Le 7 avril 1940
Camarades,
Je ne puis avoir d’autre désir que celui qui vous anime tous : c’est que vous étudiez bien. C’est un désir unanime : le désir de vos pères et de vos mères, le désir du gouvernement, de vos maîtres, de vos aînés.
Mais l’important, il va sans dire, ce ne sont pas les bons vœux ; c’est qu’il vous faut étudier, et étudier sérieusement. L’école est le seul endroit où vous apprenez à travailler de façon méthodique. Quoi qu’il fasse, l’homme qui s’attache à acquérir des connaissances en dehors de l’école, sans l’école, par luimême, ne sera jamais, comme on dit, qu’un autodidacte.
Il en est qui pensent : L’école ? Bah, si même je ne termine pas très brillamment l’école, cela ne se verra que dans mon certificat, mais non dans la vie. Qui pense de la sorte a certainement tort. L’école donne à l’homme des connaissances systématisées, le prépare à un travail qualifié. Or, la plupart d’entre vous seront, j’en suis certain, des travailleurs qualifiés. C’est pourquoi il vous faut étudier et étudier encore, avec persévérance et obstination.
Qui veut être plus tard un travailleur qualifié doit passer par l’école soviétique, doit apprendre à travailler de façon méthodique, qu’il s’agisse d’étudier un livre au de se perfectionner. Qui n’aura point passé par l’école aura bien de la peine dans la vie ; il aura bien de la peine à travailler ensuite. Cette lacune — ce défaut de connaissances systématisées et d’habitudes de travail régulières — se trahira toujours et en tout, le suivra sans cesse pas à pas, telle une ombre. Je l’ai d’ailleurs éprouvé moi-même, et je continue de l’éprouver jusqu’à présent. C’est pourquoi il faut profiter de l’école — de la première à la septième ou à la dixième année — aussi complètement que possible, car elle est la principale source de connaissances systématisées.
Tous les écoliers doivent se rappeler que celui-là seul jouera un certain rôle dans la vie sociale et publique, dans n’importe quel domaine utile, qui sait travailler systématiquement et connaît bien sa partie. Quant à ceux qui ne brillent que par une culture superficielle, qui n’acquièrent qu’un vernis de culture, quant aux hommes comme Onéguine [Onéguine — héros du poème de Pouchkine Eugène Onéguine.], capables de parler un peu de tout sans rien connaître à fond, — ils ne jouent pas et ne joueront jamais un rôle important dans la vie de la société et de l’Etat soviétiques.
Les élèves les plus méritants ont parlé aujourd’hui du haut de cette tribune. Je dois dire, camarades, que vous parlez bien, que vos phrases sont belles, mais — pardonnez ma franchise — vous n’avez aucune originalité. Cette franchise est blessante pour vous, j’en conviens, mais je dis cela non pas pour vous blesser, mais pour que vous compreniez ce qui importe par-dessus tout, ce qui est indispensable. Vos discours sont correctement bâtis, il n’y a absolument rien à y reprendre. Ce sont des discours coulants à tous les points de vue. Ils pourraient figurer au journal mural des écoliers : le rédacteur n’encourrait pas un blâme. Mais des discours de ce genre n’entraîneront personne, ils ne donnent rien au cœur ni à l’esprit. Vous êtes jeunes. Dans votre bouche le discours le plus ordinaire prend lui-même une forme émouvante. Pourtant le discours qui a le plus d’effet est celui qui pique au vif, entraîne l’approbation ou soulève des objections, premier indice que l’orateur a une idée vivante et qui est bien à lui.
Mais, camarades, c’est là une chose qui s’acquiert. Vous êtes encore jeunes, vous avez l’avenir devant vous. Et c’est pourquoi je vous dis sans ménagement que vos discours sont tout à fait dépourvus d’originalité. Si vous aviez cinquante ans, je ne vous parlerais pas ainsi, n’espérant guère que vous puissiez jamais rien dire d’original. Mais vous avez toute la vie devant vous, et vous saurez parler d’une manière originale, je n’en doute pas. En attendant, vous vous attachez à employer des phrases toutes faites, des phrases étrangères, qui ne sont pas à vous. Dans vos interventions, on ne voit pas percer une seule idée vivante, une idée qui vous soit propre. Vos paroles sont un rayon de lune qui ne réchauffe pas.
Le dernier d’entre vous qui a pris la parole, le camarade Karib, est peut-être le seul qui ait parlé un langage bien à lui. A la démarche de son discours, on voyait qu’il pensait chacune de ses phrases, qu’il avait son idée propre. Et c’est là l’essentiel.
Supposons qu’un homme soit venu du Comité de l’organisation du Komsomol. Un homme si rompu à l’art de parler qu’il peut prononcer un discours n’importe quand et sur n’importe quel sujet. Son discours s’épanche sans discontinuer en belles phrases coulantes, pareil à un fleuve entre des rives pittoresques. Mais il n’est beau qu’en apparence, car il lui manque l’essentiel : il n’a pas d’âme. C’est une fleur stérile. Un orateur comme celui-là ne vous donnera rien, car il ne réfléchit pas à ce qu’il dit. Vous ne serez pas frappés par le contenu de son discours. Et ceux qui l’entendront ne pourront que dire : ah, qu’il parle bien ! Et rien de plus.
Supposons à présent que cet homme soit non pas une «bouche d’or », mais un homme qui réfléchit. Son discours n’étincelle pas de beautés, souvent même il s’interrompt. On voit qu’il pense et qu’il parle, qu’il parle et qu’il pense. Quand il s’arrête pour penser à ce qu’il va dire, il oblige à penser avec lui tout l’auditoire qui l’écoute, qui suit la marche de sa pensée. Ceux qui l’entendent se disent : il a énoncé telle idée. Et ils réagissent à cette idée : ils l’acceptent ou la rejettent, la discutent ou l’approuvent, ils s’indignent ou bien applaudissent. C’est de ce genre d’orateur que se rapproche le camarade Karib. Il faut que vous vous assimiliez les principes et la méthode de cet orateur, que vous réfléchissiez, que vous bâtissiez vous-mêmes vos phrases, et que vous ne parliez point par formules toutes faites, construites d’avance. Et alors, on verra, notamment, si vous connaissez bien ou mal la langue russe.
Des élèves de huitième, de neuvième et de dixième ont pris la parole ici, des élèves qui se sont distingués dans leurs études. Théoriquement, étant donné les programmes, on peut dire qu’ils savent le russe, et s’expriment correctement en cette langue. Malheureusement, je ne puis quant à moi dire s’ils savent le russe bien ou mal, car ils n’ont rien dit qui soit d’eux-mêmes ; ils ont répété des phrases toutes faites, ils nous ont servi des clichés. Au contraire quand le camarade Karib a parlé, il a bâti ses phrases lui-même. Et quand quelqu’un bâtit ses phrases lui-même, on peut voir si oui ou non il sait la langue russe, si oui ou non l’école lui la appris à exposer sa pensée. Cette voie, la voie du camarade Karib, est celle que doivent suivre les écoliers soviétiques s’ils veulent travailler sérieusement, s’ils ne considèrent pas l’école comme un châtiment du ciel.
J’ai mes raisons pour vous parler ainsi. Car il en est qui considèrent l’école, les études, comme une obligation pénible, comme un purgatoire par lequel il faut passer pour arriver au « paradis ». Si vous êtes d’un autre avis, si vous estimez que pouvoir étudier est une chance qu’il faut utiliser jusqu’au bout pour s’instruire et élargir son horizon, alors apprenez à bâtir vos discours vous-mêmes. Cela est vrai aussi pour vos compositions, pour la solution des problèmes de mathématiques, pour le dessin industriel, le dessin proprement dit, etc.
Admettons que souvent vous écriviez vos compositions en recourant aux « services » de camarades plus avancés ou tout simplement en vous servant d’ « antisèches ». Mais, camarades, cela ne peut vous faire que du mal. Vous n’apprendrez jamais rien de la sorte. Ecrivez mal, mais écrivez vous-mêmes ! Faites, refaites, recopiez mille fois ce que vous aurez composé, qu’importe ! mais n’ayez pas peur de le faire, ne ménagez pas vos forces ; vous prendrez alors l’habitude d’un travail personnel, et c’est ainsi que vous serez vous-mêmes.
Ou bien, prenons les rapports. Chez nous il y a beaucoup de rapporteurs, qui diffèrent les uns des autres. Il en est qui peuvent parler deux, trois, et même cinq heures de suite, en se contentant de lieux communs et en lançant des mots d’ordre à effet pour se faire applaudir toutes les quinze ou vingt minutes. Cela n’est pas difficile. C’est même ce qu’il y a de plus facile. Pour faire un rapport de ce genre il n’est pas nécessaire d’être très intelligent. Il est bien plus difficile de faire un rapport avec un minimum de mots, mais avec des mots qu’on aura choisis soi-même après avoir réfléchi, même si l’expression est un peu maladroite.
Vous avez rassemblé ici les élèves les plus méritants. Certes, quand on réunit les meilleurs élèves, il est facile de s’entendre avec eux au sujet de ce qu’il faudrait entreprendre pour qu’il n’y ait plus de retardataires. Mais il ne serait pas mauvais de réunir les retardataires et de parler avec eux afin de savoir pourquoi ils restent en arrière et ce qu’il faut faire pour que cela change.
Aujourd’hui, je ne pensais pas prendre lai parole. A dire vrai, je m’attendais à voir ici une bataille animée, à vous entendre parler de ce qui va mal, des défauts de l’école. Or, votre réunion est devenue un meeting solennel. Mais là où il y a beaucoup de solennité, il y a souvent peu de fond.
Aujourd’hui, les meilleurs élèves ont pris la parole, mais leurs discours avaient le caractère de comptes rendus. On sent que la collectivité les a obligés à parler comme ils ont fait. Ces camarades ont dit : « Nous occupions la septième place ; nous sommes à présent à la cinquième, et nous espérons conquérir la troisième. » Mais aucun n’a dit ce qu’il avait l’intention de faire, où il voulait aller après avoir terminé l’école. Pourtant, camarades, vous terminez l’école moyenne, vous êtes au seuil d’une vie indépendante. Si j’étais en dixième — ce qui hélas est impossible ! — dès le mois d’avril de cette dernière année d’études, je me poserais carrément la question : où aller ? Et sans aucun doute, je choisirais exactement ce que je veux faire.
Mais on ne peut pas toujours aller où l’on voudrait. Beaucoup d’entre vous seraient probablement heureux d’entrer à l’institut du journalisme : je le sais par les concours des années précédentes. Mais le concours est si grand qu’il est très difficile à tous ceux qui le désirent d’y être admis. Alors, où aller ? Mais peut-être cette question vous laisse-t-elle indifférents ? S’il en est ainsi, c’est mauvais signe. Si vous n’avez pas réfléchi à une question aussi importante, c’est selon moi une grande faute. A propos, je voudrais bien savoir où désirent aller la plupart de nos écoliers, quelle est la profession que notre jeunesse préfère ? Ce serait très révélateur et permettrait de tirer des conclusions intéressantes. Mais vous ne m’avez rien dit à ce sujet, et c’est pourquoi je ne puis pour l’instant tirer aucune conclusion.
Je ne peux pourtant pas croire que cette idée ne vous soit pas venue en tête. Elle préoccupe certainement chacun d’entre vous. Quand on a votre âge, quand on est jeune, c’est une question à laquelle on doit réfléchir. Nul doute que les neuf dixièmes d’entre vous s’apprêtent à transporter des montagnes et à refaire le monde comme ils l’entendent. Moi aussi, je pensais de la sorte quand j’étais jeune. Ces idées-là vous trottent sans aucun doute par la tête, et il ne peut en être autrement puisque vous êtes jeunes.
Maintenant le moment est venu où vous devez choisir, où vous devez décider une fois pour toutes où vous irez. Beaucoup règlent cette question d’une façon trop simpliste : je suis un komsomol, se disentils ; demain je serai un communiste, un citoyen soviétique. Et tout est dit, leur « choix » est fait. Mais beaucoup trop facilement.
Faire sérieusement son choix, c’est tracer la route que l’on va suivre, c’est former son caractère, ses convictions, c’est trouver sa voie. Chacun de vous doit tenir ce raisonnement : je suis un homme soviétique, citoyen d’un Etat entouré d’ennemis, pour lequel je devrai me battre au moins autant que mes aînés, et même davantage. Prenez, par exemple, notre génération, celle des vieux bolcheviks. Nous avons lutté contre les capitalistes et les gros propriétaires fonciers russes, qui étaient un ennemi relativement faible, mal organisé, peu cultivé. Vous, vous aurez à lutter contre un ennemi incomparablement plus fort, mieux organisé, plus perfide, plus rompu à la lutte politique, à tous les procédés, à toutes les ruses. Et vous devez vous préparer à cette lutte, de façon systématique, avec persévérance.
Mais n’oubliez pas qu’elle se déroulera ailleurs encore que sur le front. Au front, dès les premiers engagements, nos étudiants ont fait des prodiges de bravoure. Rien d’étonnant à cela : comment notre jeunesse cultivée, notre jeunesse soviétique, pourrait-elle ne pas être brave ? Cette lutte s’étendra donc à toutes les sphères de notre vie. Elle sera le point culminant du combat qui se poursuit depuis l’instauration du pouvoir des Soviets.
Pour vaincre dans cette bataille décisive, il faut tremper son caractère, sa volonté dans la lutte quotidienne ; il faut savoir nettement la place qu’on veut occuper dans l’édification socialiste, posséder à la perfection le métier auquel on veut consacrer sa vie.
Mais il importe aussi beaucoup que chacun sache faire ce choix dans la vie ordinaire. Quand vous aurez su former votre caractère, quand vous aurez nettement arrêté vous-mêmes votre conception du monde, quand vous aurez trouvé votre place et compris quel est votre rôle dans l’édification du socialisme et dans la lutte quotidienne, quand le but de votre vie sera de mettre vos convictions en pratique, alors vous pourrez dire que du même coup vous avez acquis une immunité certaine contre toutes les piqûres, toutes les déceptions, tous les déboires de la vie. Par exemple, un élève fait la cour à une jeune fille, puis l’abandonne et en fréquente une autre : c’est tout un « drame ». N’allez pas croire que j’en parle avec l’ironie d’un vieillard : j’ai été jeune, moi aussi, et je respecte les sentiments des jeunes. Eh bien, pour quelqu’un qui flotte encore, qui n’a pas trouvé sa voie, un « drame » de ce genre peut prendre trop d’importance ; le résultat c’est que la jeune fille en question sera peut-être profondément déçue de la vie, ce qui laissera en elle un sentiment pénible pour de nombreuses années. Mais ce « drame » sera relativement peu douloureux si elle a des idées nettes, bien arrêtées.
Ainsi donc, il faut que le caractère se forme et qu’une juste conception du monde se constitue au plus tôt. Pour celui qui dit : je serai zoologiste, plus rien d’autre ne comptera. Et il se consacrera tout entier à son travail dans le domaine de la zoologie, pour le bien de son pays. C’est ce qui distingue le zoologiste soviétique du zoologiste des pays capitalistes. Le zoologiste soviétique dira : dans ce domaine, je veux être et je serai utile à mon pays dans toute la mesure où je le pourrai. Et il le sera en effet, il accomplira de grandes choses. Et il lui sera cent fois plus facile de supporter toutes les piqûres, tous les déboires et tous les drames de l’existence qu’à un homme qui n’a pas dans la vie une personnalité déterminée, une vocation déterminée, une idée déterminée.
Personnellement, j’estime beaucoup les hommes qui se sont forgé des convictions, un caractère. Mais n’est-il pas trop tôt pour vous en préoccuper ? Non, camarades, il n’est pas trop tôt. Vous connaissez sans aucun doute lia vie du camarade Staline. Dès l’âge de quinze ans il était marxiste, et à dix-sept ans il fut chassé du séminaire parce qu’il avait des convictions politiques nettement déterminées, hostiles à l’autocratie tsariste et au capitalisme. Vous voyez donc que le camarade Staline a fait son choix de bonne heure. Mais si l’on pouvait autrefois faire son choix d’aussi bonne heure, il est encore plus facile de le faire aujourd’hui.
Pour terminer, j’ajouterai quelques mots. On m’a dit que certains d’entre vous raisonnent ainsi : à quoi bon vouloir obtenir les meilleures notes aux examens de sortie, puisque de toute façon j’irai à l’armée au lieu de continuer mes études ? Ce raisonnement est absolument vicieux. Tout d’abord, il ne faut pas considérer la question du point de vue des notes. Il ne s’agit pas des notes, en elles-mêmes ; il s’agit de l’impossibilité où seront dorénavant ces camarades d’étudier systématiquement, autrement dit de combler les lacunes dams les connaissances acquises à l’école moyenne. De plus, nous pensons qu’après le service militaire la grande majorité des camarades pourront entrer dans les Hautes écoles, s’ils ont bien terminé l’école moyenne, sans parler de tous ceux qui iront dans les établissements militaires d’enseignement supérieur. L’Armée rouge compte beaucoup d’écoles qui recruteront leurs élèves avant tout parmi ceux qui auront bien terminé la dixième. Voilà pourquoi vous devez tendre tous vos efforts quand vous étudiez à l’école moyenne.
L’école supérieure, c’est autre chose ; vous y recevrez un enseignement d’ordre supérieur ; on y forme des spécialistes pour les différentes sciences. Tandis qu’à l’école moyenne, on ne fait qu’apprendre à travailler systématiquement, on ne fait que poser les bases de son instruction. Voilà pourquoi je pense que ceux qui estiment superflu de faire tous leurs efforts quand ils étudient à l’école moyenne se trompent profondément, et peuvent se faire un mal irréparable.
Je souhaite de tout cœur que les élèves qui sont aujourd’hui en dixième deviennent de bons soldats de notre Armée rouge et aussi de bons étudiants dans nos écoles supérieures. (Vifs applaudissements.)
Problèmes de l’éducation communiste, pp. 28-35, Editions Gospolitizdat, 1940.