrier produit de plus-value, plus il augmente le capital, c’est-à-dire qu’il produit lui-même dans une proportion croissante la force qui l’asservit et le domine. L’accumulation du capital c’est l’exploitation et l’asservissement accentués de la classe ouvrière.
La concentration et la centralisation du capital
L’accumulation du capital signifie en même temps la concentration. En général…
Tout capital est une concentration plus ou moins grande des moyens de production avec le commandement correspondant d’une armée plus ou moins grande d’ouvriers.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 89.
L’accumulation du capital signifie la croissance de cette concentration des moyens de production sociaux entre les mains de capitalistes individuels et de la domination du capital sur le travail. En d’autres termes, la concentration aggrave la contradiction fondamentale du capitalisme entre la production sociale et l’appropriation capitaliste.
L’accumulation du capital et la concentration qui s’y rattache sont suivies du procès de la centralisation du capital. Si la concentration s’opère par l’adjonction à l’ancien capital d’un capital nouveau, par la transformation de la plus-value en capital, c’est-à-dire par l’accumulation, la centralisation c’est le groupement des capitaux individuels déjà existants entre les mains d’un nombre de moins en moins grand de capitalistes.
Cela provient du fait que les capitalistes les plus faibles succombent dans la concurrence et que leurs entreprises passent entre les mains de capitalistes plus forts. La victoire reste à ceux qui ont concentré le plus de moyens de production et qui commandent « une plus grande armée ouvrière ». Par conséquent, sous ce rapport, la concentration est la base de la centralisation.
La centralisation du capital se produit également par le groupement de plusieurs capitaux en un capital commun, d’un groupe de capitalistes en une société par actions. Les participants des sociétés par actions deviennent les copropriétaires de l’entreprise (sur les sociétés par actions, voir chapitre 10). Il se crée donc une grosse entreprise dont la composition organique du capital est plus élevée. Ici, l’accumulation et la concentration se font plus rapidement. Donc, la centralisation du capital, sans être par elle-même de l’accumulation (puisqu’elle est le groupement de capitaux existants) favorise l’accumulation et la concentration, la recrudescence de l’exploitation.
La diminution relative du capital variable
L’accumulation par la croissance de la composition organique du capital et la centralisation qui lui est consécutive ont pour effet la diminution relative du nombre des ouvriers occupés. Pour s’en bien rendre compte, reprenons les exemples précédents.
Le capital de 6 000 francs, qui se compose de 3 000 francs de capital variable et de 3 000 francs de capital constant, a produit une plus-value de 3 000 francs dont 2 000 sont convertis en capital. Supposons que la composition organique de l’ancien capital (6 000 francs) ne change pas, mais que la composition organique du capital additionnel change, que celui-ci se compose non de mille francs de capital constant et de mille francs de capital variable, mais mettons de 1 250 francs de capital constant et de 750 francs de capital variable. Cela veut dire que le capital additionnel de 2 000 francs occupe maintenant moins d’ouvriers que si sa composition organique restait inchangée. Le capital variable a subi un accroissement absolu (de 3 000 à 3 750 francs), mais il a subi une décroissance relative puisqu’il forme dorénavant une part moins grande de l’ensemble du capital (qui comprend 53 % de capital constant et 47 % de capital variable).
Lorsque les vieux moyens de production seront usés et remplacés par d’autres, ce remplacement se fera de manière que la composition organique de l’ancien capital se trouvera relevée. Admettons qu’il se décompose désormais en 3 250 francs de capital constant et en 2 750 francs de capital variable. Cela prouve qu’il occupe maintenant un nombre moindre d’ouvriers qu’auparavant. Le capital tout entier se composera désormais de 4 500 francs (3 250 francs + 1 250 francs) de capital constant et de 3 500 francs (2 750 francs + 750 francs) de capital variable. Ici, le capital variable s’accroît dans une proportion encore moindre que dans le cas où s’opère le relèvement de la composition organique du capital additionnel seulement.
En augmentant d’étendue, de concentration et d’efficacité technique, les moyens de production sont de moins en moins des moyens d’occupation de l’ouvrier… D’une part, le capital additionnel formé dans le cours de l’accumulation attire donc, proportionnellement à sa grandeur, des ouvriers de moins en moins nombreux. D’autre part, le capital ancien, périodiquement reproduit dans une composition nouvelle, repousse de plus en plus les ouvriers qu’il occupait autrefois.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 92-93.
En produisant dans une proportion grandissante le capital, la classe ouvrière reproduit dans une proportion plus grande non seulement les moyens de son asservissement et de son oppression, mais aussi les moyens qui rendent superflues des quantités de plus en plus considérables d’ouvriers. C’est là l’une des lois les plus importantes du développement du capitalisme, loi qui est non seulement la conséquence, mais aussi la condition de ce développement et qui exerce une influence énorme sur la situation de la classe ouvrière en régime capitaliste.
3. La surpopulation relative. La loi générale de l’accumulation capitaliste
La surpopulation relative
La production capitaliste se développe d’une façon inégale, c’est pourquoi la croissance de la composition organique du capital et la formation d’un excédent de population ouvrière qui lui est consécutive s’opèrent d’une manière inégale. Dans telles branches et entreprises, les ouvriers sont évincés de la production, dans telles autres, on en embauche. Mais dans toutes les branches de la production capitaliste, il se forme une surpopulation relative, un excédent d’ouvriers privés de tout moyen d’existence.
L’accumulation capitaliste produit constamment et proportionnellement à son énergie et à son étendue, une population ouvrière additionnelle dépassant les besoins moyens de la mise en valeur du capital… Avec l’accumulation du capital produite par elle-même, la population ouvrière produit donc, dans des proportions sans cesse croissantes, les moyens de la surpopulation relative. C’est là une loi de population particulière au mode de production capitaliste.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 94-97.
Telle est la loi de la production capitaliste. La surpopulation ne provient pas des lois naturelles, mais du mode capitaliste de production : l’excédent de la population n’existe que par rapport aux besoins du capital, mais nullement par rapport aux moyens de production qui, eux, seraient capables d’occuper cet « excédent » de population et de produire ses moyens de subsistance.
L’économiste bourgeois anglais Malthus (1766-1834) a formulé une théorie en vertu de laquelle la pauvreté, la misère et le chômage sont conditionnés par les lois immuables de la nature. L’humanité se multiplierait plus rapidement que n’augmentent les moyens d’existence. Aussi, une partie de l’humanité serait-elle vouée à la famine de toute éternité. Malthus conseillait à la classe ouvrière de limiter les naissances. Selon lui, la surpopulation est une loi naturelle et non la loi du mode capitaliste de production.
Il suffit de regarder de près la réalité capitaliste pour se convaincre que la « loi de Malthus » est une absurdité complète. Ainsi, pendant les crises, la surpopulation relative prend des proportions particulièrement considérables. D’un côté, nous avons des fabriques qui ne fonctionnent pas, c’est-à-dire que nous avons un excédent de moyens de production, les marchandises produites ne trouvant pas de débouchés se détériorent et sont même détruites par les capitalistes, et, d’un autre côté, nous avons des armées de sans-travail privés de moyens d’existence et ne trouvant pas à appliquer leur force de travail.
[…] les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance.
Engels : Anti-Dühring, p. 315.
En régime capitaliste, les moyens de production ne sont pas simplement des moyens de production, mais du capital ; les marchandises y sont produites d’une façon capitaliste, elles renferment une quantité déterminée de plus-value. Avant d’être consommées, ces marchandises doivent être converties en argent pour apporter aux capitalistes la plus-value qui y est renfermée. C’est à cette seule condition que les moyens de production peuvent fonctionner comme capital.
La nécessité pour les moyens de production et de subsistance de prendre la qualité de capital se dresse comme un spectre entre eux et les ouvriers. C’est elle seule qui empêche la conjonction des leviers matériels et personnels de la production ; c’est elle seule qui interdit aux moyens de production de fonctionner, aux ouvriers de travailler et de vivre.
Engels : Anti-Dühring, p. 316.
Donc la surpopulation relative existe parce qu’il existe le capitalisme. Avec l’abolition de ce dernier, la surpopulation relative est appelée à disparaître. La meilleure preuve en est l’exemple de l’U.R.S.S. où le chômage est liquidé définitivement.
Les formes de la surpopulation relative
Il existe trois formes de surpopulation relative.
La première forme c’est la surpopulation flottante. Elle comprend les ouvriers temporairement sans travail, évincés d’une entreprise ou d’une branche de travail et qui, après un certain laps de temps, reprennent le travail dans une autre entreprise ou branche de production. À mesure du développement du capitalisme, le nombre des ouvriers absorbés dans l’industrie dépasse celui évincé de la production. Néanmoins, en dépit de l’accroissement général du nombre des ouvriers occupés, une masse d’ouvriers en excédent existe continuellement, même dans les périodes d’essor industriel, seulement sa composition change : tels ouvriers en sortent, tels autres y entrent. C’est pourquoi Marx appelle cette forme la surpopulation flottante. Les jeunes ouvriers sont rangés dans cette forme de surpopulation relative. Dans une grande production capitaliste mécanisée, il faut toujours un grand nombre de jeunes gens qui ne sont nécessaires ici que jusqu’à leur majorité. Une fois majeurs, ils sont mis hors de l’entreprise et restent sans travail en attendant de se placer ailleurs. La surpopulation flottante (le chômage au sens étroit du terme) s’aggrave surtout lors des crises. Mais elle existe toujours. Voici les données pour l’Allemagne concernant le pourcentage des sans-travail syndiqués (il faut considérer que les syndicats sont loin de grouper tous les ouvriers et que le chômage sévit le plus intensément parmi les ouvriers non syndiqués) :
Années | % des chômeurs | Années | % des chômeurs |
1904 | 2,0 | 1910 | 1,9 |
1905 | 1,6 | 1911 | 1,9 |
1906 | 1,1 | 1912 | 2,0 |
1907 | 1,4 | 1913 | 2,9 |
1908 | 2,9 | 1914 | 7,7 |
1909 | 2,8 |
Telle était la situation dans tous les pays capitalistes. Mais ce n’est qu’après la guerre que le chômage prit des proportions particulièrement menaçantes en connexion avec la crise générale du capitalisme. Ainsi, en Allemagne, le pourcentage des chômeurs n’est jamais descendu depuis la guerre au-dessous de 6-7 % et a atteint, en 1932, 45 % sans compter les chômeurs partiels et les membres des familles de chômeurs. En Angleterre, avant la guerre, le nombre des chômeurs était de 1 à 2 % aux années d’essor industriel et de 6 à 9 % aux années de crise ; depuis la guerre, il n’est jamais descendu au-dessous de 7 et a atteint, en 1933, le chiffre de 47 %. Aux États-Unis, avant la guerre, les chômeurs représentaient de 1 à 3 % aux années d’essor et de 8 à 9 % aux années de crise ; après la guerre, aux années d’essor, le pourcentage était de 8 à 9 % et en 1932 atteignait le chiffre de 40 %.
En 1933, suivant les données de statistiques bourgeoises, le nombre des chômeurs dans le monde entier était de 30 millions. Mais si l’on tient compte de ce que les données officielles des statistiques bourgeoises diminuent le chiffre véritable des chômeurs et que dans beaucoup de pays il n’existe pas de statistiques de chômage, nous arrivons à la conclusion qu’en 1933 il y avait, dans tout le monde capitaliste, beaucoup plus de 30 millions de chômeurs.
Au cours des années 1933-34, dans une série de pays capitalistes s’est produit un certain accroissement de la production, mais cela n’a pas amené une diminution notable du chômage. Cet accroissement de la production est dû surtout à une augmentation de l’intensité du travail. Ainsi, par exemple, suivant les données statistiques officielles, la production industrielle aux États-Unis, en 1933, s’est accrue de 20 %, par rapport à la production de 1932, mais le pourcentage des ouvriers occupés, au cours de cette période, s’est accru seulement de 6,5 %.
Dans le dernier chapitre du présent ouvrage, nous reviendrons encore sur la question du caractère et de la portée du chômage d’après-guerre. Pour le moment, nous nous bornerons à noter que les dimensions formidables de ce chômage ne permettent pas de conclure qu’il n’est consécutif qu’aux crises. Tous les chiffres donnés plus haut attestent que le chômage existe toujours dans les conditions du capitalisme, bien que ses proportions varient.
La deuxième forme de la surpopulation relative, c’est la surpopulation latente. Les ouvriers salariés de l’agriculture font partie de ce groupe. À la différence de l’industrie, dans l’agriculture, l’accumulation du capital sur la base de la croissance de sa composition organique entraîne toujours une diminution absolue du capital variable et, partant, des ouvriers occupés. En outre, la campagne fournit sans cesse des masses considérables de paysans ruinés. Toute cette multitude d’ouvriers agricoles et de paysans ruinés est obligée de se contenter d’un salaire de famine et entre dans l’industrie dès que l’occasion se présente.
La troisième forme de la surpopulation relative c’est la surpopulation stagnante. Ce sont des ouvriers privés de travail et qui vivent tant bien que mal en travaillant irrégulièrement. À cette catégorie appartiennent entre autres les ouvriers travaillant à domicile pour les fabriques et les grands magasins.
Elle fournit au capital un réservoir inépuisable de force de travail disponible… Elle est caractérisée par un maximum de temps de travail et un minimum de salaires.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 113.
Cette forme de surpopulation relative comprend ce qu’on appelle le lumpenprolétariat, le prolétariat en haillons, les vagabonds, criminels, prostituées, dévoyés, misérables, infirmes, victimes d’accidents de travail, malades, veuves d’ouvriers, orphelins, enfants de tous ces malheureux plongés dans une misère inextricable.
Le paupérisme constitue l’hôtel des invalides de l’armée active des travailleurs et le poids mort de l’armée de réserve industrielle.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 114.
La loi générale de l’accumulation capitaliste
Cette masse de prolétaires, quelle que soit la forme de cette surpopulation, flottante, latente, stagnante, constitue l’excédent de la population en régime capitaliste, la surpopulation relative. Conséquence du mode capitaliste de production, la surpopulation relative devient à son tour la condition de l’existence et du développement du capitalisme. Le développement de ce dernier se produit par l’extension inégale de la production. Un tel développement serait impossible, si l’extension de la production se heurtait chaque fois au manque de main-d’œuvre. En créant la surpopulation relative, le capitalisme crée par là même une réserve de main-d’œuvre perpétuellement en quête de travail. C’est pourquoi Marx appelle la surpopulation relative l’armée industrielle de réserve.
L’excédent de la population, supplément nécessaire à l’excédent de la production, est l’attribut indispensable de l’économie capitaliste sans lequel elle ne pourrait ni exister ni se développer.
V. I. Lénine : Œuvres complètes, tome 2, p. 47, édition russe.
Plus le capitalisme se développe et plus doit être grande l’armée de réserve.
La grandeur relative de l’armée de réserve industrielle croit donc avec les ressorts de la richesse. Mais plus cette armée de réserve est nombreuse par rapport à l’armée active des travailleurs, et plus est grande la surpopulation consolidée dont la misère est en raison inverse de son travail. Enfin, plus est grande la couche misérable de la classe ouvrière et l’armée de réserve industrielle, et plus est considérable le paupérisme officiel. Telle est la loi absolue générale de l’accumulation capitaliste.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 115.
4. L’appauvrissement de la classe ouvrière
La situation de la classe ouvrière en régime capitaliste est déterminée par l’essence même du régime. L’ouvrier n’est libre que formellement, ce n’est que formellement qu’il bénéficie de droits égaux à ceux du capitaliste. Pratiquement, cette « liberté » de l’ouvrier ne fait que masquer son esclavage. Le fait que l’ouvrier est dépourvu de moyens de production le transforme en un esclave salarié du capitaliste, propriétaire des moyens de production. En régime capitaliste, l’ouvrier n’a le droit de vivre que dans la mesure où il produit la plus-value pour le capitaliste, dans la mesure où il est un objet d’exploitation.
Donc, dès que le capital s’avise — idée nécessaire ou arbitraire – de ne plus être pour l’ouvrier, celui-ci n’existe plus pour lui-même, il n’a pas de travail, donc pas de salaire, et comme il n’a pas d’existence en tant qu’homme mais en tant qu’ouvrier, il peut se faire enterrer, mourir de faim, etc. Aussi, dès que l’idée vient au capital — nécessairement ou arbitrairement — de n’exister plus pour l’ouvrier, il [l’ouvrier] n’existe plus pour soi, il n’a aucun travail, par conséquent aucun salaire, et puisqu’il existe non comme homme, mais comme ouvrier, il peut se laisser enterrer, mourir de faim, etc.
K. Marx : Manuscrits économiques et philosophiques, 1844, p. 97, édition allemande.
Puisque, en régime capitaliste, la classe ouvrière est privée de conditions humaines d’existence, elle vit dans la misère.
La misère, dit Marx, découle de la nature même du travail moderne.
K. Marx : Manuscrits économiques et philosophiques, 1844, p. 45, édition allemande.
La société capitaliste est donc une société basée sur la misère. Plus le capitalisme se développe et plus grandit la misère de la classe ouvrière, plus forte est sa paupérisation.
Le système du travail salarié est donc bien un système d’esclavage et, en vérité, un esclavage d’autant plus dur que se développent les forces sociales productives du travail, quel que soit le salaire, bon ou mauvais, que reçoive l’ouvrier.
K. Marx et F. Engels : Critiques des programmes…, p. 30.
La misère de la classe ouvrière en régime capitaliste découle du fait qu’elle est privée de moyens de production. Cette situation du prolétariat conditionne la baisse de son niveau de vie. Au fur et à mesure du développement du capitalisme, l’ouvrier satisfait de moins en moins ses besoins.
La classe ouvrière ne peut mettre un terme à la paupérisation que par la voie révolutionnaire. C’est parce que Marx a déduit de l’analyse du régime capitaliste et de l’analyse de la situation de la classe ouvrière la nécessité de la révolution prolétarienne et de la dictature du prolétariat, que la bourgeoisie et ses valets cherchent, par tous les moyens, à démentir la doctrine marxiste de la paupérisation des masses en régime capitaliste.
Critique de la théorie réformiste de l’accumulation capitaliste
Lorsque, au 19e siècle, s’accentua la lutte de classe, lorsque la doctrine de Marx commença à gagner la classe ouvrière et lorsque s’accrut la force d’organisation du prolétariat, la bourgeoisie fut contrainte de consentir quelques mesures d’assurance sociale, de protection du travail, etc. Ce faisant, la bourgeoisie cherchait à endiguer le mouvement révolutionnaire en jetant quelques aumônes à la classe ouvrière. Il surgit alors un grand nombre de savants bourgeois qui se sont attachés à démontrer de mille manières que l’on peut, par des réformes, améliorer la situation de la classe ouvrière dans le cadre du régime capitaliste.
Le propagateur de cette influence bourgeoise dans la classe ouvrière fut le réformisme dont le fondateur théorique, Bernstein, prit, à la fin du siècle dernier, position contre la théorie marxiste de la paupérisation des masses. Bernstein affirmait que les différences de situation entre la bourgeoisie et le prolétariat diminuent, que la part de la classe ouvrière dans le total du revenu national grandit avec le développement du capitalisme. Donc, il ne faut pas de révolution ; on peut, par des réformes graduelles, arriver à améliorer d’une façon radicale la situation de la classe ouvrière, en régime capitaliste.
Les théoriciens social-démocrates contemporains nient l’inéluctabilité du chômage et de la misère en régime capitaliste. Ainsi, Braunthal, que nous avons déjà rencontré plus haut, écrit :
En somme, parallèlement à la croissance de l’offre de main-d’œuvre, la demande grandit aussi en proportion.
Mais dès l’instant que l’on peut abolir le chômage, la misère et la famine en régime capitaliste, à quoi bon le socialisme ? Il est totalement inutile.
Kautsky, qui avait pris position contre Bernstein (et qui d’ailleurs déclare aujourd’hui que cette position inconséquente contre Bernstein fut une erreur) affirmait que la situation de la classe ouvrière en régime capitaliste s’aggravait relativement, mais non absolument. Il se basait sur la croissance des salaires à la fin du 19e siècle. La part du salaire dans l’ensemble du revenu national tombe, soit, mais sa grandeur absolue monte ; il augmente plus lentement que les revenus des capitalistes, oui, mais il augmente tout de même. La situation de la classe ouvrière s’améliore d’une façon absolue, mais le fossé entre le prolétariat et la bourgeoisie augmente. D’après Kautsky, la classe ouvrière s’appauvrit non d’une façon absolue mais d’une façon relative.
Par sa théorie de l’appauvrissement relatif, Kautsky, déjà avant la guerre, était, au fond, arrivé au même point de vue réformiste que Bernstein. Car si le capitalisme peut assurer l’amélioration absolue de la situation de la classe ouvrière, ce n’est donc plus le marxisme révolutionnaire, mais le réformisme qui a finalement raison. Certes les revenus des capitalistes s’accroissent plus vite que ceux des ouvriers, mais du moment que les revenus ouvriers croissent, la classe ouvrière doit-elle s’occuper des revenus capitalistes qui augmentent à un rythme plus accéléré ? Bien au contraire, l’accroissement des revenus capitalistes est la condition de la croissance des salaires. Il ne faut pas renverser le capitalisme, on peut arriver par des réformes à améliorer peu à peu la situation de la classe ouvrière dans le cadre du régime capitaliste. Telle est la conclusion qui découle en toute logique de la théorie de l’appauvrissement relatif. Cette théorie de Kautsky est en réalité la négation de l’appauvrissement en général. Et ce n’est pas par hasard qu’aujourd’hui Kautsky nie même l’appauvrissement relatif de la classe ouvrière. Dans ses derniers ouvrages, il affirme catégoriquement que le capitalisme est intéressé au relèvement du bien-être matériel et culturel de la classe ouvrière. Ce n’est pas par hasard que Kautsky est aujourd’hui un des défenseurs les plus farouches du capitalisme et un ennemi acharné de l’Union soviétique.
Cette théorie réformiste qui nie l’appauvrissement absolu de la classe ouvrière en régime capitaliste a trouvé sa répercussion dans la théorie et dans la pratique de l’opportunisme. Ainsi, le camarade Boukharine croyait que, dans les pays impérialistes, la situation de la classe ouvrière s’améliorait, seulement aux dépens des colonies. D’après Boukharine, l’appauvrissement absolu se produit à l’échelle mondiale, mais dans les principaux pays capitalistes, le prolétariat ne s’appauvrit que d’une façon relative. On rencontre parfois l’opinion que, dans les pays capitalistes, l’appauvrissement absolu de la classe ouvrière n’a commencé que depuis la fin de la guerre, ou tout au moins depuis la période impérialiste, mais qu’avant la guerre ou avant la période de l’impérialisme, au 19e siècle, il n’y avait qu’un appauvrissement relatif.
Au fond, toutes ces conceptions constituent, sous une forme ou l’autre, une justification de la théorie de Kautsky de l’appauvrissement relatif. En raison de l’importance décisive de cette question pour déterminer les objectifs et les tâches de la lutte de classe du prolétariat, il nous faut l’étudier en détail.
Le niveau de vie de la classe ouvrière
Les adversaires de Marx réduisent le problème de la situation de la classe ouvrière en régime capitaliste à la question de son niveau de vie et ils mesurent le niveau de vie par le montant du salaire. Ils affirment qu’une amélioration radicale de la situation de la classe ouvrière est possible en régime capitaliste.
C’est là une conception foncièrement fausse, apologétique.
Premièrement, le niveau de vie de l’ouvrier, le degré de satisfaction de ses besoins, sont déterminés par la situation de la classe ouvrière et non le contraire. Que le niveau de vie du prolétariat soit plus élevé ou plus bas à tel ou tel moment, sa situation de classe n’en changera pas.
Deuxièmement, le montant du salaire est un des facteurs qui déterminent le niveau de la vie des ouvriers occupés. Or, lorsque nous parlons du niveau de vie de la classe ouvrière dans son ensemble, il faut voir aussi la situation de la masse des chômeurs. À mesure du développement du capitalisme, l’armée de réserve augmente. Une masse de plus en plus grande de travailleurs est privée de tout moyen de subsistance. La croissance de l’armée de réserve aggrave aussi la situation des ouvriers occupés, car plus les chômeurs sont nombreux et plus il est facile à la bourgeoisie d’abaisser les salaires et de prolonger la journée de travail.
Troisièmement, le niveau de vie des ouvriers occupés n’est pas déterminé seulement par le montant des salaires. Le salaire, c’est ce que l’ouvrier reçoit du capitaliste. Or, pour définir le niveau de vie de l’ouvrier, il importe aussi de savoir combien l’ouvrier donne au capitaliste, dans quelle proportion il dépense sa force de travail.
Pour juger du niveau de vie de la partie occupée de la classe ouvrière, il est nécessaire de tenir compte non seulement du montant des salaires, mais encore de la durée de la journée de travail, de l’intensité du travail, des maladies et de la mortalité, de la croissance des accidents de travail, des conditions du logement, etc. Réduire la question du niveau de vie de la classe ouvrière à celle du montant du salaire en faisant abstraction des autres facteurs, c’est enjoliver la situation de la classe ouvrière.
La baisse du salaire au-dessous de la valeur de la force de travail
Lors de la baisse des salaires réels, l’aggravation absolue de la situation de la classe ouvrière est évidente. Mais la baisse absolue du niveau de vie a lieu également lors de la croissance des salaires réels, quand cette croissance retarde sur celle de la dépense de la force de travail et celle des besoins qui s’y rattache, quand le salaire tombe au-dessous de la valeur de la force de travail.
Un des plus importants facteurs occasionnant la baisse des salaires au-dessous de la valeur de la force de travail, c’est la surpopulation relative.
Les prix de toutes les marchandises oscillent autour de leur valeur suivant le rapport de l’offre et de la demande (voir chapitre 2), si bien qu’en somme le niveau moyen des prix coïncide avec la valeur. Mais pour la marchandise « force de travail » la présence d’une armée de réserve signifie qu’il existe toujours un excédent d’offre de main-d’œuvre sur la demande.
La surpopulation relative sert donc de pivot à la loi de l’offre et de la demande du travail. Elle force cette loi à se mouvoir dans les limites qui conviennent absolument au désir d’exploitation et de domination qui anime le capital.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 107.
C’est pourquoi le salaire tend constamment à tomber au-dessous de la valeur de la force de travail.
Le rapport entre le salaire et la valeur de la force de travail est aussi influencé par le procès même de la production. La prolongation du temps de travail au-delà de certaines limites aboutit, comme nous l’avons déjà montré au chapitre précédent, à la baisse des salaires au-dessous de la valeur de la force de travail.
L’augmentation de l’intensité du travail est d’une grande importance. Se heurtant à l’impossibilité de prolonger la journée de travail, les capitalistes augmentent la quantité du travail soutiré à la classe ouvrière en accentuant l’intensité de ce travail. Ils y parviennent en introduisant le système du travail aux pièces, et en perfectionnant les machines.
La machine devient, entre les mains du Capital, le moyen objectif et systématiquement employé d’extorquer plus de travail dans le même temps. Cela se fait de deux façons : en augmentant la vitesse des machines et en élargissant le champ de travail de chaque ouvrier chargé de surveiller un plus grand nombre de machines.
K. Marx : le Capital, t. 3, p. 67.
Le développement de la technique est accompagné en régime capitaliste de la croissance de l’intensité du travail
Mais la prolongation de la journée de travail et en particulier la croissance de l’intensité signifient une dépense accrue de la force de travail ; l’ouvrier dépensant dans une journée de travail plus que la force de travail journalière tout en recevant un salaire qui suffit à peine à restaurer la force de travail d’un seul jour, cela veut dire que ce salaire tombe au-dessous de la valeur de la force de travail. Ce qui a pour effet d’user l’organisme de l’ouvrier et d’avancer sa mort.
La consommation de la force de travail par le capital est tellement rapide qu’un ouvrier d’âge moyen est plus ou moins usé… C’est précisément chez les ouvriers de la grande industrie que nous rencontrons le moins de longévité… Donc les générations ouvrières doivent se succéder rapidement. Cette loi ne s’applique pas aux autres classes de la population.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 111.
La réduction de la durée moyenne de la vie des ouvriers, qui, d’après Marx, est une loi du capitalisme, prouve qu’à mesure du développement du capitalisme, la classe ouvrière ne récupère pas d’une façon systématique sa force de travail. Rappelons-nous les paroles ci-dessus citées de Lénine disant que la rétribution de la force de travail à sa valeur est seulement « l’idéal » du capitalisme, mais nullement sa réalité. Lénine dit, dans un autre passage :
Les salaires ouvriers, même à la suite d’une grève des plus tenaces et des mieux réussies pour les ouvriers, s’accroissent beaucoup plus lentement que les dépenses nécessaires à la reproduction de la force de travail.
V. I. Lénine : Œuvres complètes, tome 16, p. 212, édition russe.
Toute augmentation des salaires est le résultat de la lutte de la classe ouvrière.
99 fois sur 100, une lutte pour une augmentation des salaires ne fait que suivre des modifications antérieures, elle est le résultat nécessaire des fluctuations préalables dans la quantité de production, dans la force productive du travail, dans la valeur de la force de travail, dans la valeur de l’argent, dans l’étendue ou l’intensité du travail pressuré, dans les oscillations des prix du marché qui dépendent des oscillations de l’offre et de la demande et qui se produisent conformément aux diverses phases du cycle industriel ; bref, ce sont autant de réactions des ouvriers contre les actions antérieures du capital.
K. Marx : Travail salarié…, p. 143-144.
En d’autres termes, l’augmentation des salaires est toujours précédée d’un écart accentué entre le salaire et la valeur de la force de travail.
En régime capitaliste, toute augmentation des salaires n’est qu’une amélioration passagère de la situation de la classe ouvrière, car aussitôt après l’augmentation des salaires vient le relèvement de l’intensité du travail ou l’accroissement des prix des moyens de subsistance ou d’autres facteurs qui augmentent de nouveau l’écart entre le salaire et la valeur de la force de travail. Lorsqu’avec l’augmentation de l’intensité du travail — ce relèvement est une loi du capitalisme — coïncide une augmentation des salaires, cette dernière n’est qu’une amélioration apparente de la situation des ouvriers. En réalité, elle voile la situation aggravée de la classe ouvrière et la baisse de son niveau de vie. De même que la forme du salaire dissimule l’esclavage salarié et crée une illusion de liberté et d’égalité, de même l’augmentation des salaires dissimule le plus souvent une aggravation de la situation de la classe ouvrière. Cette illusion est entretenue par l’aristocratie ouvrière dont la situation s’améliore réellement aux dépens de la masse des travailleurs.
Le mouvement du salaire
Nous avons étudié les conditions dans lesquelles a lieu l’augmentation des salaires et sa signification réelle. La tendance fondamentale du développement capitaliste c’est la baisse des salaires au-dessous de la valeur de la force de travail. Voyons maintenant le mouvement des salaires eux-mêmes : subissent-ils un relèvement ou une baisse avec le développement du capitalisme ?
Les données statistiques relatives au mouvement des salaires sont rares et celles qui existent reflètent inexactement le mouvement véritable des salaires. Jusqu’à la fin du 19e siècle, il n’y avait pas de statistique systématique des salaires ; les données se rapportant au 19e siècle portent un caractère fragmentaire et fortuit. Depuis la fin du siècle passé, il existe une statistique plus ou moins régulière des salaires, mais c’est une statistique bourgeoise. La bourgeoisie a intérêt à embellir la situation de la classe ouvrière et pour cette raison, la statistique bourgeoise est faite de manière à présenter le niveau des salaires sous le jour le plus favorable.
Dans la plupart des pays capitalistes, les statistiques officielles enregistrent principalement le salaire des couches ouvrières les mieux rétribuées. Il en est de même de la statistique des syndicats qui, dans les pays capitalistes, groupent la minorité la mieux rémunérée de la classe ouvrière. Le mouvement des salaires des grandes couches ouvrières les moins bien payées reste en marge de la statistique.
Dans la plupart des cas, la statistique enregistre le salaire selon les tarifs. Or, le salaire réel est souvent au-dessous du taux officiel, surtout quand l’ouvrier fait la semaine incomplète ou quand il est pendant une partie de l’année totalement privé de travail. Comme la statistique montre seulement le salaire que l’ouvrier touche pendant qu’il travaille, sans faire entrer en ligne de compte le chômage, le tableau obtenu accuse un niveau des salaires plus élevé. Ainsi, en Angleterre, d’après les données officielles, le salaire moyen nominal s’est accru de 85 %, de 1900 à 1929. Ceci sans tenir compte du chômage. Mais, si l’on tient compte que pendant cette période, le chômage s’est accru de 2,5 à 10,6 %, on comprend que l’augmentation véritable des salaires nominaux est non de 85 %, mais de 69,6 %.
La statistique bourgeoise se spécialise surtout dans la falsification des données relatives aux salaires réels, c’est-à-dire aux salaires exprimés en moyens d’existence de la classe ouvrière. Cependant elle ne parvient pas à dissimuler la baisse des salaires. Ainsi on verra qu’en Angleterre, si l’on tient compte de la hausse des prix des objets de première nécessité, le salaire réel, pendant la période 1900-1929, loin d’augmenter, a baissé de 5,7 %.
Ces réserves concernant la statistique bourgeoise des salaires doivent être prises en considération lors de l’étude des données suivantes concernant les salaires.
Pour la deuxième moitié du 19e siècle, la statistique accuse un bilan d’augmentation des salaires.
En Allemagne, le salaire journalier nominal des mineurs de la Ruhr s’est accru de 72 % entre 1871 et 1900 ; le salaire horaire des maçons de la ville de Dresde, de 105 % ; le salaire hebdomadaire des imprimeurs de Berlin est resté sans changement. Toutes ces données sans considérer le chômage. Pendant cette période, les prix des moyens d’existence ont évolué d’une façon inégale, le prix du blé a baissé, celui des pommes de terre est resté invariable, la viande a subi une hausse de 30 %, le loyer s’est accru rapidement. Si bien qu’il faut admettre que le salaire réel a beaucoup moins augmenté que le salaire nominal.
Mais, d’autre part, l’intensité du travail a subi un relèvement considérable. Ainsi, la production annuelle de fonte par ouvrier était, en 1812, de 100 tonnes ; en 1901, de 254 tonnes, soit un accroissement de 154 %. Une partie de cet accroissement doit être attribuée à l’augmentation de la productivité, une partie à l’augmentation de l’intensité du travail. L’industrie textile accuse aussi une augmentation dans l’intensité du travail : en 1865, il y avait, dans l’industrie cotonnière, pour 1 000 fuseaux, 13 ouvriers ; en 1895, 6,3 ouvriers. En 1870, un ouvrier desservait un métier à tisser, en 1901 déjà de 2 à 4 métiers.
L’augmentation des salaires qui a eu lieu, d’après les données officielles, dans le deuxième tiers du 19e siècle, a été achetée au prix de l’augmentation de l’intensité du travail. Si l’on considère que ces données sont exagérées et qu’elles n’englobent pas toute la classe ouvrière, il faut conclure que la situation de la classe ouvrière, loin de s’améliorer, a subi une aggravation absolue.
D’après les calculs de l’économiste bourgeois Sombart, en Angleterre, le salaire réel a augmenté de 32 % de 1870 à 1899 et d’après les données d’un autre économiste bourgeois, le professeur Bowley, ce salaire aurait subi une hausse de 66 %. Cette différence considérable montre la qualité de la statistique bourgeoise des salaires. Quelle a été la portée véritable de cette augmentation des salaires ? La croissance de l’intensité du travail le montre encore une fois. En Angleterre, en 1850, il y avait 7,5 ouvriers pour mille fuseaux, et, en 1885, 3 ouvriers seulement.
Engels, qui a vécu en Angleterre et qui a étudié de la façon la plus minutieuse la situation de la classe ouvrière anglaise, a écrit, en 1845, son livre la Situation des classes laborieuses en Angleterre, dans lequel il a brossé le tableau de la misère effroyable dans laquelle végétait la classe ouvrière anglaise. Quarante années après, en 1885, dans la préface à une nouvelle édition du livre, Engels écrit que, au cours de ces quarante ans, il s’est produit une amélioration de la situation des couches supérieures seulement de la classe ouvrière, de l’aristocratie ouvrière.
Mais en ce qui touche la grande masse des ouvriers, le niveau de leur misère et de leur insécurité d’existence reste aujourd’hui, pour eux, aussi bas si ce n’est plus bas que jamais.
F. Engels : la Situation des classes laborieuses en Angleterre, tome 1, p. 32. Édition Costes, Paris, 1933.
Au 20e siècle, le capitalisme étant entré dans son stade suprême, l’impérialisme, même les économistes et les statisticiens bourgeois constatent une baisse générale des salaires. Cette baisse est due d’une part à la hausse des prix des moyens de subsistance provoquée par les monopoles, et, de l’autre, à l’offensive organisée du patronat contre les salaires. Ainsi, en Allemagne, le salaire réel des mineurs de la Ruhr (le chômage n’entrant pas en ligne de compte) a baissé de 18,5 % de 1900 à 1912, ceci aux années du plus grand essor de l’industrie allemande. Pendant la période 1913-1922, le salaire réel des ouvriers qualifiés (le chômage entrant en ligne de compte) a baissé de 13 % et celui des ouvriers non qualifiés est monté de 1,5 %. En considérant que pendant cette période eut lieu la guerre mondiale, qui a provoqué une baisse énorme du niveau de vie de la classe ouvrière ainsi que la rationalisation avec son gaspillage de la force de travail et le chômage, on comprendra que le 20e siècle marque une aggravation croissante de la situation de la classe ouvrière.
En Angleterre, le salaire réel a baissé de 5,7 % de 1900 à 1929. En France, de 17,8 % de 1911 à 1929. Aux États-Unis, entre 1914 et 1928, les salaires sont montés de 24 %. Mais pour savoir ce que vaut cette augmentation des salaires, il faut savoir qu’en 1928 le salaire moyen de l’ouvrier américain consistait en 56 % de ce qu’il fallait pour l’existence d’une famille ouvrière.
La baisse des salaires, la plus forte, sans précédent dans l’histoire du capitalisme a lieu depuis la crise économique mondiale. La baisse du niveau de vie de la classe ouvrière dans tous les pays capitalistes a pris des dimensions catastrophiques.
Le total des salaires payés en Allemagne était en 1929 de 45 milliards et en 1933 de 35 milliards de marks. Aux États-Unis, de 53 milliards de dollars en 1929 et en 1932 de 28 milliards seulement. Cette baisse énorme est observée dans tous les pays capitalistes.
Au cours des années 1933-34, en dépit de l’accroissement de la production par rapport à 1932, il ne s’est pas produit d’accroissement notable des salaires. Dans une série de pays, les salaires n’ont pas du tout augmenté au cours de ces derniers 2-3 ans. D’autre part, la situation de la classe ouvrière a extraordinairement empiré dans les pays à dictature fasciste, surtout en Allemagne, où le salaire horaire réel a diminué de 19 % par rapport à 1932. Le salaire moyen de la majorité des ouvriers allemands se rapproche du montant des secours que touchaient les chômeurs avant l’arrivée du fascisme au pouvoir.
Parallèlement à la baisse des salaires on constate une augmentation de l’intensité du travail. Le chômage englobe des dizaines de millions d’hommes. La misère, la famine, le froid, les maladies, la mortalité, les suicides, tel est le dernier mot du capitalisme, qui confirme avec éclat la loi générale de l’accumulation capitaliste.
La loi de la paupérisation absolue de la classe ouvrière en régime capitaliste
Le niveau de vie de la classe ouvrière est déterminé non seulement par le salaire et son rapport à la valeur de la force de travail, mais encore par l’ensemble de la situation de l’ouvrier dans le procès même de la production. La transformation de l’ouvrier en appendice de la machine, l’absence de tout attrait du travail qui tue les capacités intellectuelles de l’ouvrier, l’exploitation de la main-d’œuvre féminine et enfantine et la déchéance physique qui en résulte — tout cela aggrave la situation de la classe ouvrière. L’armée de réserve croissante rend précaire la situation des ouvriers occupés, crée l’incertitude du lendemain. Voilà pourquoi Marx dit que :
À mesure que l’accumulation du capital s’opère, la situation de l’ouvrier, qu’il gagne peu ou beaucoup, ne peut donc qu’empirer… L’accumulation de la richesse à un pôle signifie donc l’accumulation, au pôle opposé, de misère, de souffrances, d’esclavage, d’ignorance, d’abrutissement et de dégradation morale chez la classe dont le produit constitue le capital.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 116-117.
L’ouvrier s’appauvrit d’une façon absolue, c’est-à-dire devient de plus en plus pauvre, vit de plus en plus mal, se nourrit de plus en plus maigrement, se prive de plus en plus et est obligé d’habiter des mansardes et des sous-sols.
V. I. Lénine, Œuvres complètes, tome 16, p. 212 (édit. russe).
L’appauvrissement absolu est la loi générale du capitalisme et non d’une de ses périodes seulement. Au 19e siècle comme au 20e, l’appauvrissement de la classe ouvrière était non seulement relatif, mais absolu. Au 20e siècle en général et depuis la guerre en particulier, il s’est considérablement accentué, pour atteindre des proportions incroyables pendant la dernière crise économique mondiale. Mais cela ne veut pas dire qu’au 19e siècle, il n’était que relatif. Parlant du dernier tiers du 19e siècle et du commencement du 20e, Lénine l’appelle la période
… de l’esclavage capitaliste le plus cruel et du progrès capitaliste le plus rapide.
V. I. Lénine : Œuvres complètes, tome 18, p. 91 (édit. russe).
Or, ce fut justement pendant le dernier tiers du 19e siècle que se produisit l’augmentation des salaires. Il va de soi que l’appauvrissement de la classe ouvrière se produit d’une façon inégale, le développement du capitalisme étant lui aussi inégal. L’appauvrissement tantôt se ralentit, tantôt s’accentue. Une amélioration passagère dans la situation de la classe ouvrière ne modifie pas la direction générale du mouvement.
La lutte économique et la lutte politique
Mais dans ce cas, me dira-t-on, la lutte de la classe ouvrière pour des améliorations partielles de sa situation en régime capitaliste — lutte pour l’augmentation des salaires, pour la limitation de la journée de travail, pour la protection du travail, etc. — n’a pas de raison d’être. Mieux vaut renoncer à la lutte économique et s’engager dans la lutte directe pour le renversement du capitalisme.
Est-ce à dire que la classe ouvrière doit renoncer à sa résistance contre les empiétements du capital et abandonner ses efforts pour arracher dans les occasions qui se présentent tout ce qui peut apporter quelque amélioration à sa situation ? Si elle le faisait, elle se ravalerait à n’être plus qu’une masse informe, écrasée, d’êtres faméliques auxquels on ne pourrait plus du tout venir en aide…
Si la classe ouvrière lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait elle-même de la possibilité d’entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure.
K. Marx : Travail salarié…, p. 150-151.
Sans une lutte de tous les jours contre toutes les mesures qui tendent à aggraver la situation de la classe ouvrière, celle-ci ne pourra pas mobiliser et organiser ses forces pour renverser le capitalisme. Mais la lutte économique seule, la renonciation à la lutte politique, ne serait d’aucune utilité à la classe ouvrière.
Les ouvriers ne doivent pas s’exagérer le résultat final de cette lutte quotidienne. Ils ne doivent pas oublier qu’ils luttent contre les effets et non contre les causes de ces effets, qu’ils ne peuvent que retenir le mouvement descendant, mais non en changer la direction, qu’ils n’appliquent que des palliatifs, mais sans guérir le mal.
K. Marx : Travail salarié…, p. 150-151.
Renoncer à la lutte politique conduit au renforcement du Capital et de l’oppression, le refus de mener la lutte politique équivalant au refus de renverser le capitalisme.
Lénine développa la doctrine de Marx de la concentration du capital et de l’appauvrissement de la classe ouvrière, et montra, en s’appuyant sur une abondante documentation de la période de l’impérialisme, la croissance de l’appauvrissement absolu de la classe ouvrière en régime capitaliste. Il mena une lutte implacable contre la limitation des tâches de la classe ouvrière à la seule lutte économique et contre le dédain et la sous-estimation de la lutte économique. Il a subordonné les rapports de la lutte économique et de la lutte politique aux tâches générales de la lutte du prolétariat pour le renversement du capitalisme et l’instauration de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire aux tâches stratégiques et tactiques essentielles de la révolution prolétarienne.
L’appauvrissement absolu croissant de la classe ouvrière en régime capitaliste souligne la contradiction de plus en plus accentuée entre la production sociale et l’appropriation capitaliste, entre les forces productives sociales et les rapports de production capitalistes. L’appauvrissement de la classe ouvrière — de cette force productive fondamentale de la société — aggrave en même temps la contradiction entre la bourgeoisie et le prolétariat, fait comprendre aux masses les plus nombreuses l’incompatibilité de la production sociale avec l’appropriation capitaliste.
À mesure que diminue le nombre des grands capitalistes, qui accaparent et monopolisent tous les avantages de ce procès de transformation, on voit augmenter la misère, l’oppression, l’esclavage, la dégénérescence, l’exploitation, mais également la révolte de la classe ouvrière qui grossit sans cesse et qui a été dressée, unie, organisée par le mécanisme même du procès de production capitaliste.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 273.
Ainsi le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs.
K. Marx et F. Engels : le Manifeste du parti communiste, p. 24. Bureau d’éditions, Paris, 1935.
5. L’accumulation socialiste et le niveau de vie de la classe ouvrière en U.R.S.S.
La reproduction socialiste
La production socialiste étant l’opposé de la production capitaliste, il existe une différence fondamentale entre la reproduction socialiste, et la reproduction capitaliste. Cette dernière est la reproduction des rapports de production capitalistes : d’une part, la force de travail est reproduite comme marchandise et de l’autre, le capital est reproduit comme une force qui domine l’ouvrier. La reproduction capitaliste élargie ou l’accumulation du capital, c’est la domination croissante du capital sur le travail, c’est l’appauvrissement de la classe ouvrière et la ruine des petits producteurs. La reproduction socialiste a un tout autre caractère. Dans la société socialiste, les moyens de production ne dominent pas le producteur, mais, au contraire, lui sont subordonnés. La reproduction socialiste élargie — ou l’accumulation socialiste — c’est la domination croissante de la société sur les forces productives matérielles, la satisfaction croissante des besoins sociaux.
Dans la société sans classes, l’ensemble de l’économie est socialiste, les classes étant abolies ainsi que les causes qui les engendrent. Dans la société socialiste, la reproduction élargie se réduit au développement de l’économie socialiste unique.
Le procès de la reproduction élargie dans la période de transition au socialisme est plus compliqué. Il embrasse non seulement l’élargissement de la production dans le secteur socialiste déjà existant, mais encore la transformation socialiste des petites économies individuelles et l’évincement, puis la liquidation des éléments capitalistes. Tout ce procès est accompagné d’une lutte de classe acharnée entre le prolétariat qui construit le socialisme et les restes du capitalisme pour entraîner la petite économie paysanne dans la voie socialiste.
La suppression des classes parasites, la suppression de l’anarchie capitaliste et la croissance de l’économie planifiée, la croissance de la productivité du travail sur la base de l’émulation socialiste et du travail de choc, la collectivisation agricole — tous ces avantages du régime économique soviétique font que, même en période de transition au socialisme, la production s’accroît bien plus rapidement que sous le capitalisme.
Le rythme de l’accumulation socialiste
La base de l’accumulation socialiste et en même temps de la reconstruction socialiste de l’ensemble de l’économie soviétique est l’industrialisation socialiste. L’étape décisive de l’industrialisation a été la réalisation du premier plan quinquennal et de sa tâche principale — la création d’une technique moderne.
Cette tâche a été accomplie en quatre ans. La question fondamentale au cours de la lutte pour l’accomplissement du premier plan quinquennal était celle des rythmes de l’industrialisation et de l’accumulation socialiste.
La situation intérieure et internationale imposait des rythmes rapides d’industrialisation. Le développement du socialisme en U.R.S.S. montre la supériorité du socialisme sur le capitalisme, révolutionne les travailleurs des pays impérialistes et coloniaux et crée un danger mortel pour l’impérialisme mondial. C’est pourquoi il est entièrement inévitable que les impérialistes fassent des tentatives d’attaquer le premier pays qui construit le socialisme. La politique des rythmes accélérés d’industrialisation avait pour but de créer une base technique pour la reconstruction socialiste de l’ensemble de l’économie, de renforcer la capacité de défense du pays.
Les rythmes rapides d’industrialisation dans la période du premier plan quinquennal étaient en outre imposés par la lutte de classe à l’intérieur du pays. Pour procéder à la reconstruction socialiste de la petite économie paysanne, pour liquider les éléments capitalistes et pour abolir le terrain même qui engendre le capitalisme, il fallait créer, dans le délai le plus rapide, une base technique puissante pour l’agriculture. On risquait, autrement, de fortifier la tendance capitaliste de l’économie paysanne.
On ne saurait indéfiniment, interminablement, c’est-à-dire pendant une trop longue période, faire reposer le pouvoir soviétique et l’édification socialiste sur deux bases différentes : l’industrie socialiste la plus grande et la plus unifiée et la petite économie paysanne la plus éparpillée et la plus arriérée.
J. Staline : les Questions du léninisme, t. 2, p. 217-218.
Les rythmes rapides d’industrialisation ont permis la victoire du premier plan quinquennal en quatre ans, victoire qui, d’une façon définitive, a résolu en faveur du socialisme la question : « Qui vaincra ? » C’est donc à juste titre que Staline disait en 1930 :
Ceux qui bavardent sur la nécessité de ralentir l’allure du développement de notre industrie sont les ennemis du socialisme, les agents de nos ennemis de classe.
J. Staline : Deux Bilans, p. 24.
Grâce à la réalisation du premier plan quinquennal en quatre ans, une base technique nouvelle pour l’ensemble de l’économie nationale a été créée, la capacité de défense du pays renforcée. Actuellement, la plus grande partie de la production industrielle est fournie par les entreprises nouvelles, munies de la technique moderne. Mais pour l’assimilation de cette technique compliquée dans les grandes entreprises nouvelles, un certain laps de temps est nécessaire, et cela devait conduire à un certain ralentissement du rythme de l’accroissement de la production industrielle pendant les deux ou trois premières années du second plan quinquennal. La deuxième moitié du second plan est au contraire caractérisée par l’accélération de ces rythmes.
Si, pendant le premier plan quinquennal, l’accroissement annuel de la production industrielle a été en moyenne de 22 %, pendant le deuxième plan quinquennal il ne sera que d’environ 16 %.
Mais le mouvement Stakhanov, ce mouvement des grandes masses pour l’accroissement de la productivité du travail et le relèvement du niveau de vie des travailleurs, nous est un gage de ce que le second plan quinquennal sera réalisé lui aussi en quatre ans.
Les rythmes d’accroissement de la production pendant le premier et le deuxième plan quinquennal dépassent considérablement ceux du capitalisme dans ses meilleures années d’avant-guerre et d’avant la crise générale, quand l’accroissement annuel de la production industrielle arrivait à un maximum de 6 à 8 %.
Pendant le premier plan quinquennal, il a été investi dans l’industrie 25 milliards de roubles, pendant le deuxième plan quinquennal on investira 69,5 milliards de roubles.
Cette prodigieuse croissance de l’accumulation socialiste constitue la base de l’amélioration des conditions d’existence de la classe ouvrière et des masses travailleuses.
Le niveau de vie du prolétariat soviétique
Tandis que l’accumulation du capital provoque l’appauvrissement de la classe ouvrière, l’accumulation socialiste permet d’élever le niveau de vie de la classe ouvrière et des masses travailleuses.
Nous avons déjà montré dans le chapitre 4 que la situation de l’ouvrier en U.R.S.S. se distingue radicalement de sa situation dans l’usine capitaliste. Voici quelques autres données sur le niveau de vie de la classe ouvrière.
En régime capitaliste, la croissance de la composition organique du capital rend superflue une partie de plus en plus considérable de la classe ouvrière.
Avec l’accumulation du capital produite par elle-même, la population ouvrière produit donc, dans des proportions sans cesse croissantes, les moyens de la surpopulation relative.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 96.
En U.R.S.S. une telle situation est rendue impossible par le système même de l’économie. En appliquant la plus large mécanisation des procès de travail on remplace le travail humain par la machine, et on emploie la main d’œuvre disponible pour développer d’autres branches d’industrie. Le chômage qui existait encore en 1928-29 avait pour source la différenciation de la paysannerie. Mais depuis la reconstruction socialiste du village, depuis la liquidation du koulak en tant que classe sur la base de la collectivisation intégrale, on a liquidé définitivement la source même du chômage. Le chômage a disparu en U.R.S.S. en 1930. C’est un des résultats principaux du premier plan quinquennal.
En régime capitaliste, l’armée de réserve est un instrument entre les mains de la bourgeoisie pour réduire les salaires. En U.R.S.S., les salaires ont suivi le mouvement ascensionnel même alors que le chômage n’était pas encore liquidé.
En régime capitaliste, le mouvement des salaires tend à leur baisse au-dessous de la valeur de la force de travail. En U.R.S.S., l’accumulation socialiste a pour effet la satisfaction grandissante des besoins qui s’accroissent à leur tour rapidement.
Le salaire moyen annuel des ouvriers et employés de la grande industrie s’est accru de 67 % pendant la période de 1928-32.
La partie socialisée du salaire accuse une augmentation considérable. Ainsi, le fonds de l’assurance sociale a passé de 1 050 millions en 1928 à 4 120 millions en 1932. Le nombre des salariés ayant fait un séjour dans les maisons de repos et sanatoria a passé de 500 000 en 1928-29 à 2,3 millions en 1932. En 1928, il y avait dans les entreprises 1 580 infirmeries et en 1932, 5 674. Les dépenses pour la protection du travail ont passé de 67 millions de roubles en 1928 à 169,5 millions en 1932.
Les dépenses pour la construction de logements, d’écoles, d’hôpitaux, crèches, établissements de bains, etc., ont passé de 3 371 millions de roubles en 1927-28 à 9 733 millions en 1932.
Enfin, croissance prodigieuse du niveau culturel des masses (le pourcentage d’illettrés est passé de 50 en 1926 à 10 en 1933) par suite de l’introduction de l’enseignement primaire gratuit et obligatoire, de l’accroissement du nombre des hautes écoles et de celui des élèves, de l’augmentation de l’enseignement dans les entreprises, du relèvement de la qualification des ouvriers, de la croissance de la couche des techniciens prolétariens, du tirage de 33 millions d’exemplaires de journaux, etc., etc. En 1932, jusqu’à 80 millions de personnes suivaient des cours de toute espèce. C’est une véritable révolution culturelle qui s’accomplit en U.R.S.S.
Un des indices les plus éclatants de l’élévation rapide du niveau de vie des masses est la baisse de la mortalité. Par rapport à 1913, la mortalité est tombée en 1931 de 31,5 %. Cette baisse est encore plus accentuée dans les principaux centres prolétariens : à Moscou, 48,8 % ; à Ivanovo, 41,8 % ; à Iaroslav, 52,8 %.
Le niveau de vie de la classe ouvrière et des masses laborieuses doit s’élever encore plus dans la deuxième période quinquennale. Les salaires réels de 1927 seront le double de ceux de 1932, ainsi que les dépenses pour les assurances sociales, l’instruction, la protection de la santé et les services culturels et sociaux. Le nombre des travailleurs bénéficiant de l’alimentation publique augmentera de deux fois et demie. Les constructions de logements se chiffreront par 12,5 milliards de roubles, soit le triple par rapport au premier plan. Le total des dépenses allouées à toute sorte de constructions sociales et culturelles se traduira par 80 milliards de roubles, soit le triple des dépenses correspondantes du premier plan.
En régime capitaliste,
L’accumulation de la richesse à un pôle signifie donc l’accumulation, au pôle opposé, de misère, de souffrances, d’esclavage, d’ignorance, d’abrutissement et de dégradation morale.
K. Marx : le Capital, t. 4, p. 116-117.
En U.R.S.S., la richesse créée par la classe ouvrière et les kolkhoziens appartient à la collectivité et non aux capitalistes. C’est pourquoi l’accumulation socialiste crée une base pour l’élévation du bien-être, et pour un puissant essor du niveau matériel et culturel et des facultés créatrices des masses.