Le rejet par la Ligue de la résolution sur la nécessité d’une approbation de ses statuts par le Comité Central (p. 105 des procès-verbaux de la Ligue) a été, comme toute la majorité du congrès du Parti l’a noté aussitôt, « une violation criante des statuts du Parti ». Pareille violation, si on la considère comme un acte commis par des hommes fidèles aux principes, a été pur anarchisme; et dans l’atmosphère de la lutte qui s’est engagée après le congrès, elle devait inévitablement faire l’effet d’un « règlement de comptes » de la minorité du Parti avec la majorité du Parti (p. 112 des procès-verbaux de la Ligue); elle signifiait le refus de se soumettre au Parti et d’y rester. Le refus de la Ligue d’adopter une résolution à propos de la déclaration du Comité Central sur la nécessité de modifier les statuts (pp. 124-125) aboutit inévitablement à reconnaître comme illégitime la réunion qui voulait être considérée comme celle d’une organisation du Parti tout en refusant de se soumettre à l’organisme central du Parti. Les partisans de la majorité quittèrent immédiatement cette pseudo-réunion du Parti pour ne pas prendre part à cette indigne comédie.
L’individualisme de la gent intellectuelle, avec sa reconnaissance platonique des rapports d’organisation, qui s’est révélé dans les flottements à propos du § 1 des statuts, atteignait ainsi pratiquement à son terme logique que j’avais prédit dès septembre, c’est à dire un mois et demi d’avance : la destruction de l’organisation du Parti. Et le soir du même jour, après la clôture du congrès de la Ligue, le camarade Plékhanov déclarait à ses collègues des deux organismes centraux du Parti qu’il n’avait pas le courage de « tirer sur les siens », que « mieux valait se loger une balle dans la tête que la scission »; qu’il fallait, pour éviter un plus grand mal, faire le maximum de concessions personnelles, autour de quoi, à proprement parler (bien plus qu’autour des principes qui s’étaient fait jour dans la fausse position à propos du § 1), se poursuit cette lutte à outrance. Pour mieux caractériser ce tournant opéré par le camarade Plékhanov, et qui a pris une certaine portée pour l’ensemble du Parti, j’estime plus utile de m’appuyer, non pas sur des conversations privées ni sur des lettres privées (ce recours ne peut avoir lieu qu’à l’extrême rigueur), mais sur l’exposé fait par Plékhanov lui-même devant le Parti tout entier, sur son article « Ce qu’il ne faut pas faire » dans le n° 52 de l’Iskra, rédigé après le congrès de la Ligue, après mon départ de la rédaction de l’organe central (1er novembre 1903) et avant la cooptation des partisans de Martov (26 novembre 1903).
L’idée maîtresse de l’article « Ce qu’il ne faut pas faire » est qu’il ne convient pas en politique d’être rigide, violent et intransigeant sans nécessité; qu’il est indispensable parfois, afin d’éviter la scission, de céder aussi bien aux révisionnistes (parmi ceux qui se rapprochent de nous ou parmi les inconséquents) qu’aux individualistes anarchistes. Il est tout à fait naturel que ces thèses abstraites, d’ordre général, ont suscité l’étonnement de tous les lecteurs de l’Iskra. On ne peut lire sans rire les belles et fières déclarations du camarade Plékhanov (dans les articles postérieurs), prétendant qu’on ne l’a pas compris à cause de la nouveauté de ses idées, parce que les gens ignoraient la dialectique. En effet, seules avaient pu comprendre l’article « Ce qu’il ne faut pas faire », lorsqu’il fut rédigé, une dizaine de personnes de deux faubourgs de Genève dont les noms commencent par les mêmes lettres [1]. Le malheur du camarade Plékhanov était qu’il avait lancé devant une dizaine de milliers de lecteurs une somme d’allusions, de reproches, de signes algébriques et de rebus, adressés uniquement à cette dizaine de personnes qui avaient participé, après le congrès, à toutes les péripéties de la lutte contre la minorité. Le camarade Plékhanov était tombé dans ce malheur pour avoir enfreint la thèse fondamentale de la dialectique, dont il avait si maladroitement fait mention : pas de vérité abstraite, la vérité est toujours concrète. C’est bien pourquoi il était inopportun de présenter sous une forme abstraite, l’idée très concrète des concessions à faire aux partisans de Martov après le congrès de Ligue.
L’esprit de concession, mis en avant comme un nouveau slogan par le camarade Plékhanov, est légitime et nécessaire dans deux cas : ou bien lorsque celui qui cède s’est convaincu du bon droit de ceux qui veulent obtenir des concessions (des hommes politiques honnêtes, en cette occurrence, reconnaissent franchement et ouvertement leur erreur) ou bien lorsque la concession à une exigence déraisonnable et nuisible pour la cause est faite pour éviter un mal plus grand. Il ressort tout à fait clairement de l’article en question que l’auteur songe au deuxième cas : il parle explicitement de concessions à faire aux révisionnistes et aux individualistes anarchistes (c’est à dire aux martoviens; tous les membres du Parti le savent maintenant grâce aux procès-verbaux de la Ligue), concessions obligatoires pour éviter la scission. Comme vous le voyez, la soi-disant nouvelle idée du camarade Plékhanov se ramène entièrement à une sagesse pas très neuve : les petits désagréments ne doivent pas empêcher un grand plaisir, une petite sottise opportuniste et une courte phrase anarchiste valent mieux qu’une grande scission dans le Parti. Le camarade Plékhanov se rendait nettement compte en écrivant cet article que la minorité représente l’aile opportuniste de notre Parti, et qu’elle combat avec des moyens anarchistes. Il a formulé un projet : lutter contre cette minorité au moyen de concessions personnelles comme c’était le cas (cette fois encore si licet parva componere magnis) pour la social démocratie allemande qui luttait contre Bernstein. Bebel déclarait publiquement aux congrès de son Parti qu’il ne connaissait point d’homme moins résistant à l’influence du milieu que le camarade Bernstein (pas monsieur Bernstein, comme aimait à le dire autrefois le camarade Plékhanov, mais le camarade Bernstein) : nous le prendrons dans notre milieu, nous en ferons un député au Reichstag, nous lutterons contre le révisionnisme, sans combattre avec une violence déplacée (à la Sobakévitch-Parvus) contre le révisionniste, que nous « tuerons à force de douceur » (kill with kindness), comme le disait, il m’en souvient, le camarade M. Beer à une assemblée social démocrate anglaise, en défendant l’esprit de concession, le pacifisme, la douceur, la souplesse et la circonspection des Allemands contre les attaques du Sobakévitch Hyndman anglais. C’est exactement ainsi que le camarade Plékhanov voulait « tuer à force de douceur » le petit anarchisme et le petit opportunisme des camarades Axelrod et Martov. Il est vrai que, parallèlement aux allusions tout à fait claires concernant les « individualistes anarchistes », le camarade Plékhanov s’est exprimé en termes volontairement obscurs à propos des révisionnistes, de façon à faire croire qu’il avait en vue les gens du Rabotchéié Diélo qui, à partir de l’opportunisme, tournent vers l’orthodoxie, et non pas Axelrod et Martov qui commençaient à tourner à partir de l’orthodoxie vers le révisionnisme; mais c’était une ruse de guerre innocente [2], un ouvrage de fortification bien médiocre, incapable de résister devant le feu d’artillerie de la publicité des débats dans le Parti.
Or, quiconque examinera la conjoncture concrète du moment politique envisagé et comprendra l’état d’esprit du camarade Plékhanov, se rendra compte que je ne pouvais alors agir autrement. Cela à l’adresse de ceux des partisans de la majorité qui m’ont reproché d’avoir cédé la rédaction. Quand le camarade Plékhanov eut opéré un tournant après le congrès de la Ligue et, de partisan de la majorité, devint partisan d’une réconciliation à tout prix, force m’a été d’interpréter ce tournant dans le sens le meilleur. Peut-être le camarade Plékhanov voulait il tracer dans son article le programme d’une paix bonne et loyale ? Tout programme de cette nature se ramène à une reconnaissance sincère des fautes commises de part et d’autre. Quelle est l’erreur de la majorité, indiquée par le camarade Plékhanov ? Une violence déplacée, digne d’un Sobakévitch, envers les révisionnistes. On ne saurait dire ce à quoi le camarade Plékhanov songeait en l’occurrence : à son trait d’esprit au sujet des ânes, ou bien au rappel de l’anarchisme et de l’opportunisme, rappel extrêmement imprudent qu’il fit en présence d’Axelrod; le camarade Plékhanov préféra s’exprimer « dans l’abstrait » en louchant sur Pierre. C’est une question de goût, bien entendu. Mais n’avais je pas reconnu ma propre violence ouvertement, dans une lettre adressée à un iskriste aussi bien qu’au congrès de la Ligue ? Comment pouvais je donc ne pas reconnaître cette « erreur » de la majorité ? En ce qui concerne la minorité, le camarade Plékhanov a marqué nettement leur erreur : le révisionnisme (cf. ses remarques sur l’opportunisme au congrès du Parti et sur le jauressisme au congrès de la Ligue) et l’anarchisme, ce qui a conduit à la scission. Pouvais je empêcher la tentative, à l’aide de concessions personnelles et, en général, de toute sorte de « kindness » (amabilités, douceur, etc.), d’obtenir l’aveu de ces fautes et de les mettre hors d’état de nuire ? Pouvais je empêcher cette tentative, quand le camarade Plékhanov, dans son article « Ce qu’il ne faut pas faire » exhortait carrément à « ménager les adversaires » du milieu des révisionnistes, et qui n’étaient révisionnistes « qu’en raison d’un certain manque d’esprit de suite » ? Et si je ne croyais pas à cette tentative, pouvais je agir autrement que de faire une concession personnelle au sujet de l’organe central et de passer au Comité Central pour défendre la position de la majorité [3] ? Nier absolument la possibilité de semblables tentatives et prendre sur soi seul la responsabilité de la scission imminente, je ne pouvais le faire parce que j’inclinais moi-même, dans la lettre du 6 octobre, à expliquer la bagarre « par une exaspération personnelle ».
Quant à défendre la position de la majorité, j’estimais et j’estime toujours que c’était mon devoir politique . Il était difficile et hasardeux de s’en remettre au camarade Plékhanov, car tout disait que le camarade Plékhanov était disposé à interpréter sa phrase : « un dirigeant du prolétariat n’a pas le droit de se laisser aller à ses penchants belliqueux lorsqu’ils sont contraires aux calculs politiques », de façon dialectique, en ce sens que, dès l’instant où il faut tirer, il est plus avantageux (selon l’état de l’atmosphère genevoise en novembre) de tirer sur la majorité… Il était nécessaire de défendre la position de la majorité parce que le camarade Plékhanov, comme pour se moquer de la dialectique qui exige un examen concret et intégral, traitant de la bonne (?) volonté du révolutionnaire, a tourné modestement la question de la confiance au révolutionnaire, de la foi en un « dirigeant du prolétariat » qui dirigeait une aile déterminée du Parti. Parlant de l’individualisme anarchique et recommandant « de temps à autre » de fermer les yeux sur les infractions à la discipline, de céder « parfois » au relâchement de la gent intellectuelle, « dû à un sentiment qui n’a rien de commun avec le dévouement à l’idée révolutionnaire », le camarade Plékhanov oubliait sans doute qu’il importait également de tenir compte de la bonne volonté de la majorité du Parti; de laisser justement aux praticiens le soin de définir la mesure des concessions à faire aux individualistes anarchistes. Autant la lutte dans le domaine littéraire est aisée contre les puériles absurdités anarchiste, autant il est difficile de travailler pratiquement avec un individualiste anarchiste dans une seule et même organisation. L’écrivain qui se chargerait de fixer la mesure des concessions possibles à faire dans la pratique à l’anarchisme ne ferait preuve que d’une suffisance démesurée, réellement doctrinaire, propre aux gens de lettres. Le camarade Plékhanov faisait remarquer sentencieusement (pour en imposer, comme disait Bazarov [4]) qu’en cas de nouvelle scission, les ouvriers cesseraient de nous comprendre et, dans le même temps, il inaugurait lui-même une longue suite d’articles dans la nouvelle Iskra, qui, par leur signification actuelle et concrète, devaient rester nécessairement incompréhensibles non seulement pour les ouvriers, mais en général pour le monde entier. Il n’est pas étonnant que le membre du Comité Central qui avait lu les épreuves de l’article « Ce qu’il ne faut pas faire » ait prévenu le camarade Plékhanov que son plan prévoyant une certaine réduction de certaines publications (procès-verbaux du congrès du Parti et du congrès de la Ligue) se trouvait infirmé justement par cet article qui excite la curiosité et soumet quelque chose de piquant et de tout à fait obscur à la fois au jugement du public [5], provoque inévitablement des questions perplexes : « Qu’est ce qui s’est passé ? » Il n’est pas étonnant que précisément cet article du camarade Plékhanov, par suite du caractère abstrait de ses raisonnements et de l’obscurité de ses allusions, ait suscité une jubilation parmi les ennemis de la social démocratie : les cancans dans la Révolutsionnaïa Rossia et aussi les louanges enthousiastes des révisionnistes conséquents de l’Osvobojdénié. La cause de tous ces amusants et tristes malentendus dont le camarade Plékhanov devait se dépêtrer plus tard d’une manière si amusante et si triste, était la violation de la thèse fondamentale de la dialectique : il faut analyser les questions concrètes de la façon la plus concrète. En particulier, les enthousiasmes de M. Strouvé étaient parfaitement naturels : peu lui importaient les « bons » objectifs (kill with kindness) que le camarade Plékhanov poursuivait (mais qu’il pouvait ne pas atteindre); M. Strouvé se félicitait et ne pouvait que se féliciter du tournant opéré vers l’aile opportuniste de notre Parti, tournant qui avait commencé dans la nouvelle Iskra, comme le voient maintenant tous et chacun. Les démocrates bourgeois russes ne sont pas seuls à se féliciter de chaque tournant, si petit et si provisoire fût il, vers l’opportunisme dans tous les partis social démocrates. Il est bien rare que le malentendu soit absolu dans le jugement d’un ennemi intelligent dis moi qui te vante, et je te dirai en quoi tu fais fausse route. Le camarade camarade Plekhanov a tort de compter sur un lecteur inattentif, en présentant les choses comme si la majorité s’est élevée sans réserve contre les concessions personnelles touchant la cooptation, et non contre le passage de l’aile gauche à l’aile droite du Parti. L’essentiel n’est point du tout que le camarade Plékhanov, pour éviter la scission, a fait une concession personnelle (chose très méritoire); l’essentiel est que, ayant parfaitement reconnu la nécessité de discuter avec les révisionnistes inconséquents et les individualistes anarchistes, il a préféré discuter avec la majorité dont il s’est séparé à cause de la mesure des concessions pratiques possibles à l’anarchisme. L’essentiel n’est point du tout que le camarade Plékhanov a changé l’effectif de la rédaction, mais qu’il a trahi sa position dans le débat avec le révisionnisme et l’anarchisme, qu’il a cessé de défendre cette position dans l’organe central du Parti.
En ce qui concerne le Comité Central, qui s’est affirmé alors le seul représentant organisé de la majorité, le camarade Plékhanov s’en est séparé alors uniquement à cause de la mesure des concessions pratiques possibles à l’anarchisme. Près d’un mois s’est écoulé depuis le I° novembre, quand mon départ a délié les mains à la politique du kill with kindness. Le camarade Plékhanov avait pleine possibilité vérifier, par des relations de toute sorte, le bien fondé de cette politique. Le camarade Plékhanov a lancé à cette époque son article « Ce qu’il ne faut pas faire » qui a été – et demeure pour ainsi dire le seul billet d’entrée des martoviens à la rédaction. Les mots d’ordre : le révisionnisme (avec lequel il faut discuter en ménageant l’adversaire) et l’individualisme anarchique (qu’il s’agit de soigner en tuant à force de douceur) figurent sur ce billet en italiques imposants. Allons, messieurs, soyez les bienvenus, je vous tuerai à force de douceur, voilà ce que dit le camarade Plékhanov par ce billet d’invitation à ses nouveaux collègues de la rédaction. Naturellement, il ne restait plus au Comité Central qu’à dire son dernier mot (un ultimatum, ce qui veut dire : le dernier mot sur la paix possible) sur la mesure des concessions pratiques admissibles, de son point de vue, à l’individualisme anarchique. Ou bien vous voulez la paix, et alors voici pour vous tel nombre de postes qui témoignent de notre douceur, de notre pacifisme, de notre esprit de concession, etc. (nous ne pouvons pas vous en donner davantage pour garantir la paix dans le Parti, la paix non pas en ce sens qu’il n’y aura pas de discussions, mais que le Parti ne sera pas détruit par l’individualisme anarchique); prenez ces postes et retournez tout doucement d’Akimov vers Plékhanov. Ou bien vous voulez maintenir et développer votre point de vue, tourner définitivement (ne serait ce que dans le domaine des questions d’organisation) vers Akimov, convaincre le Parti que vous avez raison contre Plékhanov, alors prenez le groupe littéraire, recevez la représentation au congrès et commencez par une lutte honnête, par une polémique ouverte à conquérir la majorité. Cette alternative, très nettement posée devant les martoviens dans l’ultimatum du Comité Central du 25 novembre 1903 (voir : l’Etat de siège et le Commentaire aux procès-verbaux de la Ligue [6]) est en plein accord avec la lettre de Plékhanov et de moi, datée du 6 octobre 1903 et adressée aux anciens rédacteurs : ou bien exaspération personnelle (et alors on peut, au pis aller, « coopter »), ou bien divergence de principe (mais alors il faut d’abord convaincre le Parti et ensuite seulement entamer la conversation sur la refonte de l’effectif des organismes centraux). Laisser aux martoviens eux-mêmes le soin de trancher ce délicat dilemme, le Comité Central le pouvait d’autant plus que juste à ce moment le camarade Martov écrivait dans sa profession de foi [7] (Encore une fois en minorité) les lignes suivantes :
La minorité prétend à cet honneur : donner le premier exemple que connaisse l’histoire de notre Parti en ce sens que l’on peut, une fois « vaincu », ne pas constituer un nouveau Parti. Cette position de la minorité découle de toutes ses vues sur le développement du Parti dans le domaine de l’organisation; elle découle de la conscience qu’elle a de ses liens solides avec le précédent travail accompli dans le Parti. La minorité ne croit pas à la force mystique des « révolutions de papier »; elle voit dans la profondeur avec laquelle la vie justifie ses aspirations la garantie qu’elle aboutira, par une propagande purement idéologique au sein du Parti, au triomphe de ses principes d’organisation.
(C’est moi qui souligne.)
Quelles magnifiques, quelles fières paroles ! Et avec quel sentiment d’amertume on a constaté, par expérience, que c’était seulement des paroles… Vous voudrez bien m’excuser, camarade Martov, mais maintenant, au nom de la majorité, je déclare prétendre à cet « honneur » que vous n’avez point mérité. Ce sera en effet un grand honneur pour lequel il vaut la peine de se battre parce que les traditions de l’esprit de cercle nous ont légué des scissions extraordinairement faciles et une application extraordinairement zélée de cette règle : un coup de poing dans la mâchoire, ou la main à baiser, s’il vous plaît.
Le grand plaisir (d’avoir un parti unique) devait l’emporter et l’a véritablement emporté sur les petits désagréments (sous forme de chicanes autour de la cooptation). J’ai quitté l’organe central, le camarade Igrek (délégué par Plékhanov et moi au Conseil du Parti de la part de la rédaction de l’organe central) a quitté le Conseil. Les martoviens ont répondu au dernier mot du Comité Central sur la paix par une lettre (cf. les éditions citées) équivalant à une déclaration de guerre. Alors, mais alors seulement, j’ai écrit une lettre à la rédaction (n° 53 de l‘Iskra) sur la publicité des débats [8]. S’il faut, disais je, parler de révisionnisme, discuter sur le manque d’esprit de suite et l’individualisme anarchique, de la défaite de divers dirigeants, eh bien, messieurs, racontons tout sans rien dissimuler, comment les choses se sont passées, tel est le contenu de cette lettre sur la publicité des débats. La rédaction y répond par des paroles désobligeantes chargées de colère et par un magnifique sermon : défense d’évoquer « les mesquineries et les chicanes de la vie de cercle » (n° 53 de l’Iskra). Ah bon, alors, me dis je : « les mesquineries et les chicanes de la vie de cercle » … es ist mir recht, messieurs, je suis d’accord là dessus. Car cela veut dire que les tracas dus à la « cooptation », vous les rapportez directement aux querelles de cercle. C’est vrai. Mais qu’est ce que cette dissonance, quand dans l’éditorial du même n° 53, la même rédaction. (la même, paraît il) soulève des bruits sur le bureaucratisme, le formalisme, etc [9]. Défense de soulever la question de la lutte pour la cooptation à l’organe central car c’est chercher chicane. Or nous soulèverons, nous, la question de la cooptation au Comité Central, et nous n’appellerons pas cela une chicane, mais une divergence de principe quant au « formalisme ». Ah non, me dis je, permettez nous, chers camarades, de ne pas vous le permettre. Vous voulez tirer sur mon fort, et vous exigez de moi que je vous livre l’artillerie. Vous voulez rire ! Et voilà que j’écris et que j’imprime, en dehors de l’Iskra, une « lettre à la rédaction » (« Pourquoi j’ai quitté la rédaction de l’Iskra ? [10] »), je raconte brièvement comment les choses s’étaient passées, et je m’informe encore et encore si la paix est possible sur la base d’une telle répartition : l’organe central pour vous, le Comité Central pour nous. Aucune des parties ne se sentira « étrangère » dans son Parti, et nous discuterons du tournant vers l’opportunisme, nous discuterons d’abord dans la presse, et puis, peut-être au III° Congrès du Parti.
En réponse au rappel de la paix, toutes les batteries ennemies ouvraient le feu, jusques et y compris le Conseil. Les projectiles pleuvaient dru. Autocrate, Schweitzer, bureaucrate, formaliste, super centre, unilatéral, rigide, obstiné, étroit, soupçonneux, difficile à vivre… Fort bien, chers amis ! Vous avez fini ? Vous n’avez plus rien en réserve ? Ils sont bien mauvais, vos projectiles…
A moi de parler. Voyons le contenu des nouvelles conceptions de la nouvelle Iskra en matière d’organisation, et le rapport de ces conceptions avec la division de notre parti en « majorité » et « minorité », dont nous avons montré le caractère véritable en analysant les débats et les votes au II° Congrès.
[1] Il s’agit probablement d’une allusion aux faubourgs genevois de Carouge et Cluse, où résidaient nombre de partisans de la majorité et de la minorité respectivement. (N.R.) ↑
[2] En ce qui concerne les concessions à l’égard des camarades Martynov, Akimov et Brucker, il n’en était pas question après le congrès du Parti. Je n’ai pas entendu dire qu’ils aient exigé eux aussi la « cooptation ». Je doute même que le camarade Starover ou le camarade Martov aient pris l’avis du camarade Brucker lorsqu’ils nous adressaient leurs papiers et « notes » au nom de « la moitié du Parti »… Au congrès de la Ligue, le camarade Martov repoussait avec la plus profonde indignation d’un lutteur politique intransigeant, l’idée même d’une « alliance avec Riazanov ou Martynov », la possibilité d’une « transaction » avec eux ou même d’une action commune (en qualité de rédacteur) « au service du Parti » (p. 53 des procès-verbaux de la Ligue). Le camarade Martov a sévèrement condamné au congrès de la Ligue les « tendances de Martynov » (p. 88), et lorsque la camarade Orthodoxe (pseudonyme de la menchévique L. Axelrod. N.R.) faisant une allusion délicate a dit que peut-être Axelrod et Martov « reconnaîtront le droit aux camarades Akimov, Martynov et aux autres de se réunir pour élaborer à leur propre usage un statut et se régler là-dessus comme bon leur semble » (p. 99), les martoviens se sont mis à renier, comme Pierre a renié le Christ (p. 100, « les appréhensions de la camarade Orthodoxe…. au sujet des Akimov, des Martynov, etc… sont dénuées de fondement »). ↑
[3] Le camarade Martov s’est exprimé très justement à ce propos en disant que je suis passé avec armes et bagages (En français dans le texte. N.R.). Le camarade Martov se sert volontiers de comparaisons militaires : campagne contre la Ligue, bataille, blessures inguérissables, etc., etc. Je dois avouer que moi aussi j’ai un grand faible pour les comparaisons militaires, maintenant surtout que l’on suit avec le plus vif intérêt les nouvelles qui nous parviennent de l’océan Pacifique. Mais, tant qu’à parler le langage militaire, camarade Martov, voici comment les choses se sont passées. Nous avions conquis deux forts au congrès du Parti. Vous les avez attaqués au congrès de la Ligue. Dès la première légère échauffourée, mon collègue, le commandant d’un fort, ouvre les portes à l’ennemi. Alors je réunis naturellement ma petite artillerie et je me rends dans l’autre fort à peu près dépourvu de défense « pour voir venir.», ayant en face un ennemi bien supérieur en nombre. Je propose même la paix : en effet, comment faire la guerre à deux puissances ? Mais les nouveaux alliés, en réponse à mes offres de paix, bombardent mon « ultime » fort. Je fais le coup de feu. Alors mon ancien collègue le commandant militaire s’exclame avec une magnifique indignation : voyez donc, braves gens, quel manque de pacifisme chez ce Chamberlain ! ↑
[4] Personnage central du roman de I. Tourguéniev : Père et fils. (N.R.) ↑
[5] Nous discutions ardemment et avec passion dans certain local fermé. Tout à coup l’un de nous bondit de sa place, ouvre toute grande la fenêtre sur la rue et commence à clamer contre les Sobakévitch, les individualistes anarchistes, les révisionnistes, etc. Naturellement, une foule de curieux et de badauds s’assemble dans la rue, et voilà nos ennemis qui se mettent à ricaner. D’autres participants à ce débat s’approchent eux aussi de la fenêtre, désireux de raconter la chose avec esprit de suite, depuis le commencement, et sans allusions à ce que personne ne sait. Alors la fenêtre se reforme brusquement; pas la peine de parler des querelles, allez ! (Iskra, n° 53, p. 8, colonne 2, ligne 24 d’en bas). Ce n’était pas la peine de commencer dans l’« Iskra » des propos sur les « querelles », camarade Plékhanov , voilà bien la vérité !
[Dans l’Iskra, n° 53 avait été publié la « Lettre à la rédaction de l’Iskra» de Lénine et la réponse de Plékhanov. Lénine proposait de mener dans le journal le débat sur les divergences internes au P.O.S.D.R., ce que Plékhanov refusa en le qualifiant de « querelles mesquines de la vie de cercle ». (N.R.)] ↑
[6] Je laisse, bien entendu, sans examen l’écheveau que vient d’emmêler Martov dans l’Etat de siège autour de cet ultimatum du Comité Central, en invoquant des conversations privées, etc. C’est le « deuxième procédé de lutte » que j’ai caractérise dans le précédent paragraphe et que seul un spécialiste de la neuropathologie serait capable d’analyser avec quelque chance de succès. Il suffit de dire que le camarade Martov y insiste sur un accord avec le Comité Central concernant la non publication des pourparlers, accord qui, malgré toutes les recherches, n’a pas pu être retrouvé. Le camarade Travinski qui menait les pourparlers au nom du Comité Central m’a fait savoir par écrit qu’il me reconnaissait le droit de faire imprimer, en dehors de l’Iskra, ma lettre à la rédaction.
Une seule expression du camarade Martov m’a plu particulièrement. C’est le « bonapartisme de la pire espèce ». Je trouve que le camarade Martov a formulé cette notion bien à propos. Examinons avec sang-froid ce qu’elle signifie. A mon avis, elle signifie : acquérir le pouvoir par un moyen formellement légitime, mais au fond à l’encontre de la volonté du peuple (ou du Parti). N’est ce pas ainsi, camarade Martov ? Et s’il en est ainsi, je laisse tranquillement au publie le soin de juger de quel côté se trouvait ce « bonapartisme de la pire espèce », du côté de Lénine et d’Igrek qui pouvaient profiter de leur droit formel de barrer la route aux martoviens, en s’appuyant sur la volonté du II° Congrès, mais qui n’ont pas profité de ce droit; ou bien du côté de ceux qui ont eu raison formellement d’occuper la rédaction (« cooptation unanime ») tout en sachant qu’au fond cela ne correspondait pas à la volonté du II° Congrès, et craignant la vérification de cette volonté par le III° Congrès. ↑
[7] En français dans le texte. (N.R.) ↑
[8] Voir le présent tome, pp. 114 118. (N.R.) ↑
[9] Comme il est apparu plus tard, la « dissonance » s’explique très simplement par une dissonance dans le personnel de la rédaction de l’organe central. Plékhanov a écrit à propos des « chicanes » (voir son aveu dans le « Triste malentendu » n° 57), tandis que l’éditorial « Notre congrès » est de Martov (Etat de siège, p. 84). C’est tirer à hue et à dia. ↑
[10] Voir le présent tome, pp. 119 126. (N.R.) ↑