Le rôle de la nouvelle politique et ses conditions
21 avril 1921
En guise d’introduction
La question de l’impôt en nature, à l’heure présente, retient l’attention générale et provoque beaucoup de débats et discussions. Cela se comprend, car c’est là, en effet, dans les conditions actuelles une des principales questions politiques.
La discussion revêt un caractère un peu décousu. Pour des raisons que l’on conçoit trop bien, nous souffrons tous de ce défaut. D’autant plus utile sera la tentative d’aborder cette question, non du point de vue de sa « valeur d’actualité », mais du point de vue des principes généraux. En d’autres termes : jetons un coup d’oeil sur le fond d’ensemble, le fond essentiel du tableau où nous sommes en train de tracer les mesures pratiques précises de notre politique du jour.
Pour faire cette tentative, je me permettrai de reproduire un long passage de ma brochure intitulée : La tâche essentielle de nos jours. — Sur l’infantilisme de « gauche » et la mentalité petite-bourgeoise. Cette brochure, publiée par le Soviet des députés ouvriers de Pétrograd en 1918, contient premièrement un article de journal du 11 mars 1918, sur la paix de Brest-Litovsk ; deuxièmement une polémique avec le groupe des communistes de gauche, datée du 5 mai 1918. Cette polémique n’est pas nécessaire actuellement et je la rejette. Je ne garde que ce qui fait partie des raisonnements relatifs au « capitalisme d’Etat » et aux éléments fondamentaux de notre actuelle économie de transition du capitalisme au socialisme.
Voici ce que j’écrivais alors :
Sur l’économie actuelle de la russie
Extrait de la brochure de 1918
« … Le capitalisme d’Etat serait un pas en avant par rapport à la situation actuelle de notre République soviétique. Si par exemple, d’ici six mois, le capitalisme d’Etat était instauré chez nous, ce serait un immense succès et le plus sûr garant que, dans un an, le socialisme serait définitivement consolidé chez nous et qu’il serait invincible.
J’imagine le sursaut de généreuse indignation que cette idée provoquera chez quelques-uns… Comment ? Dans la République socialiste soviétique le passage au capitalisme d’Etat serait un pas en avant ? … N’est-ce pas là trahir le socialisme ? »
« … C’est sur ce point qu’il convient de s’arrêter plus longuement.
Tout d’abord, il s’agit d’établir exactement ce que c’est que cette transition du capitalisme au socialisme, qui nous donne le droit de nous appeler avec juste raison République socialiste des Soviets.
En second lieu, il faut montrer l’erreur de ceux qui ne voient pas que le principal ennemi du socialisme dans notre pays, c’est le caractère petit-bourgeois de l’économie et l’élément petit-bourgeois.
Troisièmement, il faut bien comprendre ce qui, au point de vue économique, distingue l’Etat soviétique de l’Etat bourgeois et fait son importance.
Examinons ces trois problèmes.
Je crois que parmi ceux qui ont étudié l’économie de la Russie, il n’en est point qui aient nié le caractère transitoire de cette économie. De même ne s’est pas trouvé un seul communiste, ce me semble, pour nier que l’expression : « République socialiste soviétique » signifie que le pouvoir des Soviets entend réaliser la transition au socialisme et non point qu’il reconnaisse le régime économique actuel pour un régime socialiste.
Mais que signifie alors le mot transition ? Ne veut-il pas dire, dans l’application à l’économie, que le régime actuellement existant renferme des éléments, des parcelles, de petits morceaux et de capitalisme et de socialisme ? Oui. Tout le monde le reconnaît. Mais tout en reconnaissant cela, tous ne se demandent pas quels sont donc actuellement, en Russie, ces éléments de différents régimes économiques. Or, là est le nœud de la question.
Dénombrons ces éléments :
- Economie paysanne patriarcale, c’est-à-dire naturelle dans une large mesure ;
- petite production marchande (cette catégorie comprend la plupart de ceux des paysans qui vendent du blé) ;
- capitalisme privé ;
- capitalisme d’Etat ;
- socialisme.
La Russie est si grande et si variée que toutes ces diverses formes économiques et sociales s’y entremêlent. C’est ce qui fait l’originalité de la situation.
La question se pose : quels sont donc les éléments qui prédominent ? Il est évident que dans un pays de petite paysannerie c’est l’élément petit-bourgeois qui prédomine et ne peut pas ne pas prédominer : la majorité, l’immense majorité des cultivateurs sont de petits producteurs de marchandises. L’enveloppe du capitalisme d’Etat (monopole du blé, industrie et commerce privés contrôlés par l’Etat ainsi que coopératives bourgeoises) est souvent entamée tantôt ci, tantôt là, par des spéculateurs, et c’est le blé qui est le principal objet de la spéculation.
La lutte se développe surtout dans ce domaine. Entre qui la lutte est-elle engagée, pour employer la terminologie des catégories économiques telles que le « capitalisme d’Etat » ? Entre le quatrième et le cinquième échelon, dans l’ordre où je les ai énumérés tout à l’heure ? Non, évidemment. Ce n’est pas le capitalisme d’Etat qui est aux prises avec le socialisme ; c’est la petite bourgeoisie plus le capitalisme privé qui luttent ensemble, de concert, à la fois contre le capitalisme d’Etat et contre le socialisme. La petite bourgeoisie s’oppose à toute intervention, à tout enregistrement ou contrôle effectué par le capitalisme d’Etat ou le socialisme d’Etat. Fait réel, absolument indéniable, dont la méconnaissance constitue la source de toute une série d’erreurs économiques. Le spéculateur, le commerçant accapareur, le saboteur du monopole, tel est notre principal ennemi « intérieur», l’ennemi des mesures économiques du pouvoir des Soviets. Si l’on peut encore pardonner aux petits bourgeois français d’il y a cent vingt-cinq ans, révolutionnaires les plus farouches et les plus sincères, d’avoir voulu mater les spéculateurs par les exécutions de quelques-uns d’entre les plus « notoires » et par les foudres des déclarations, aujourd’hui l’attitude purement verbeuse envers cette question de la part de tels socialistes révolutionnaires de gauche, ne suscite chez tout révolutionnaire conscient que de la répulsion ou du dégoût. Nous savons parfaitement que la spéculation a pour base économique la couche sociale des petits propriétaires, si nombreuse en Russie, ainsi que le capitalisme privé dont chaque petit bourgeois est un agent. Nous savons que les millions de tentacules de cette hydre petite-bourgeoise enveloppent ici et là, certaines catégories d’ouvriers ; que la spéculation supplante le monopole de l’Etat et pénètre dans tous les pores de notre économie sociale.
L’aveuglement de ceux qui ne voient pas cela, montre justement qu’ils sont prisonniers des préjugés petits-bourgeois… »
« … Le petit bourgeois a de l’argent en réserve, quelques milliers de roubles qu’il a amassés pendant la guerre par des voies « licites » et surtout illicites. Tel est le type économique, caractéristique, comme base de la spéculation et du capitalisme privé. L’argent, c’est un certificat pour se faire délivrer des richesses sociales ; la couche innombrable des petits propriétaires tient solidement ce certificat et le cache à l’ « Etat », car elle ne croit aucunement ni au socialisme ni au communisme et « attend » que la tempête prolétarienne soit passée. Ou bien nous soumettrons à notre contrôle et recensement ce petit bourgeois (nous pourrons le faire si nous organisons les couches pauvres, c’est-à-dire la majorité de la population ou les semi-prolétaires autour de l’avant-garde prolétarienne consciente), ou bien il jettera bas notre pouvoir ouvrier nécessairement et inévitablement, comme ont jeté bas la révolution les Napoléon et les Cavaignac qui surgissent justement sur ce terrain de la petite propriété. La question se pose ainsi et seulement ainsi… »
« … Le petit bourgeois qui garde quelques milliers de roubles est un ennemi du capitalisme d’Etat ; ces quelques milliers, il entend les réaliser à son seul profit personnel, au détriment des pauvres, contre tout contrôle d’Etat. Or, la somme de ces milliers forme des milliards et des milliards, fournit une base à la spéculation qui fait échec à notre oeuvre de construction socialiste. Admettons qu’un nombre déterminé d’ouvriers produise en plusieurs jours une somme de valeurs se chiffrant par 1.000. Admettons ensuite que sur cette somme 200 se perdent à cause de la petite spéculation, de vols de toute sorte et des manoeuvres des petits propriétaires qui tournent les décrets et règlements soviétiques. Tout ouvrier conscient dira : sur ces mille je donnerais volontiers trois cents au lieu de deux cents, pour qu’il y ait plus d’ordre et d’organisation, car avec le pouvoir soviétique, réduire plus tard ce « tribut », par exemple, à cent ou à cinquante, sera chose tout à fait facile du moment que l’ordre et l’organisation seront un fait acquis, du moment que tout sabotage du monopole de l’Etat par les petits propriétaires sera définitivement brisé.
Ce simple exemple traduit en chiffres, et que nous avons intentionnellement simplifié jusqu’à l’extrême limite pour en faciliter l’intelligence explique le rapport qui existe actuellement entre le capitalisme d’Etat et le socialisme. Les ouvriers détiennent le pouvoir dans l’Etat ; ils ont pleine possibilité juridique de prendre toute la somme de mille, c’est-à-dire de ne pas livrer un seul copeck à d’autres fins qu’à celles du socialisme. Cette possibilité juridique, basée sur le passage effectif du pouvoir aux ouvriers, constitue un élément de socialisme. Mais nombreux sont les moyens dont usent les petits propriétaires et les capitalistes privés pour compromettre cette situation juridique, se livrer à la spéculation, saboter l’exécution des décrets soviétiques. Le capitalisme d’Etat serait un gigantesque pas en avant même si nous payions plus que nous ne le faisons aujourd’hui (c’est exprès que j’ai pris cet exemple en chiffres pour montrer cela avec plus d’évidence), car il vaut la peine de payer son « apprentissage », car ce sera utile aux ouvriers ; car il importe par-dessus tout de triompher du désordre, de la désorganisation et du laisser-aller ; car l’anarchie petite-propriétaire si elle continue, est le plus grand, le plus redoutable danger qui (si nous ne le surmontons pas) nous perdra certainement ; tandis que le payement d’un tribut plus élevé au capitalisme d’Etat, loin de nous perdre, nous amènera par la voie la plus sûre au socialisme.
La classe ouvrière, quand elle aura à défendre l’ordre dans l’Etat contre l’esprit petit-propriétaire anarchique, quand elle aura appris à organiser la grosse production nationale sur les bases du capitalisme d’Etat, aura — passez-moi le mot — tous les atouts en main ; dès lors la consolidation du socialisme sera assurée.
Le capitalisme d’Etat est, du point de vue économique, infiniment supérieur à notre système économique actuel.
Premier point.
En second lieu, il ne représente aucun danger pour le pouvoir des Soviets, car l’Etat soviétique est un Etat où le pouvoir des ouvriers et des paysans pauvres est assuré. »
« … Pour éclaircir encore mieux la question, nous citerons tout d’abord un exemple concret s’il en fut de capitalisme d’Etat. Cet exemple tout le monde le connaît : c’est l’Allemagne. Ici nous trouvons le « dernier mot » de la technique moderne de la grosse industrie capitaliste et d’une organisation méthodique subordonnée à l’impérialisme de la bourgeoisie et des hobereaux. Supprimez les mots en italique, mettez à la place de l’Etat militaire, de l’Etat des hobereaux, bourgeois, impérialiste, un Etat aussi, mais d’un type social différent, d’une autre nature de classe, l’Etat soviétique, c’est-à-dire prolétarien, et vous obtiendrez toute la somme des facteurs qu’offre le socialisme.
Le socialisme est impossible sans la technique de la grosse industrie capitaliste, technique organisée selon le dernier mot de la science moderne ; il est impossible sans une organisation méthodique réglée par l’Etat et qui impose à des dizaines de millions d’hommes la stricte observation d’une norme unique dans la production et la répartition des produits. Nous, marxistes, l’avons toujours dit ; quant aux gens qui n’ont pas compris même cette vérité (tels que les anarchistes et une bonne moitié des socialistes-révolutionnaires de gauche), il ne vaut pas la peine de perdre fût-ce deux secondes à parler avec eux.
(D’autre part, le socialisme est impossible sans la domination du prolétariat dans l’Etat : c’est aussi une vérité première. L’histoire (dont nul, si ce n’est les imbéciles menchéviks numéro un, n’attendait qu’elle donnât sans encombres, tranquillement, aisément et simplement le socialisme « intégral ») a suivi des voies si singulières qu’elle a engendré en 1918 deux moitiés séparées du socialisme, l’une à côté de l’autre, comme deux futurs poussins, dans la même coquille de l’impérialisme international. En 1918, l’Allemagne et la Russie matérialisaient avec le plus d’évidence les conditions économiques, — production, économie sociale, — d’une part, et les conditions politiques du socialisme, de l’autre.
Une révolution prolétarienne victorieuse en Allemagne aurait brisé du coup, avec une extrême facilité toute coquille impérialiste (faite, malheureusement, avec le meilleur acier et capable, pour cette raison de résister aux efforts de tout… poussin) ; elle assurerait la victoire du socialisme mondial, à coup sûr, sans difficulté ou avec des difficultés insignifiantes, — bien entendu, si l’on considère le « difficile » à l’échelle historique et mondiale, et non point: à celle du vulgaire et de l’étroit.
Puisqu’en Allemagne la révolution tarde encore à « éclater », nous avons pour tâche de nous mettre à l’école du capitalisme d’Etat allemand, de tendre tous nos efforts pour nous l’assimiler, de prodiguer les méthodes dictatoriales pour accélérer cette assimilation de l’occidentalisme par la Russie barbare, sans reculer devant les moyens barbares de lutte contre la barbarie. S’il en est parmi les anarchistes et les socialistes-révolutionnaires de gauche (je pense malgré moi aux discours de Karéline et de Gué devant le Comité exécutif central) qui, raisonnant à la manière de Narcisse, prétendent qu’il ne nous sied point, à nous révolutionnaires, de nous « mettre à l’école » de l’impérialisme allemand, il faut dire une chose, c’est qu’une révolution qui prendrait au sérieux ces gens-là, serait vouée à une perte certaine (et parfaitement méritée).
Ce qui, à l’heure présente, prédomine en Russie, c’est justement le capitalisme petit-bourgeois, d’où un seul et même chemin conduit aussi bien au grand capitalisme d’Etat qu’au socialisme ; ce chemin passe par une seule et même station intermédiaire, savoir : « le recensement et le contrôle à l’échelle nationale de la production et de la répartition des produits ». Ceux qui ne comprennent pas cela commettent une erreur économique impardonnable : ou bien ils ne connaissent pas les faits réels, ne voient pas ce qui est, ne savent pas regarder la vérité en face ; ou bien ils se bornent à opposer abstraitement le « capitalisme » au « socialisme », sans réfléchir aux formes concrètes et aux degrés de cette transition dans notre pays, aujourd’hui.
Soit dit entre parenthèses : c’est cette même erreur théorique qui a désorienté les meilleurs hommes du camp de la Novaïa Jizn, et du Vpériod : les pires et les moyens d’entre ces hommes, par lourdeur d’esprit et manque de caractère, se traînent à la remorque de la bourgeoisie qui leur fait peur ; les meilleurs d’entre eux n’ont pas compris que ce n’est pas sans raison que les maîtres du socialisme ont parlé de toute une période de transition du capitalisme au socialisme ; que ce n’est pas sans motif qu’ils ont insisté sur les « longues douleurs de l’enfantement » de la nouvelle société, cette dernière étant, elle aussi, une abstraction incapable de devenir une réalité autrement qu’à la suite d’une série de tentatives concrètes, variées et imparfaites, pour fonder tel ou tel Etat socialiste.
Précisément parce qu’il est impossible d’avancer, de sortir de la situation économique actuelle de la Russie sans passer par ce qui est commun au capitalisme d’Etat et au socialisme (recensement et contrôle universels), on commet une énormité théorique-en effrayant les autres et soi-même par « l’évolution dans le sens du capitalisme d’Etat». C’est là justement laisser « dévier » sa pensée de la voie véritable de l’« évolution », et ne pas comprendre cette voie ; dans la pratique, cela équivaut à tirer en arrière vers le capitalisme petit-propriétaire.
Afin de convaincre le lecteur que ce n’est pas d’aujourd’hui seulement que date ma « haute » appréciation du capitalisme d’Etat, mais même d’avant la prise du pouvoir par les bolchéviks, je me permettrai de reproduire le passage suivant de ma brochure : La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, écrite en septembre 1917 :
« … Essayez un peu de substituer à l’Etat des hobereaux et des capitalistes, à l’Etat des grands propriétaires, fonciers et des capitalistes, l’Etat démocratique révolutionnaire, c’est-à-dire un Etat qui détruise révolutionnairement tous les privilèges quels qu’ils soient, qui ne craigne pas d’appliquer révolutionnairement le démocratisme le plus complet. Et vous verrez que le capitalisme monopoliste d’Etat signifie inévitablement, infailliblement, dans un Etat démocratique et révolutionnaire véritable, la marche vers le socialisme !
… Car le socialisme n’est autre chose que l’étape immédiatement consécutive au monopole capitaliste d’Etat.
… Le capitalisme de monopole de l’Etat est la préparation matérielle la plus complète du socialisme, l’antichambre du socialisme, l’échelon historique qu’aucun autre échelon intermédiaire ne sépare de l’échelon appelé socialisme » (pages 27 et 28).
« … Remarquez que cela fut écrit sous Kérenski, qu’il s’agit ici non pas de la dictature du prolétariat, non pas de l’Etat socialiste, mais d’un Etat « démocratique révolutionnaire ». N’est-il pas évident que plus haut nous nous sommes élevés au-dessus de cet échelon politique, plus complètement nous avons incarné dans les Soviets l’Etat socialiste et la dictature du prolétariat, et moins il nous est permis de craindre le « capitalisme d’Etat » ? N’est-il pas évident que, du point de vue matériel, économique, du point de vue de la production, nous ne sommes pas encore dans l’« antichambre » du socialisme ? Et qu’autrement que par cette « antichambre», que nous n’avons pas encore atteinte, nous ne passerons pas la porte du socialisme ? … »
« … Autre circonstance fort édifiante.
Au cours d’une discussion que nous avons eue au Comité exécutif central avec Boukharine, il a dit entre autres choses : dans la question des hauts traitements pour les spécialistes, « nous » sommes « plus à droite que Lénine» ; nous ne voyons là aucune dérogation aux principes, car nous n’oublions pas les paroles de Marx disant que, dans certaines conditions, la classe ouvrière aurait avantage à « se racheter de cette bande » (savoir de la bande des capitalistes, c’est-à-dire racheter à la bourgeoisie la terre, les fabriques, les usines et autres moyens de production).
Remarque extrêmement intéressante. »
« … Réfléchissez à cette pensée de Marx.
Il s’agissait de l’Angleterre des années 70 du siècle dernier, de la période où le capitalisme pré-monopoleur avait atteint son point culminant, du pays où, en ce temps-là, il y avait le moins de militarisme et de bureaucratie, et où le socialisme avait alors le plus de chances de vaincre « pacifiquement » dans le sens du « rachat » des moyens de production à la bourgeoisie par les ouvriers. Et Marx disait : dans certaines conditions les ouvriers ne refuseront point de se racheter à la bourgeoisie. Marx ne se liait les mains, ni à soi-même ni aux futurs artisans de la révolution socialiste, quant aux formes, procédés et moyens de faire la révolution : il se rendait fort bien compte qu’une quantité de nouveaux problèmes surgiraient alors ; que toute la situation changerait, qu’elle changerait souvent et beaucoup au cours de la révolution. Et en Russie soviétique, après la prise du pouvoir par le prolétariat, après l’écrasement de la résistance militaire et du sabotage des exploiteurs, n’est-il pas évident que certaines conditions s’y sont créées, pareilles à celles qui auraient pu intervenir un demi-siècle plus tôt en Angleterre, si elle s’était engagée pacifiquement dans la voie du socialisme ? La subordination des capitalistes aux ouvriers aurait pu être assurée à cette époque en Angleterre par les facteurs suivants : 1° la prédominance la plus complète des ouvriers, des prolétaires, dans la population, par suite de l’absence d’une paysannerie (dans l’Angleterre des années 70 certains symptômes permettaient d’escompter des progrès très rapides du socialisme parmi les ouvriers ruraux) ; 2° l’organisation excellente du prolétariat dans les syndicats (sous ce rapport l’Angleterre était à l’époque le premier pays du monde) ; 3° le niveau de culture relativement élevé du prolétariat, formé par un siècle de développement des libertés politiques ; 4° la longue habitude qu’avaient les capitalistes anglais merveilleusement organisés, —ils étaient alors les mieux organisés parmi les capitalistes de tous les pays du monde (aujourd’hui cette suprématie est passée à l’Allemagne), — de résoudre les problèmes politiques et économiques par un compromis. Voilà donc dans quelles conditions l’idée avait pu naître de la possibilité de subordonner pacifiquement les capitalistes d’Angleterre aux ouvriers de ce pays.
Cette subordination est assurée chez nous, à l’heure actuelle, par certains facteurs décisifs (notre victoire en octobre et l’écrasement, d’octobre à février, de la résistance militaire et du sabotage des capitalistes). Chez nous, à la place de la prédominance absolue des ouvriers, des prolétaires, dans la population, et de leur organisation supérieure, nous avons connu, comme facteur de la victoire, l’appui donné au prolétariat par la paysannerie pauvre, vite ruinée. Enfin nous ne connaissons ni haute culture, ni habitude des compromis. En réfléchissant à ces conditions concrètes, on se rend facilement compte que nous pouvons et devons aujourd’hui réaliser une synthèse de la lutte à outrance contre les capitalistes incultes, qui n’acceptent aucune forme de « capitalisme d’Etat », qui n’entendent consentir aucun compromis et continuent de saboter les dispositions du pouvoir des Soviets au moyen de la spéculation, de la corruption des pauvres, etc., — avec le compromis ou le rachat pratiqué à l’égard des capitalistes cultivés, qui acceptent le « capitalisme d’Etat », qui sont capables de le mettre en oeuvre, qui sont utiles au prolétariat comme organisateurs intelligents et expérimentés de grosses entreprises pouvant réellement ravitailler en produits des dizaines de millions d’hommes.
Boukharine est un marxiste et un économiste fort instruit. Voilà pourquoi il s’est rappelé que Marx avait parfaitement raison d’enseigner aux ouvriers qu’il importait de conserver l’organisation de la grosse industrie, justement en vue de faciliter le passage au socialisme, et que l’on pouvait parfaitement admettre l’idée de bien payer les capitalistes, de s’en racheter si (à titre d’exception : l’Angleterre était alors une exception) les circonstances obligeaient les capitalistes à se soumettre pacifiquement et à passer de façon cultivée, organisée, au socialisme, moyennant rachat.
Mais Boukharine s’est trompé, car il n’a pas réfléchi aux particularités concrètes de la situation en Russie, situation exceptionnelle, puisque nous, prolétariat de la Russie, nous avons dépassé Angleterre et Allemagne par notre régime politique, par la force du pouvoir politique des ouvriers ; dans le même temps nous retardons sur le plus arriéré des Etats d’Europe occidentale quant à l’organisation d’un capitalisme d’Etat bien compris, quant au niveau de culture, quant au degré de préparation matérielle à l’« établissement » du socialisme. N’est-il pas évident que ce qui résulte aujourd’hui de cette situation particulière, c’est justement la nécessité d’un « rachat » d’un genre particulier, que les ouvriers doivent proposer aux capitalistes les plus cultivés, les plus capables, les plus doués comme organisateurs, et qui accepteraient de servir le pouvoir des Soviets et d’aider honnêtement à organiser la grosse et très grosse production « d’Etat » ? N’est-il pas évident que devant cette situation particulière, nous devons chercher à éviter deux erreurs, dont chacune est petite-bourgeoise à sa façon ? D’une part, ce serait une faute irréparable que de déclarer : puisque nous reconnaissons qu’entre nos « forces » économiques et notre force politique il y a disproportion, « donc » il ne fallait pas prendre le pouvoir. Ainsi raisonnent les « hommes sous cloche de verre», qui oublient qu’il n’y aura jamais de « proportion », qu’il ne saurait y en avoir dans l’évolution de la société, ni dans celle de la nature ; qu’il faut une série de tentatives, dont chacune, prise à part, sera unilatérale et souffrira d’une certaine disproportion, pour créer le socialisme victorieux par la collaboration révolutionnaire des prolétaires de tous les pays.
D’autre part, ce serait une erreur manifeste que de donner la liberté aux crieurs et aux phraseurs, qui se laissent entraîner par un révolutionnarisme « pompeux », mais sont incapables d’un travail révolutionnaire soutenu, réfléchi, pondéré et qui tient compte des transitions les plus difficiles.
Heureusement, l’histoire du développement de ces partis révolutionnaires et de la lutte du bolchévisme contre eux, nous a légué des types nettement dessinés, parmi lesquels les socialistes-révolutionnaires de gauche et les anarchistes offrent avec assez d’évidence le type de piètres révolutionnaires. Les voici qui crient maintenant jusqu’à l’hystérie, l’écume aux lèvres, qui crient comme des sourds contre la « politique d’entente » des « bolchéviks de droite ». Mais ils sont incapables de comprendre en quoi la « politique d’entente » était mauvaise et pourquoi elle a été condamnée avec raison par l’histoire et par la marche de la révolution.
La politique d’entente à l’époque de Kérenski livrait le pouvoir à la bourgeoisie impérialiste; or, la question du pouvoir est la question capitale de toute révolution. En octobre-novembre 1917, certains bolchéviks préconisant la politique d’entente ou bien craignaient la prise du pouvoir par le prolétariat, ou bien voulaient partager le pouvoir en parts égales, non seulement avec des « compagnons de route peu sûrs » comme les socialistes-révolutionnaires de gauche, mais aussi avec nos ennemis, partisans de Tchernov, menchéviks, qui nous auraient forcément gênés dans notre tâche essentielle, dans la dissolution de la Constituante, l’anéantissement implacable des Bogaevski, la soviétisation intégrale des administrations, dans chaque confiscation.
Aujourd’hui le pouvoir est pris, maintenu, consolidé entre les mains d’un seul parti, le parti du prolétariat, même sans « compagnons de route peu sûrs ». Parler maintenant de politique d’entente, alors qu’il n’est et ne peut même être question de pouvoir partagé, d’abandon de la dictature exercée par les prolétaires contre la bourgeoisie, — c’est simplement répéter comme une pie des paroles apprises par coeur, mais incomprises. Nous reprocher de pratiquer une « politique d’entente » parce que, arrivés à un moment où nous pouvons et devons gouverner le pays, nous cherchons à gagner à nous sans épargner l’argent, les plus cultivés d’entre les éléments instruits par le capitalisme, à les prendre à notre service pour combattre la désagrégation petite-propriétaire, c’est se montrer absolument incapable de réfléchir aux tâches économiques que comporte l’édification socialiste. »
Sur l’impôt en nature, la liberté de commerce et les concessions
Les raisonnements ci-dessus reproduits de 1918 renferment une série d’erreurs quant aux délais. Les délais se sont avérés plus longs qu’on ne le supposait alors. Ce n’est pas étonnant. Mais les éléments essentiels de notre économie restent les mêmes. Les paysans « pauvres » (prolétaires et semi-prolétaires) se sont transformés, dans un très grand nombre de cas, eu paysans moyens. Ce qui fait que l’« élément » petit-propriétaire, petit-bourgeois s’est renforcé. D’autre part, la guerre civile de 1918-1920 a considérablement aggravé la ruine du pays, retardé le rétablissement de ses forces productives, saigné à blanc surtout le prolétariat. A cela sont venus s’ajouter la mauvaise récolte de 1920, la disette de fourrages, les épizooties, ce qui a freiné encore plus le rétablissement des transports et de l’industrie, en ce sens par exemple, que le transport du bois, notre principal combustible, par les chevaux des paysans, a été entravé.
Résultat : la situation politique au printemps de 1921 était telle que des mesures immédiates s’imposaient, les plus décisives, les plus spéciales, pour améliorer la situation de la paysannerie et relever ses forces productives.
Pourquoi précisément de la paysannerie et non des ouvriers ?
Parce que pour améliorer la situation des ouvriers, il faut du pain et du combustible. Pour l’instant, le plus grand « obstacle » — du point de vue de notre économie nationale tout entière — est là. Or, l’on ne peut augmenter la production et la récolte de blé, le stockage et le transport du combustible, qu’en améliorant la situation de la paysannerie, qu’en relevant ses forces productives. Il faut commencer par la paysannerie. Ceux qui ne comprennent pas cela, ceux qui sont portés à voir dans cette mise en avant de la paysannerie une « abdication » ou un semblant d’abdication de la dictature du prolétariat, ceux-là simplement n’approfondissent pas la question, se laissent subjuguer par la phrase. La dictature du prolétariat, c’est la direction de la politique par le prolétariat. Le prolétariat comme classe dirigeante, dominante, doit savoir orienter la politique de façon à résoudre au premier chef la question la plus urgente, la plus « irritante ». Le plus urgent, à l’heure actuelle, c’est de prendre des mesures propres à relever tout de suite les forces productives de l’économie paysanne. Ce n’est que par cette voie qu’on pourra améliorer la situation des ouvriers, renforcer l’alliance des ouvriers et des paysans, consolider la dictature du prolétariat. Ceux des prolétaires ou des représentants du prolétariat qui voudraient améliorer la situation des ouvriers, par d’autres voies, seraient en réalité des auxiliaires des gardes blancs et des capitalistes. Car suivre une autre voie, c’est faire passer les intérêts corporatifs des ouvriers avant leurs intérêts de classe ; c’est sacrifier à un avantage immédiat, momentané, partiel, des ouvriers, les intérêts de la classe ouvrière tout entière, de sa dictature, de son alliance avec la paysannerie contre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, de son rôle dirigeant dans, la lutte pour affranchir le travail du joug du capital.
Ainsi, il faut avant tout prendre des mesures immédiates et sérieuses pour relever les forces productives de la paysannerie. On ne saurait le faire sans apporter de sérieuses modifications à la politique du ravitaillement. Une de ces modifications a été de remplacer le prélèvement des excédents par l’impôt en nature, le paysan pouvant librement se livrer au commerce, du moins à l’échelle locale, une fois l’impôt acquitté.
Quel est le sens de la substitution de l’impôt en nature au prélèvement des excédents ?
Nombreuses sont les erreurs répandues à cet égard. Elles proviennent surtout de ce que les gens ne réfléchissent pas au sens de cette transition, ne se demandent pas d’où part et où va cette transition. On s’imagine qu’il s’agit d’une transition du communisme en général au bourgeoisisme en général. Pour combattre cette erreur, force est de reprendre les arguments que nous avons fait valoir en mai 1918.
L’impôt en nature est une des formes de la transition du « communisme de guerre », communisme d’un genre particulier, qui nous avait été imposé par une misère extrême, par la ruine et la guerre, — aux échanges socialistes réguliers. Et ces derniers constituent à leur tour une des formes de la transition du socialisme, — avec les particularités qu’engendre la prédominance du petit paysan dans la population, —au communisme.
Le « communisme de guerre » avait ceci de particulier que nous prenions en fait au paysan tous les excédents et parfois même ce qu’il n’avait pas en excédent, mais une partie des produits nécessaires à sa subsistance, cela pour faire face aux besoins de l’armée et pour nourrir les ouvriers. La plupart du temps nous prenions à crédit, en payant avec du papier-monnaie. Autrement nous n’aurions pas pu vaincre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes en ce pays ruiné de petite agriculture paysanne. Et le fait que nous avons vaincu (malgré l’appui accordé à nos exploiteurs par les plus grandes puissances du monde) ne montre pas seulement que les ouvriers et les paysans, dans la lutte pour leur émancipation, sont capables d’accomplir des prodiges d’héroïsme. II montre aussi que les menchéviks, les socialistes-révolutionnaires, Kautsky et Cie, ont joué le rôle de valets de la bourgeoisie, quand ils nous imputaient à crime ce « communisme de guerre ». Or, il faut nous en faire un mérite.
Mais il n’est pas moins nécessaire de connaître la véritable mesure de ce mérite. Le « communisme de guerre » avait été imposé par la guerre et la ruine. Il n’était pas et ne pouvait être une politique conforme aux tâches économiques du prolétariat. C’était une mesure temporaire. Pour le prolétariat qui réalise sa dictature dans un pays de petits paysans, une bonne politique consiste à organiser l’échange des produits industriels nécessaires au paysan contre le blé. Seule cette politique de ravitaillement est conforme aux tâches du prolétariat ; elle seule peut fortifier les bases du socialisme et le conduire à la victoire complète.
L’impôt en nature marque une transition à cette politique. Nous sommes encore si ruinés, si accablés par le fardeau de la guerre (qui a eu lieu hier et qui, à cause de la cupidité et de la férocité des capitalistes, peut éclater demain), que nous ne pouvons fournir au paysan des produits industriels en échange de tout le blé dont nous avons besoin. Ceci étant, nous instituons l’impôt en nature, c’est-à-dire que nous prenons à titre d’impôt le minimum de blé nécessaire (à l’entretien de l’armée et des ouvriers) ; pour le reste, nous l’échangerons contre des produits industriels.
Et puis il ne faut pas oublier ceci. La misère et la ruine sont telles que nous ne pouvons rétablir d’emblée la grosse production socialiste, les grandes usines de l’Etat. Pour cela il nous faudrait avoir d’importantes réserves de blé et de combustible dans les centres de grosse industrie ; il faudrait pouvoir remplacer les machines usées par des machines neuves, etc. L’expérience nous a montré qu’on ne peut le faire d’emblée ; et nous savons qu’après la ruineuse guerre impérialiste, même les pays les plus riches et les plus avancés ne peuvent s’acquitter de cette tâche qu’au bout d’une assez longue suite d’années. Par conséquent, il faut aider dans une certaine mesure à rétablir la petite industrie, qui ne demande pas de machines, ni d’importantes réserves d’Etat en matières premières, combustible, denrées alimentaires, — et qui est à même d’apporter immédiatement une certaine aide à l’économie paysanne et de relever ses forces productives.
Qu’en résulte-t-il ?
C’est qu’à la faveur d’une certaine liberté du commerce, fût-elle simplement locale, renaissent la petite bourgeoisie et le capitalisme. Voilà qui est indéniable. Il serait ridicule de fermer les yeux là-dessus.
La question se pose : est-ce bien nécessaire ? Peut-on justifier cela ? N’est-ce pas dangereux ?
On pose beaucoup de ces questions, et la plupart du temps elles ne révèlent que la candeur (pour employer un euphémisme) de ceux qui les posent.
Voyez la définition que j’ai donnée en mai 1918 des éléments (parties constitutives) des divers systèmes économiques qui forment notre économie nationale. Personne ne pourra nier qu’on y trouve tous ces cinq échelons (ou parties constitutives) de tous ces cinq systèmes, depuis la forme patriarcale, c’est-à-dire à demi-barbare, jusqu’à la forme socialiste. Que dans un pays de petite paysannerie, le « système économique » prédominant soit celui de la petite agriculture, c’est-à-dire système en partie patriarcal, en partie petit-bourgeois, cela est évident. Dès l’instant qu’il y a échange, le développement de la petite économie est un développement petit-bourgeois, un développement capitaliste. C’est là, en matière d’économie politique, une vérité incontestable, une vérité première et qui, de plus, est confirmée par l’expérience quotidienne et par l’observation même rudimentaire de la vie.
Quelle est donc la politique que le prolétariat socialiste peut suivre, en présence de cette réalité économique ? Donner au petit paysan, en échange du blé et des matières premières, tous les produits dont il a besoin et que fournit la grosse industrie socialiste ? Ce serait là la politique la plus désirable, la plus « rationnelle » ; et c’est cette politique que nous avons commencé à pratiquer. Mais nous ne pouvons pas donner tous les produits, loin de là, et nous ne le pourrons pas de sitôt, du moins tant que nous n’aurons pas terminé ne serait-ce que la première tranche des travaux d’électrification du pays. Comment faire alors ? Ou bien essayer d’interdire, de bloquer à fond tout développement des échanges privés, non pratiqués par l’Etat, c’est-à-dire du commerce, c’est-à-dire du capitalisme, — développement inévitable quand il y a des millions de petits producteurs. Cette politique serait une sottise et un suicide pour le parti qui aurait essayé de la pratiquer. Sottise, parce que cette politique est économiquement impossible ; suicide, parce que les partis qui essaient de pratiquer une politique de ce genre aboutissent à une faillite certaine. Il n’y a pas à s’en cacher : certains communistes ont péché « par la pensée, la parole et l’action», en versant justement dans cette politique-là. Efforçons-nous de nous corriger de ces défauts. Il faut absolument nous en débarrasser, sinon cela tournerait mal.
Ou bien (dernière politique possible et seule raisonnable) ne pas essayer d’interdire ou de bloquer le développement du capitalisme, mais s’appliquer à l’orienter dans la voie du capitalisme d’Etat. Chose économiquement possible, puisque le capitalisme d’Etat existe, — sous une forme ou sous une autre, dans une mesure ou dans une autre, —partout où il existe des éléments de commerce libre et de capitalisme en général.
Mais peut-on combiner, allier, associer l’Etat soviétique, la dictature du prolétariat au capitalisme d’Etat ?
Evidemment oui. C’est ce que je m’appliquai à démontrer en mai 1918. Et c’est ce que j’ai démontré, je l’espère, en mai 1918. Bien plus : j’ai prouvé en même temps que le capitalisme d’Etat est un pas en avant si on le compare à l’élément petit-propriétaire (et petit-patriarcal et petit-bourgeois). On commet quantité d’erreurs si l’on confronte ou l’on compare le capitalisme d’Etat seulement avec le socialisme, alors que, dans la situation politique et économique actuelle, on doit absolument comparer le capitalisme d’Etat également avec la production petite-bourgeoise.
Toute la question — et théorique et pratique — est de trouver les méthodes justes permettant précisément d’orienter dans la voie du capitalisme d’Etat le développement inévitable (jusqu’à un certain degré et pour un certain temps) du capitalisme ; d’établir les conditions nécessaires à cela, et d’assurer, dans un avenir peu éloigné, la transformation du capitalisme d’Etat en socialisme.
Pour aborder la solution de ce problème, il faut, avant tout, se représenter le plus nettement possible ce que sera et ce que peut être, dans la pratique, le capitalisme d’Etat au sein de notre système soviétique, dans le cadre de notre Etat soviétique.
Le cas ou l’exemple le plus simple de la façon dont le pouvoir soviétique oriente le développement du capitalisme dans la voie du capitalisme d’Etat, comme il « implante » le capitalisme d’Etat, ce sont les concessions. A présent tous, chez nous, sont d’accord pour reconnaître que les concessions sont nécessaires, mais tous ne réfléchissent pas au rôle des concessions. Qu’est-ce que les concessions dans le système soviétique, si on les envisage du point de vue des régimes sociaux et économiques ainsi que de leur rapport entre eux ? C’est un contrat, un bloc, une alliance du pouvoir d’Etat soviétique, c’est-à-dire prolétarien, avec le capitalisme d’Etat contre l’élément petit-propriétaire (patriarcal et petit-bourgeois). Le concessionnaire est un capitaliste. Il gère son entreprise sur le mode capitaliste, pour en tirer du profit. Il consent à traiter avec le pouvoir prolétarien pour toucher un profit extra, en sus de l’ordinaire, ou pour recevoir les matières premières qu’il lui serait impossible ou extrêmement difficile de se procurer autrement. Le pouvoir soviétique y trouve son avantage : les forces productives se développent, la quantité des produits augmente immédiatement ou dans le plus bref délai. Nous avons, disons, une centaine d’exploitations, de mines, de secteurs forestiers. Nous ne pouvons tout mettre en valeur, vu le manque de machines, de vivres et de moyens de transport. Pour ces mêmes raisons nous exploitons mal les autres secteurs. La mise en valeur défectueuse et insuffisante des grandes entreprises a pour résultat de renforcer l’élément petit-propriétaire dans toutes ses manifestations : affaiblissement de l’économie paysanne environnante (et puis de l’économie paysanne tout entière), ébranlement de ses forces productives, baisse de sa confiance en le pouvoir soviétique, déprédations et petite spéculation en masse (la plus dangereuse), etc. En « implantant » le capitalisme d’Etat sous forme de concessions, le pouvoir soviétique renforce la grande production au regard de la petite, la production évoluée au regard de l’arriérée, la production mécanisée au regard de la manuelle ; il augmente la quantité de produits qui lui revient de la grande industrie (sa quote-part), il renforce les rapports économiques réglés par l’Etat à l’opposé des rapports petits-bourgeois anarchiques.
Appliquée avec mesure et prudence, la politique des concessions nous aidera sans conteste à améliorer rapidement (jusqu’à un certain degré, peu élevé) l’état de la production, la situation des ouvriers et des paysans, bien entendu moyennant certains sacrifices, l’abandon, au capitaliste, de maintes dizaines de millions de pouds de produits infiniment précieux. La mesure et les conditions auxquelles les concessions sont avantageuses et sans danger pour nous, sont déterminées par le rapport des forces. C’est la lutte qui en décide, car les concessions sont également un aspect de la lutte, la continuation de la lutte de classes sous une autre forme, et nullement la substitution de la paix sociale à la lutte de classes. La pratique indiquera les méthodes de lutte.
Le capitalisme d’Etat sous forme de concessions est, en comparaison des autres formes du capitalisme d’Etat au sein du système soviétique, la forme peut-être la plus simple, la plus nette, la plus claire, aux contours les plus précis. Nous avons là franchement un contrat formel, écrit, avec le capitalisme d’Europe occidentale, le capitalisme le plus cultivé, le plus évolué. Nous connaissons exactement nos avantages et nos pertes, nos droits et nos obligations ; nous connaissons exactement le délai pour lequel nous accordons la concession, nous connaissons les conditions du rachat avant terme, si le contrat prévoit ce droit. Nous payons un certain « tribut » au capitalisme mondial, nous lui payons, à tel et tel égard, une « rançon », en obtenant immédiatement un certain degré d’affermissement de la situation du pouvoir soviétique, d’amélioration des conditions de notre gestion économique. La difficulté du problème, en ce qui concerne les concessions, c’est de tout prévoir, de tout peser en passant le contrat de concession et de savoir ensuite veiller à son exécution. Certes il y a là des difficultés, et les erreurs, en la matière, sont probablement inévitables dans les premiers temps. Mais ces difficultés sont les moindres en comparaison des autres tâches de la révolution sociale et, notamment, en comparaison des autres formes de développement, d’admission et d’implantation du capitalisme d’Etat.
Avec l’introduction de l’impôt en nature, la tâche la plus importante de tous les travailleurs du Parti et des institutions soviétiques, est de savoir appliquer les principes, les éléments, les fondements de la politique « concessionniste » (c’est-à-dire semblable au capitalisme d’Etat « concessionniste ») aux autres formes du capitalisme, du commerce libre, du trafic local, etc.
Prenons les coopératives. Ce n’est pas sans raison que le décret sur l’impôt en nature a fait immédiatement réviser le statut des coopératives et élargir dans une certaine mesure leur « liberté » et leurs droits. Les coopératives sont également une forme du capitalisme d’Etat, mais moins simple, aux contours moins nets, plus compliquée et qui, pour cette raison, place pratiquement le pouvoir soviétique devant des difficultés plus grandes. Les coopératives des petits producteurs (c’est d’elles et non des coopératives ouvrières qu’il s’agit ici, en tant qu’élément prédominant, typique dans un pays de petite paysannerie) engendrent inévitablement des rapports capitalistes petits-bourgeois, contribuent à leur développement, poussent au premier plan les petits capitalistes, leur procurent les plus grands avantages. Il ne saurait en être autrement du moment qu’il y a prédominance des petits patrons et possibilité, ainsi que nécessité des échanges. Dans les conditions actuelles de la Russie, la liberté et les droits pour la coopération signifient la liberté et les droits pour le capitalisme. Il serait sot ou criminel de fermer les yeux sur cette vérité évidente.
Mais sous le pouvoir des Soviets, le capitalisme « coopératif », à la différence du capitalisme privé, est une variété du capitalisme d’Etat, et comme tel, il nous est aujourd’hui avantageux et utile, dans une certaine mesure, bien entendu. L’impôt en nature signifiant la liberté de vendre les excédents (dont dispose le paysan après avoir acquitté l’impôt en nature), il nous faut tendre nos efforts pour orienter ce développement du capitalisme, — puisque la liberté de vendre, la liberté du commerce, c’est le développement du capitalisme, — dans la voie du capitalisme coopératif. Le capitalisme coopératif ressemble au capitalisme d’Etat en ce sens qu’il facilite le recensement, le contrôle, la surveillance, les rapports contractuels entre l’Etat (en l’espèce, l’Etat soviétique) et le capitaliste. La coopération, considérée comme forme de commerce, est plus avantageuse et plus utile que le commerce privé, non seulement pour les raisons indiquées, mais aussi parce qu’elle facilite l’union, l’organisation de millions d’habitants, et puis de la totalité, de la population ; or cette circonstance représente à son tour un immense avantage pour la transition future du capitalisme d’Etat au socialisme.
Comparons maintenant les concessions et la coopération, en tant que formes de capitalisme d’Etat. La concession est basée sur la grosse industrie mécanisée; la coopération — sur la petite industrie, sur la production manuelle, en partie même patriarcale. La concession intéresse un seul capitaliste ou une seule firme, un seul consortium, cartel ou trust, dans chaque contrat de concession. La coopération englobe des milliers, voire des millions de petits patrons. La concession admet et même implique un contrat et un délai précis. La coopération n’admet ni un contrat ni un délai tout à fait précis. Il est beaucoup plus facile de rapporter une loi sur les coopératives que de résilier un contrat de concession. Mais la résiliation d’un contrat signifie d’emblée, purement et simplement, la rupture immédiate des rapports effectifs d’alliance économique ou de « coexistence » économique avec le capitaliste, tandis qu’aucune abolition de la loi sur les coopératives, aucune loi en général, non seulement ne pourra rompre d’emblée la «coexistence » effective du pouvoir des Soviets avec les petits capitalistes, mais, d’une façon générale, elle ne pourra pas provoquer la rupture des rapports économiques existants. « Surveiller » un concessionnaire est chose aisée, mais il est difficile de surveiller les coopérateurs. Passer du système des concessions au socialisme, c’est passer d’une forme de la grosse production à une autre forme. Passer de la coopération des petits producteurs au socialisme, c’est passer de la petite production à la grosse, c’est-à-dire opérer une transition plus compliquée, mais en revanche capable d’englober, en cas de succès, des masses plus grandes de la population, d’arracher les racines plus profondes et plus vivaces des anciens rapports présocialistes, voire précapitalistes, qui résistent avec le plus d’acharnement à toute « innovation ». La politique des concessions, en cas de succès, nous donnera un certain nombre de grosses entreprises modèles — en comparaison des nôtres — au niveau du capitalisme moderne avancé ; d’ici quelques dizaines d’années, ces entreprises passeront entièrement en notre possession. La politique coopérative, en cas de succès favorisera l’essor de la petite économie et facilitera son passage, dans un délai indéterminé, à la grosse production, sur la base de l’association volontaire.
Voyons maintenant la troisième forme de capitalisme d’Etat. L’Etat engage le capitaliste, en qualité de commerçant ; il lui paie une certaine commission pour la vente des produits de l’Etat et l’achat des produits du petit producteur. Quatrième forme de capitalisme d’Etat: l’Etat donne à bail à un entrepreneur-capitaliste un établissement, une exploitation, un secteur de forêt, de terre, etc. ; le contrat d’affermage ressemble le plus à un contrat de concession. Ces deux dernières formes de capitalisme d’Etat, on n’en parle pas du tout chez nous, on n’y pense pas, on ne les remarque pas. Cela dénote non point notre force et notre intelligence, mais notre faiblesse et notre inintelligence. Nous avons peur de regarder bien en face la « basse vérité », et nous nous laissons trop souvent emporter par l’« illusion qui nous élève ». Nous répétons constamment que « nous » passons du capitalisme au socialisme, en oubliant de nous représenter exactement, distinctement, qui sont ces « nous ». Pour s’en faire une idée exacte et ne pas l’oublier, il importe d’avoir présente à l’esprit la liste de toutes les parties constitutives, de tous les différents systèmes économiques sans exception qui forment notre économie nationale, tels que je les ai énumérés dans mon article du 5 mai 1918. « Nous », c’est-à-dire l’avant-garde, le détachement avancé du prolétariat, nous passons directement au socialisme. Mais le détachement avancé n’est qu’une petite partie du prolétariat qui, à son tour, n’est qu’une petite partie de la masse de la population. Et pour que « nous » puissions nous acquitter avec succès de notre tâche qui est de passer directement au socialisme, il faut que nous nous rendions compte des voies, modalités, moyens et procédés transitoires indispensables pour passer des rapports précapitalistes au socialisme. Là est le noeud du problème.
Voyez la carte de la R.S.F.S.R. Au nord de Vologda, au sud-est de Rostov-sur-Don et de Saratov, au sud d’Orenbourg et d’Omsk, au nord de Tomsk s’étendent d’immenses territoires où pourraient tenir des dizaines de vastes Etats hautement cultivés. Or, sur toutes ces étendues règnent les mœurs patriarcales, la demi-barbarie et la barbarie tout court. Et dans les campagnes perdues du reste de la Russie ? Partout où des dizaines de verstes de chemins vicinaux, ou, plus exactement, des dizaines de verstes sans aucune route séparent le village du chemin de fer le plus proche, c’est-à-dire de toute liaison matérielle avec la culture, avec le capitalisme, avec la grosse industrie, avec la grande ville — partout, dans toutes ces localités, n’est-ce pas aussi le système patriarcal, l’indolence, la demi-barbarie, qui prédominent ?
Peut-on concevoir le passage direct de cet état de choses prédominant en Russie, au socialisme? Oui, dans une certaine mesure, mais à la seule condition que nous connaissons aujourd’hui exactement grâce à l’immense travail scientifique qui vient d’être achevé. J’ai nommé : l’électrification. Si nous arrivons à construire des dizaines de centrales électriques régionales (nous savons aujourd’hui où et comment on peut et on doit les construire) ; si nous arrivons à transporter l’énergie électrique dans tous les villages, si nous arrivons à nous procurer une quantité suffisante de moteurs électriques et autres machines, alors il ne faudra pas ou presque pas d’échelons transitoires, de maillons intermédiaires conduisant du système patriarcal au socialisme. Mais nous savons parfaitement que cette « seule » condition demande dix ans au moins, rien que pour accomplir les travaux de la première tranche ; quant à la réduction de ce délai, elle ne pourrait être envisagée qu’en cas de victoire de la révolution prolétarienne en des pays tels que l’Angleterre, l’Allemagne, l’Amérique.
Or, pour les années qui viennent il faut savoir penser aux maillons intermédiaires, pouvant faciliter le passage du système patriarcal, de la petite production au socialisme. Souvent il « nous » arrive, aujourd’hui encore, de reprendre le raisonnement que voici : « Le capitalisme est un mal, le socialisme est un bien. » Or ce raisonnement est faux, car il ne tient pas compte de l’ensemble des formes économiques existantes, il envisage deux de ces formes seulement.
Le capitalisme est un mal par rapport au socialisme. Le capitalisme est un bien par rapport au moyen âge, par rapport à la petite production, par rapport au bureaucratisme qu’engendre l’éparpillement des petits producteurs.
Puisque nous ne sommes pas encore en état de réaliser le passage immédiat de la petite production au socialisme, le capitalisme est, dans une certaine mesure, inévitable comme une conséquence naturelle de la petite production et des échanges ; nous devons donc utiliser le capitalisme (surtout en l’orientant dans la voie du capitalisme d’Etat) comme maillon intermédiaire conduisant de la petite production au socialisme ; nous devons l’utiliser comme moyen, voie, procédé, modalité, permettant d’augmenter les forces productives.
Prenez la question du bureaucratisme et examinez-la du point de vue de l’économie. Au 5 mai 1918 le bureaucratisme ne figurait pas dans notre champ visuel. Six mois après la Révolution d’Octobre, après que nous avons détruit de fond en comble l’ancien appareil bureaucratique, nous ne ressentions pas encore les effets de ce mal.
Une année encore se passe. Le XIIIe congrès du Parti communiste russe, qui se tient du 18 au 23 mars 1919,adopte un nouveau programme où nous parlons franchement, sans crainte de reconnaître le mal, mais désireux au contraire de le démasquer, de le dénoncer, de le clouer au pilori, de stimuler la pensée et la volonté, les énergies et les activités pour combattre ce mal, — où nous parlons d’une « renaissance partielle du bureaucratisme au sein du régime soviétique ».
Deux années s’écoulent encore. Au printemps de 1921, après le VIIIe congrès des Soviets, qui a discuté (décembre 1920) la question du bureaucratisme, après le Xe congrès du Parti communiste russe (mars 1921), qui a dressé le bilan des débats étroitement rattachés à l’analyse du bureaucratisme, nous voyons ce mal se dresser devant nous encore plus net, plus précis, plus menaçant. Quelles sont les origines économiques du bureaucratisme ? Ces origines sont principalement de deux sortes : d’une part une bourgeoisie développée a besoin, justement pour combattre le mouvement révolutionnaire des ouvriers (et en partie des paysans), d’un appareil bureaucratique, d’abord militaire, ensuite judiciaire, etc. Cela n’existe pas chez nous. Nos tribunaux sont des tribunaux de classe, dirigés contre la bourgeoisie. Notre armée est une armée de classe, dirigée contre la bourgeoisie. Le bureaucratisme n’est pas dans l’armée, mais dans les institutions qui la desservent. Chez nous, l’origine économique du bureaucratisme est autre : c’est l’isolement, l’éparpillement des petits producteurs, leur misère, leur inculture, l’absence de routes, l’analphabétisme, l’absence d’échanges entre l’agriculture et l’industrie, le manque de liaison, d’action réciproque entre elles. C’est là, dans une mesure considérable, le résultat de la guerre civile. Lorsque nous étions bloqués, assiégés de toutes parts, coupés du reste du monde, et puis de notre midi fertile en blé, de la Sibérie, des bassins houillers, nous ne pouvions pas rétablir l’industrie. Nous avons dû ne pas reculer devant le « communisme de guerre », ne pas craindre d’employer les mesures les plus extrêmes : nous étions résolus à supporter une existence de demi-famine, et pis encore, pour sauvegarder le pouvoir des ouvriers et des paysans, coûte que coûte, en dépit de la ruine la plus inouïe et de l’absence d’échanges. Et nous ne nous sommes pas laissés intimider comme l’ont fait les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks (qui en réalité ont suivi la bourgeoisie surtout parce qu’ils étaient apeurés, intimidés). Mais ce qui était la condition de la victoire dans un pays bloqué, dans une forteresse assiégée, a révélé son côté négatif précisément au printemps de 1921, quand les dernières troupes de gardes blancs ont été définitivement chassées du territoire de la R.S.F.S.R. Dans une forteresse assiégée, on peut et l’on doit « bloquer » tous les échanges. Et les masses ayant fait preuve d’un héroïsme particulier, on a pu supporter cet état de choses trois années durant. Mais après cela, la ruine du petit producteur s’est encore aggravée, le rétablissement de la grosse industrie a été encore différé, retardé. Le bureaucratisme, héritage de l’« état de siège», superstructure basée sur l’éparpillement et la démoralisation du petit producteur, s’est révélé pleinement.
Il faut savoir reconnaître le mal sans crainte, afin de le combattre avec plus de fermeté, afin de recommencer par le commencement autant de fois que cela sera nécessaire. Dans tous les domaines de notre édification, il nous faudra encore bien des fois recommencer par le commencement, pour corriger ce qui n’aura pas été achevé, en essayant divers moyens d’aborder la tâche. Il est devenu évident que le rétablissement de la grosse industrie devait être différé, qu’il n’était plus possible de laisser « bloqués » les échanges entre l’industrie et l’agriculture ; et donc qu’il fallait nous atteler à une tâche plus proportionnée à nos forces : le rétablissement de la petite industrie. C’est de ce côté que doit venir notre aide, c’est ce flanc de l’édifice à moitié démoli par la guerre et le blocus que nous devons étayer. Par tous les moyens et à tout prix il faut développer les échanges, sans craindre le capitalisme, puisque le cadre qui lui est assigné chez nous (par l’expropriation des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie dans l’économie, par le pouvoir ouvrier et paysan en politique) est assez étroit, assez « modéré ». Telle est l’idée fondamentale de l’impôt en nature, telle est sa signification économique.
Tous les militants du Parti et tous les travailleurs des administrations soviétiques, doivent employer tous leurs efforts, toute leur attention pour créer, pour susciter plus d’initiative à la base : dans les provinces ; plus encore dans les districts ; plus encore dans les cantons et les villages, afin de favoriser l’oeuvre de construction économique justement du point de vue du relèvement immédiat de l’économie paysanne, fût-ce par de « petits » moyens, dans de faibles proportions, en l’aidant par le développement de la petite industrie locale. Le plan économique unique de l’Etat veut que cette tâche précisément soit au centre de notre attention et de nos soins, au centre des travaux « de choc». Une amélioration obtenue ici, c’est-à-dire tout près des «fondations», de la base la plus large et la plus profonde, nous permettra à bref délai d’entreprendre avec plus d’énergie et de succès le rétablissement de la grosse industrie.
Le travailleur du ravitaillement ne connaissait jusqu’ici qu’une seule directive essentielle : fais rentrer à 100 % les prélèvements en nature. Aujourd’hui la directive est autre : fais rentrer l’impôt en nature à 100 % dans le plus bref délai, puis fais rentrer encore 100 % par l’échange contre des produits de la grosse et de la petite industries. Celui qui aura fait rentrer 75 % de l’impôt en nature et 75 % (de la seconde centaine) par l’échange contre des produits de la grosse et de la petite industries, aura fait oeuvre d’Etat plus utile que celui qui aura fait rentrer 100 % de l’impôt et 55 % (de la seconde centaine) par l’échange. La tâche du ravitailleur se complique. D’une part, c’est une tâche fiscale. Faire rentrer l’impôt aussi rapidement, aussi rationnellement que possible. D’autre part, une tâche économique générale. Il doit s’efforcer d’orienter la coopération, de favoriser la petite industrie, de développer les initiatives, les énergies à la base, de façon à augmenter et à renforcer l’échange entre l’agriculture et l’industrie. Nous ne savons pas encore nous acquitter de cette tâche, tant s’en faut ; à preuve le bureaucratisme. Nous ne devons pas craindre d’avouer qu’ici nous pouvons et devons encore beaucoup apprendre des capitalistes. Comparons les résultats pratiques obtenus dans les provinces, les districts, les cantons et les villages : dans telle localité, des particuliers, capitalistes et petits capitalistes, sont arrivés à tel résultat. Ils ont réalisé approximativement tel bénéfice. C’est un tribut, un droit que nous payons « pour l’apprentissage ». On peut payer pour l’apprentissage, à condition qu’il donne des fruits. Dans la localité voisine, les coopératives ont obtenu tel résultat et ont réalisé tant de bénéfices. Et dans une troisième localité, telle entreprise d’Etat, par des méthodes essentiellement communistes, a obtenu tel résultat (ce troisième cas sera, à l’heure actuelle, une exception rare).
Il faut que chaque centre économique régional, chaque conseil économique provincial fonctionnant près le comité exécutif, envisage immédiatement, comme une tâche urgente, l’organisation d’expériences de toute sorte ou de systèmes d’« échanges » contre les excédents qui restent aux paysans après qu’ils ont acquitté l’impôt en nature. Au bout de quelques mois on aura des résultats pratiques que l’on pourra comparer et étudier. Sel d’extraction locale ou venant d’autres régions ; pétrole que l’on aura fait venir du centre ; industrie artisanale du bois ; industries artisanales utilisant les matières premières locales et fournissant certains produits qui, sans être essentiels, sont nécessaires et utiles aux paysans ; « houille verte » (utilisation des cours d’eau d’importance locale aux fins d’électrification), etc., etc., — tout doit être mis en oeuvre pour stimuler coûte que coûte les échanges entre l’industrie et l’agriculture. Celui qui, dans ce domaine, aura obtenu le maximum de résultats, fût-ce par la voie du capitalisme privé, voire sans coopérations, sans transformation directe de ce capitalisme en capitalisme d’Etat, — se sera rendu beaucoup plus utile, à l’oeuvre de construction du socialisme dans l’ensemble de la Russie, que celui qui « pensera » à la pureté du communisme, rédigera des règlements, des instructions pour le capitalisme d’Etat et les coopératives, mais ne fera pas avancer pratiquement les échanges.
Cela peut sembler paradoxal : le capitalisme privé dans le rôle d’auxiliaire du socialisme ?
Mais cela n’a rien d’un paradoxe ; c’est un fait économique absolument incontestable. Puisque notre pays est un pays de petits paysans, aux transports particulièrement désorganisés, sortant de la guerre et du blocus, et politiquement dirigé par le prolétariat qui détient les transports et la grosse industrie, il en résulte inévitablement qu’à l’heure actuelle les échanges locaux sont d’une importance primordiale et, ensuite, que le capitalisme privé (et à plus forte raison le capitalisme d’Etat) peut être utilisé pour aider à l’avènement du socialisme.
Mais ne discutons pas sur les mots. Jusqu’à ce jour, nous péchons par là, énormément. Il faut apporter autant de variété que possible dans l’expérience pratique, et l’étudier beaucoup plus. Il est des conditions où une organisation exemplaire du travail local, même à une très petite échelle, a pour l’Etat une plus grande importance que l’activité de nombreux organismes centraux. A l’heure présente, notre pays se trouve justement dans ces conditions-là pour ce qui concerne l’économie paysanne en général et, en particulier, l’échange des produits agricoles excédentaires contre des produits industriels. A cet égard une organisation exemplaire de ce travail, même dans un seul canton, a pour l’Etat une importance plus grande qu’une amélioration « exemplaire » de l’appareil central de tel ou tel commissariat du peuple. C’est qu’en trois années et demie notre appareil central s’est formé au point d’acquérir une certaine inertie nuisible ; nous ne pouvons l’améliorer sensiblement et vite ; nous ne savons comment nous y prendre. Pour l’améliorer de façon plus radicale, pour provoquer un afflux de forces nouvelles, pour combattre avec succès le bureaucratisme, pour surmonter cette inertie nuisible, — l’aide doit venir des organisations locales, de la base, de l’organisation exemplaire d’un « tout », peu importe que ses proportions soient réduites, pourvu qu’il s’agisse bien d’un « tout », c’est-à-dire que ce ne soit pas une seule exploitation, une seule branche de l’économie, une seule entreprise, mais bien la somme de tous les rapports économiques, la somme de tous les échanges, ne fût-ce que d’une petite localité. Ceux d’entre nous qui sont voués à travailler dans les organismes centraux continueront d’améliorer l’appareil central et de l’épurer du bureaucratisme, même dans des proportions modestes, immédiatement réalisables. Mais en l’occurrence l’aide principale vient et viendra de la base. En général, autant que je puisse en juger, les choses vont mieux en province qu’au centre. Cela se conçoit sans peine, car le fléau du bureaucratisme sévit, naturellement, surtout au centre ; sous ce rapport, Moscou ne peut pas ne pas être la pire ville et, en général, la pire « localité » de la République. A la base, les écarts par rapport à la moyenne vont dans les deux sens : les écarts dans le mauvais sens sont plus rares que dans le bon. Les écarts dans le mauvais sens, ce sont les abus des anciens fonctionnaires, grands propriétaires fonciers, bourgeois et autres canailles, faufilés parmi les communistes, et qui commettent parfois des actes odieux, ignobles, les pires brimades à l’égard des paysans. Ce qu’il faut ici, c’est un nettoyage terroriste : justice sommaire, exécutions sans phrases. Laissons les Martov, les Tchernov et les petits bourgeois sans-parti qui leur ressemblent, se frapper la poitrine en clamant : « Dieu soit loué, je ne « leur » ressemble pas, je n’ai jamais reconnu et je ne reconnais pas la terreur. » Ces nigauds « ne reconnaissent pas la terreur », parce qu’ils ont choisi pour eux le rôle de valets à la dévotion des gardes blancs, pour duper les ouvriers et les paysans. Les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks «ne reconnaissent pas la terreur » parce qu’ils tiennent leur rôle qui consiste, tout en brandissant le drapeau du « socialisme », à amener les masses sous le coup de la terreur des gardes blancs. C’est ce qu’ont prouvé l’épopée de Kérenski et de Kornilov en Russie, celle de Koltchak en Sibérie, le menchévisme en Géorgie ; c’est ce qu’ont prouvé les héros de la IIe Internationale et de l’Internationale « deux et demie », en Finlande, en Hongrie, en Autriche, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, etc. Laissons les valets, auxiliaires de la terreur blanche se glorifier parce qu’ils nient la terreur, quelle qu’elle soit. Quant à nous, nous continuerons à dire cette vérité, pénible mais indiscutable : dans les pays qui traversent une crise sans précédent, où, après la guerre impérialiste de 1914-1918, les anciens rapports se sont désagrégés, la lutte de classes s’est aggravée (et c’est le cas de tous les pays du monde), on ne saurait se passer de terreur, quoi qu’en disent les hypocrites et les phraseurs. Ou bien la terreur blanche, la terreur bourgeoise formule américaine, anglaise (Irlande) : italienne (les fascistes), allemande, hongroise et autres. Ou bien la terreur rouge, prolétarienne. Il n’y a pas de milieu, il n’y a pas et il ne peut y avoir de « troisième » solution.
Et voici les écarts dans le bon sens : lutte réussie contre le bureaucratisme ; attention maximum accordée aux besoins des ouvriers et des paysans ; sollicitude infinie pour le relèvement de l’économie, augmentation de la productivité du travail, développement des échanges locaux entre l’agriculture et l’industrie. Ces écarts dans le meilleur sens, tout en étant plus fréquents que ceux dans le pire, sont cependant rares. Mais ils existent. Partout à la base on voit se former de nouveaux cadres de communistes jeunes, pleins de vigueur, trempés à l’épreuve de la guerre civile et des privations. Nous sommes encore loin de faire tout ce qu’il faut pour pousser ces forces jeunes, systématiquement et inlassablement, des organisations inférieures vers les organisations supérieures. Or, il est possible, il est indispensable de le faire avec plus de persévérance et dans des proportions plus larges. Certains collaborateurs peuvent et doivent être déplacés de leur travail dans les organisations centrales, et envoyés en province : là ils seront mis à la tête des districts et des cantons ; ils y organiseront de façon exemplaire le travail économique dans son ensemble ; ainsi ils se rendront infiniment utiles ; ils feront une œuvre beaucoup plus importante pour l’Etat, qu’en exerçant telle fonction centrale. Car une organisation exemplaire du travail est une bonne école, un modèle qu’il sera relativement facile à imiter. Nous, le centre, saurons favoriser l’« imitation » généralisée de ce modèle, et la rendrons obligatoire pour tous.
Le développement des « échanges » entre l’agriculture et l’industrie, —quant aux excédents de produits agricoles qui restent au paysan après qu’il a acquitté l’impôt en nature et quant aux produits de la petite industrie, principalement artisanale, — ce développement exige, de par son essence même, que les organisations locales fassent preuve d’une initiative éclairée, intelligente. Voilà pourquoi une organisation exemplaire du travail dans les districts et les cantons acquiert, à l’heure présente, une importance exceptionnelle pour l’ensemble de l’Etat.
Ainsi, dans le domaine militaire, pendant la récente guerre de Pologne, nous n’avons pas craint d’enfreindre la hiérarchie bureaucratique, nous n’avons pas craint de « baisser en grade », de déplacer des membres du Conseil militaire révolutionnaire de la République (tout en les laissant dans cette haute fonction centrale) à des postes inférieurs. Pourquoi ne déplacerions-nous pas aujourd’hui certains membres du Comité exécutif central de Russie ou certains membres de collèges, ou d’autres camarades haut placés, pour leur confier un poste, même dans un chef-lieu de district, même dans un chef-lieu de canton ? Nous ne nous sommes tout de même pas « bureaucratisés » au point de « craindre » cette mutation ! Et il se trouvera chez nous des dizaines de travailleurs des organismes centraux qui l’accepteront volontiers. Or, l’édification économique de la République tout entière y gagnera énormément, et les cantons modèles, ou les districts modèles, joueront un rôle historique non seulement considérable, mais nettement décisif.
A propos. Il faut signaler comme une circonstance de second ordre, mais qui a cependant son importance, le changement à apporter dans notre position de principe à l’égard de la lutte contre la spéculation. Nous devons soutenir, nous avons avantage à développer le commerce «régulier », qui ne cherche pas à échapper au contrôle de l’Etat. Or, il est impossible de discerner la spéculation d’avec le commerce « régulier », si l’on envisage la spéculation du point de vue de l’économie politique. La liberté du commerce, c’est le capitalisme ; le capitalisme, c’est la spéculation. Vouloir fermer les yeux là-dessus serait ridicule.
Comment faire ? Accorder l’impunité à la spéculation ?
Non. Il faut réviser et remanier toutes les lois concernant la spéculation ; déclarer punissables (et poursuivre pratiquement avec une rigueur triple en comparaison du passé) tout vol, toute tentative, directe ou indirecte, ouverte ou cachée, de se dérober au contrôle de l’Etat, à sa surveillance, à son recensement. C’est en posant ainsi la question (au Conseil des commissaires du peuple le travail a déjà commencé, c’est-à-dire que le Conseil des commissaires du peuple a déjà ordonné de commencer la révision des lois sur la spéculation), que nous arriverons à orienter le développement du capitalisme, inévitable dans une certaine mesure et nécessaire pour nous, dans la voie du capitalisme d’Etat.
Bilan et conclusions politiques
Il me reste encore à examiner, ne serait-ce que brièvement, la situation politique telle qu’elle s’est créée, telle qu’elle a été modifiée par l’économie dont je vous ai esquissé tout à l’heure le tableau. Nous avons vu que les traits essentiels de notre économie en 1921 sont les mêmes qu’en 1918. Le printemps de 1921, surtout par suite de la mauvaise récolte et des épizooties, a aggravé à l’extrême la situation des paysans, déjà si pénible à cause de la guerre et du blocus. Cette aggravation a eu pour résultat des oscillations politiques qui, d’une façon générale, constituent la « nature » même du petit producteur. L’expression la plus éclatante de ces oscillations, a été l’émeute de Cronstadt.
Le plus caractéristique dans les événements de Cronstadt, ce sont justement les oscillations propres à l’élément petit-bourgeois. Très peu de choses concrètes, précises, définies. Des mots d’ordre vagues : « liberté », « liberté du commerce », « affranchissement », « Soviets sans bolchéviks », ou renouvellement des Soviets, ou suppression de la « dictature du parti», etc., etc. Menchéviks et socialistes-révolutionnaires déclarent que le mouvement de Cronstadt est « leur » mouvement. Victor Tchernov envoie un émissaire à Cronstadt ; sur la proposition de cet émissaire le menchévik Valk, un des chefs de l’émeute de Cronstadt, vote dans cette ville pour la « Constituante ». Toute la garde blanche se mobilise « pour Cronstadt » aussitôt, avec une rapidité radiotélégraphique, pourrait-on dire. Les spécialistes militaires blancs à Cronstadt, plusieurs spécialistes, et non pas le seul Kozlovski, dressent un plan de débarquement de troupes à Oranienbaum, plan qui effraye la masse hésitante des menchéviks, des socialistes-révolutionnaires et des sans-parti. Plus de cinquante journaux des gardes blancs russes à l’étranger, développent une campagne furieusement énergique « pour Cronstadt ». Les grosses banques, les manitous du capital financier ouvrent des souscriptions pour soutenir Cronstadt. Le cadet Milioukov, ce chef intelligent de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers, explique patiemment au nigaud Victor Tchernov, directement (et indirectement aux menchéviks Dan et Rojkov, internés dans une prison de Pétrograd pour leur liaison avec Cronstadt), qu’il n’est pas nécessaire de se hâter avec la Constituante, que l’on peut et que l’on doit se prononcer pour le pouvoir des Soviets, seulement sans bolchéviks.
Certes, il n’est pas difficile d’être plus intelligent que ces nigauds épris d’eux-mêmes que sont Tchernov, ce paladin de la phrase petite-bourgeoise ou Martov, ce chevalier du réformisme petit-bourgeois maquillé « en marxisme ». En somme, il ne s’agit pas tant de constater que Milioukov, comme individu, est plus intelligent ; ce qui importe, c’est que le chef politique de la grosse bourgeoisie se montre plus clairvoyant ; de par sa situation de classe il comprend la nature de classe des événements et le rapport des forces politiques engagées, mieux que les chefs de la petite bourgeoisie, les Tchernov et les Martov. Car la bourgeoisie est effectivement une force de classe qui, en régime capitaliste, domine inévitablement aussi bien dans un pays monarchiste que dans une république tout ce qu’il y a de plus démocratique, et bénéficie, non moins inévitablement, du soutien de la bourgeoisie mondiale. Tandis que la petite bourgeoisie, — c’est-à-dire tous les héros de la IIe Internationale et de l’Internationale « deux et demie », — ne peut être, par son essence économique, rien d’autre que l’expression de l’impuissance de classe. De là ses hésitations, sa phraséologie, sa débilité. En 1789 les petits bourgeois pouvaient encore être de grands révolutionnaires ; en 1848, ils étaient ridicules et pitoyables ; en 1917-1921, ils sont des auxiliaires répugnants de la réaction, ses francs valets par leur rôle véritable, qu’ils s’appellent Tchernov ou Martov, Kautsky ou MacDonald, etc., etc.
Lorsque Martov déclare dans sa revue de Berlin que Cronstadt non seulement s’inspirait des mots d’ordre menchéviks, mais qu’il a prouvé la possibilité d’un mouvement anti-bolchévik, ne servant pas entièrement les intérêts des gardes blancs, des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, il donne l’exemple d’un Narcisse petit-bourgeois épris de lui-même. Fermons tout simplement les yeux sur ce fait que tous les gardes blancs véritables ont salué les émeutiers de Cronstadt et collecté des fonds, par l’intermédiaire des banques, pour soutenir Cronstadt ! Milioukov a raison contre les Tchernov et les Martov, car il dévoile la tactique véritable de la véritable garde blanche, des capitalistes et des grands propriétaires fonciers : soutenons n’importe qui, même les anarchistes, n’importe quel pouvoir des Soviets, pourvu que les bolcheviks soient renversés, pourvu qu’un décalage du pouvoir soit opéré ! Peu importe que ce soit vers la droite ou vers la gauche, vers les menchéviks ou vers les anarchistes, pourvu que le pouvoir soit enlevé aux bolchéviks ; pour le reste, — pour le reste, « nous », les Milioukov, « nous », les capitalistes et les grands propriétaires fonciers, nous le ferons « nous-mêmes » ; la gent anarchiste, les Tchernov, les Martov, nous les bouterons dehors comme nous l’avons fait pour Tchernov et Maïski en Sibérie, comme on l’a fait en Hongrie pour les Tchernov et les Martov hongrois, comme on l’a fait en Allemagne pour Kautsky, à Vienne pour les Fr. Adler et Cie. Ces Narcisses petits-bourgeois, — menchéviks, socialistes-révolutionnaires, sans-parti, — la véritable bourgeoisie à l’esprit pratique les a dupés par centaines et s’en est débarrassée maintes fois au cours de toutes les révolutions et dans tous les pays. L’histoire l’a prouvé. La chose a été vérifiée dans les faits. Les Narcisses bavardent. Les Milioukov et les gardes blancs agissent.
Pourvu que le pouvoir soit enlevé aux bolchéviks, peu importe qu’il soit déplacé un peu vers la droite ou un peu vers la gauche, le reste viendra de lui-même. En cela Milioukov a parfaitement raison. C’est là une vérité de classe, confirmée par l’histoire des révolutions de tous les pays, par les siècles ide l’histoire moderne, après le moyen âge. Les petits producteurs isolés, les paysans, sont organisés économiquement et politiquement soit par la bourgeoisie (il en a toujours été ainsi en régime capitaliste, dans tous les pays, dans toutes les révolutions des temps modernes ; et il en sera toujours ainsi en régime capitaliste), soit par le prolétariat (ç’a été le cas, dans une forme embryonnaire et pendant un temps très court, au degré suprême de développement de quelques-unes des plus grandes révolutions modernes ; ç’a été le cas en Russie, en 1917-1921, dans une forme plus évoluée). Seuls des Narcisses épris d’eux-mêmes peuvent bavarder et rêver d’une « troisième » voie, d’une « troisième force ».
C’est au prix d’immenses efforts, au cours d’une lutte acharnée, que les bolchéviks ont formé une avant-garde prolétarienne capable de diriger le pays, qu’ils ont créé et sauvegardé la dictature du prolétariat ; et le rapport des forces de classe est apparu en Russie, clair comme le jour, après une expérience pratique de quatre ans. D’une part, c’est l’avant-garde aguerrie, ferme comme l’acier, de la seule classe révolutionnaire ; d’autre part, c’est l’élément petit-bourgeois, hésitant ; ce sont ensuite les Milioukov, les capitalistes et les grands propriétaires fonciers embusqués à l’étranger et soutenus par la bourgeoisie internationale. La chose est claire comme le jour.
Eux seuls utiliseront et sont à même d’utiliser le moindre « décalage du pouvoir ».
Dans la brochure de 1918 ci-dessus mentionnée, il est dit tout net que le « principal ennemi », c’est l’« élément petit-bourgeois ». « Ou bien nous le soumettrons à notre contrôle et recensement, ou bien il jettera bas le pouvoir ouvrier nécessairement et inévitablement, comme ont jeté bas la révolution les Napoléon et les Cavaignac qui surgissent justement sur ce terrain de la petite propriété. La question se pose ainsi, et seulement ainsi. » (Extrait de la brochure publiée le 5 mai 1918, voir plus haut.)
Notre force, c’est la netteté et la clairvoyance absolues avec lesquelles nous escomptons toutes les grandeurs de classe en présence, tant russes qu’internationales ; et puis venant de là, une énergie de fer, la fermeté, la décision et l’esprit d’abnégation dans la lutte. Nous avons beaucoup d’ennemis, mais ils sont désunis, ou bien ils ne savent pas ce qu’ils veulent (comme tous les petits bourgeois, tous les Martov et les Tchernov, tous les sans-parti, tous les anarchistes). Tandis que nous sommes unis directement entre nous, et indirectement avec les prolétaires de tous les pays, nous savons ce que nous voulons. Voilà pourquoi nous sommes invincibles à l’échelle mondiale, ce qui n’exclut cependant pas la possibilité d’une défaite de telle ou telle révolution prolétarienne pour un certain laps de temps.
Ce n’est pas sans raison que l’on applique à la petite bourgeoisie le nom d’élément, car c’est bien ce qu’il y a de plus amorphe, indéfini, inconscient. Les Narcisses de la petite bourgeoisie s’imaginent que le « suffrage universel » en régime capitaliste supprime la nature du petit producteur ; or, en réalité, il aide la bourgeoisie à se subordonner les petits producteurs dispersés, au moyen de l’Eglise, de la presse, de l’Ecole, de la police, de l’armée, de mille formes d’oppression économique. La ruine, la misère, la situation pénible, provoquent des hésitations ; aujourd’hui, on est pour la bourgeoisie, demain pour le prolétariat. Seule l’avant-garde prolétarienne aguerrie est capable de résister et de s’opposer aux hésitations.
Les événements du printemps de 1921 ont montré une fois de plus le rôle des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks : ils aident l’élément petit-bourgeois hésitant à se détacher des bolchéviks, à opérer un « décalage du pouvoir » au profit des capitalistes et des grands propriétaires fonciers. Les menchéviks et les socialistesrévolutionnaires ont appris maintenant à se maquiller en « sans-parti ». La chose a été entièrement démontrée. Aujourd’hui seuls des imbéciles peuvent ne pas le voir, ne pas comprendre que nous ne saurions nous laisser duper. Les conférences de sans-parti ne sont pas un fétiche. Elles sont précieuses si elles permettent de nous rapprocher de la masse qui n’a pas encore été touchée par notre action, des millions de travailleurs qui sont en dehors de la politique ; mais elles sont nuisibles si elles fournissent une plateforme aux menchéviks et aux socialistes-révolutionnaires, maquillés en « sans-parti ». Ces gens-là favorisent les émeutes, aident les gardes blancs. La place des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, tant déclarés que maquillés en sans-parti, est dans la prison (ou bien dans les revues paraissant à l’étranger à côté des gardes blancs ; nous avons volontiers laissé partir Martov à l’étranger), mais non pas dans une conférence de sans-parti. On peut et l’on doit trouver d’autres moyens pour connaître le sentiment des masses, pour se rapprocher d’elles. Qu’ils s’en aillent à l’étranger ceux qui désirent jouer au parlementarisme, aux Constituantes, aux conférences de sans-parti ; allez rejoindre Martov, faites donc, ne vous gênez pas ; allez goûter les charmes de la « démocratie » ; interrogez un peu s’il vous plaît les soldats de Wrangel à propos de ces charmes. Quant à nous, nous avons autre chose à faire qu’à jouer aux « oppositions » dans des « conférences ». Nous sommes encerclés par la bourgeoisie mondiale qui guette la moindre hésitation de notre part pour faire revenir les « siens », pour rétablir le pouvoir des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie. Nous garderons en prison les menchéviks et les socialistesrévolutionnaires, tant déclarés que camouflés en « sans-parti ».
Pour nouer des relations plus étroites avec la masse des travailleurs que la politique n’a pas encore touchés, nous emploierons tous les moyens sauf ceux qui donnent le champ libre aux menchéviks et aux socialistesrévolutionnaires, qui donnent le champ libre à des hésitations avantageuses à Milioukov. Nous nous appliquerons surtout à faire participer au travail soviétique, et tout d’abord au travail économique, des centaines et des centaines de sans-parti, de sans-parti véritables, sortant de la masse des simples ouvriers et paysans, et non point de ceux qui se sont « camouflés » en sans-parti, pour répéter d’après un guide-âne les instructions des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, si avantageuses à Milioukov. Dans notre appareil travaillent des centaines et des milliers de sans-parti ; des dizaines d’entre eux occupent des postes très importants, de haute responsabilité. Il faut contrôler davantage leur travail. Faire participer au travail soviétique des milliers et des milliers de travailleurs nouveaux, pris dans le rang, les mettre à l’épreuve de façon systématique et régulière ; élever par centaines aux postes supérieurs ceux d’entre eux qui auront donné satisfaction après épreuve.
Jusqu’à ce jour les communistes de chez nous n’ont pas encore bien compris en quoi consiste leur véritable rôle de direction : ne pas chercher à « tout » faire « soi-même », en se surmenant en vain, en s’attaquant à vingt besognes sans en mener une seule à bonne fin, — mais vérifier le travail de dizaines et de centaines d’auxiliaires, organiser le contrôle de leur travail par en bas, c’est-à-dire par la masse véritable ; guider le travail et s’instruire auprès de ceux qui possèdent les connaissances nécessaires (les spécialistes) et l’expérience dans l’organisation des grosses entreprises (les capitalistes). Un communiste intelligent ne craint pas de s’instruire auprès d’un spécialiste militaire, encore que les neuf dixièmes des spécialistes militaires soient capables de nous trahir à toute occasion. Un communiste intelligent ne craindra pas de s’instruire auprès d’un capitaliste (peu importe que ce soit un gros capitaliste concessionnaire, ou un négociant commissionnaire, ou un petit capitaliste coopérateur, etc.), encore que le capitaliste ne vaille pas mieux que le spécialiste militaire. Dans l’Armée rouge nous avons appris à dépister les traîtres parmi les spécialistes militaires, à reconnaître les spécialistes honnêtes et consciencieux, à utiliser, d’une façon générale, des milliers et des dizaines de mille spécialistes militaires. Nous apprenons à en faire autant (sous une forme particulière) avec les ingénieurs, avec les instituteurs, — encore que nous le fassions bien plus mal que dans l’Armée rouge (là Dénikine et Koltchak nous stimulaient rudement, nous obligeaient à nous instruire au plus vite, en y mettant du zèle et de l’intelligence). Nous apprendrons à en faire autant (sous une forme particulière, cette fois aussi) avec les négociants-commissionnaires, avec les agents-acheteurs qui travaillent pour l’Etat, avec les petits capitalistes-coopérateurs, avec les entrepreneurs-concessionnaires, etc. Il faut immédiatement améliorer la situation de la masse ouvrière et paysanne. Nous y parviendrons si nous savons attirer à un travail utile de nouveaux éléments, y compris les sans-parti. L’impôt en nature et les mesures qui s’y rattachent nous aideront en cela. C’est ainsi que nous couperons à la racine le facteur économique qui provoque inévitablement les hésitations du petit producteur. Quant aux hésitations politiques qui ne sont utiles qu’à Milioukov, nous les combattrons sans merci. Les hésitants sont beaucoup. Nous ne sommes pas nombreux. Les hésitants sont désunis. Nous, nous sommes unis. Les hésitants ne sont pas indépendants du point de vue économique. Tandis que le prolétariat est économiquement indépendant. Les hésitants ne savent pas ce qu’ils veulent ; ils voudraient bien par ci, mais il y a du tirage par là, et puis Milioukov l’a défendu. Nous, nous savons ce que nous voulons.
Et c’est pourquoi nous vaincrons.
Conclusion
Résumons. L’impôt en nature est une transition du communisme de guerre à des échanges socialistes réguliers de produits.
La ruine extrême, aggravée par la mauvaise récolte de 1920, a fait de cette transition une nécessité impérieuse, vu l’impossibilité de rétablir rapidement la grande industrie.
D’où la nécessité d’améliorer avant tout la situation des paysans. Le moyen : l’impôt en nature, le développement des échanges entre l’agriculture et l’industrie, le développement de la petite industrie.
L’échange, c’est la liberté du commerce, c’est le capitalisme. Il nous est utile dans la mesure où il nous aidera à combattre l’éparpillement des petits producteurs et, jusqu’à un certain point, le bureaucratisme. La mesure nous sera suggérée par l’expérience, par la pratique. Il n’y a là rien de dangereux pour le pouvoir prolétarien, tant que le prolétariat détient fermement le pouvoir, tant qu’il tient solidement dans ses mains les transports et la grande industrie.
La lutte contre la spéculation, il faudra en faire une lutte contre les vols et les tentatives de se dérober à la surveillance, au recensement, au contrôle de l’Etat. Grâce à ce contrôle, nous pourrons, orienter le capitalisme, inévitable jusqu’à un certain point et nécessaire, dans la voie du capitalisme d’Etat.
Développer en tous sens, au maximum, coûte que coûte, l’initiative, l’action indépendante des organisations locales, en vue d’encourager les échanges entre l’agriculture et l’industrie. Etudier l’expérience pratique dans ce domaine. Rendre cette expérience aussi variée que possible.
Aider au développement de la petite industrie qui dessert l’agriculture paysanne et favorise son relèvement.
L’Etat devra l’aider jusqu’à un certain point en fournissant des matières premières à la petite industrie. Le plus grand crime, c’est de laisser des matières premières inutilisées.
Les communistes ne doivent pas avoir peur d’« apprendre » auprès des spécialistes bourgeois, y compris les négociants, les petits capitalistes-coopérateurs et les capitalistes. Apprendre auprès d’eux sous une autre forme, mais, quant au fond, de la même manière qu’ils ont étudié et se sont instruits auprès des spécialistes militaires.
Les résultats de cet « apprentissage » devront être vérifiés par la seule expérience pratique : fais mieux que les spécialistes bourgeois qui travaillent à côté de toi ; sache obtenir par ce moyen-ci, et puis par ce moyen-là, un relèvement de l’agriculture, un relèvement de l’industrie, le développement des échanges entre l’agriculture et l’industrie. Ne regarde pas à la dépense quand il s’agit « de l’apprentissage », ne regrette pas de le payer cher, pourvu qu’il donne des fruits.
Par tous les moyens, aider la masse des travailleurs, s’en rapprocher, y choisir des centaines et des milliers de travailleurs sans-parti et leur confier des postes dans l’économie. Quant aux « sans-parti » qui, en fait, ne sont que des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires revêtus de l’habit sans-parti à la mode de Cronstadt, nous aurons soin de les garder en prison ou nous les enverrons à Berlin rejoindre Martov, pour qu’ils y jouissent librement de toutes les beautés de la démocratie pure, et puissent librement échanger leurs opinions avec Tchernov avec Milioukov, avec les menchéviks géorgiens.