Comme nous le verrons plus tard, le marxisme nous apprend que chaque idée ou théorie est toujours le produit de certaines conditions matérielles. À chaque fois que de nouvelles conditions matérielles prennent forme, de nouvelles idées et théories émergent nécessairement. Cette vérité s’applique aussi au marxisme lui-même. Par conséquent, si nous voulons mieux comprendre le marxisme, nous devrions nous intéresser aux conditions matérielles – c’est-à-dire aux conditions socio-économiques, dans lesquelles Marx et Engels ont donné naissance au marxisme.
Le marxisme fut établi il y a plus de 150 ans, pendant les années 1840. Il prit pied tout d’abord en Europe, qui dominait alors le monde entier économiquement, politiquement et militairement. Cette domination planétaire était telle que presque toutes les civilisations avancées précédentes comme l’Inde, la Chine et la Perse y avaient succombé. Marx et Engels naquirent et vécurent dans certaines des régions d’Europe les plus avancées sur le plan économique tout en développant les idées du marxisme. Ils observèrent, participèrent et furent influencés par tous les grands événements politiques de cette époque. Il nous faut donc, afin de comprendre comment le marxisme est né, nous intéresser d’abord à l’Europe de l’époque et y analyser les principaux facteurs dans sa situation socio-économique.
1) Le facteur le plus important est la Révolution Industrielle, qui dura environ de 1760 à 1830 et qui, partant d’Angleterre, influença le monde entier. Elle fut nommée ainsi, car c’est pendant ces 70 années que le monde connut pour la première fois une poussée explosive et révolutionnaire dans le développement industriel. C’est à cette période que les premières grandes industries modernes furent mises en place et se développèrent à un rythme très rapide, particulièrement en Angleterre. En parallèle du développement rapide de ces usines, on peut noter la formidable expansion du marché mondial, qui permit d’envoyer les biens manufacturés anglais partout dans le monde. Même si d’autres pays comme la France, les Pays-Bas, certaines régions d’Allemagne et les Etats-Unis participèrent aussi à cet essor, la Révolution Industrielle fut une époque lourdement dominée par l’Angleterre. Sa domination était telle qu’elle était surnommée « l’atelier du monde », qui fournissait tous les autres pays en marchandises.
La Révolution Industrielle transforma la classe capitaliste. Auparavant, celle-ci ne représentait pas une si grande force économique et n’était qu’une classe moyenne (elle était appelée ainsi, car « bourgeois » signifie habitant du bourg, là où vivait la classe moyenne). Mais avec cette Révolution Industrielle, cette classe moyenne se transforma en une classe de millionnaires capitalistes – la bourgeoisie industrielle moderne. Les richesses insoupçonnées de cette nouvelle classe lui donnèrent la force pour se débarrasser de la noblesse féodale, qui était jusqu’alors la classe dominante.
Au côté de la bourgeoisie transformée, la Révolution Industrielle donna également naissance à une autre classe – les ouvriers industriels modernes, ou prolétariat. Cette classe, composée d’ouvriers travaillant par milliers dans de grandes usines, était également très différente des anciens ouvriers travaillant en petits groupes dans de minuscules ateliers. Les prolétaires modernes ne possédaient rien d’autre que leur force de travail et avaient une confiance et une force inconnue aux générations qui les avaient précédés. Cette force venait de leur contact avec l’industrie moderne, de la discipline qu’ils y apprenaient par le rythme de l’usine, et de leur organisation particulièrement efficace due à leur grand nombre réunis sous le même toit de grands établissements.
2) L’autre facteur important était celui qui dominait la situation politique de l’Europe à cette époque. C’était le raz-de-marée de révolutions démocratiques bourgeoises menées par la classe capitaliste montante, dont la plus importante était la Révolution Française de 1789. La Révolution Française n’apporta pas seulement des changements radicaux en France. Elle mena également aux Guerres Napoléoniennes durant laquelle les armées de la bourgeoisie Française conquirent presque toute l’Europe et permirent aux réformes d’abolition du servage de se propager partout où elles allaient. Elles portèrent donc le coup fatal aux Rois et aux anciennes classes nobles. Bien que les armées françaises aient été battues plus tard, les anciennes classes dirigeantes ne retrouvèrent jamais leur ancienne position. La bourgeoisie moderne continua sa vague révolutionnaire avec de nombreuses autres révolutions bourgeoises qui aboutirent à la défaite finale du féodalisme et à la victoire du capitalisme, d’abord en Europe, puis comme système à l’échelle mondiale.
Nous voyons donc qu’à un niveau à la fois politique et économique, la période de naissance du marxisme était une période de grandes avancées et victoires pour la classe capitaliste alors qu’elle étendait son emprise sur les pays les plus avancés et dominants du monde.
3) Bien que cette époque fut celle des plus grand progrès de la bourgeoisie, le principal facteur qui donna naissance au marxisme durant cette période fut la montée de la conscience de classe des ouvriers et des organisations et mouvements prolétariens qui signalaient donc l’émergence du prolétariat comme une force indépendante et consciente d’elle-même.
Cette croissance d’un prolétariat conscient eut tout d’abord lieu en Angleterre et en France, principalement grâce au développement précoce de l’industrie moderne dans ces deux pays. Cette diffusion de l’industrie, bien qu’elle apporta de grandes richesses à la bourgeoisie, se caractérisa au même moment par les conditions de vie et de travail les plus inhumaines pour les prolétaires. Près des 3/4 de la force de travail était composée de femmes et d’enfants, car ils fournissaient aux capitalistes des travailleurs bon marché et plus faciles à contrôler. Des enfants âgés de seulement six ans étaient forcés de travailler 14 à 16h par jour dans les moulins. Au fur et à mesure que la bourgeoisie amassait des richesses de plus en plus importantes, les ouvriers tombaient dans une misère de plus en plus grande. Pendant que les propriétaires des usines de textile multipliaient leur capital, les salaires de leurs employés étaient réduits à un huitième de ce qu’ils obtenaient auparavant.
Ainsi, les conditions du prolétariat étaient telles que la rébellion n’était pas seulement possibles, mais presque obligatoire. Les premières éruptions de colère étaient spontanées et sans réelle direction. Un exemple de celles-ci serait les destructions de machines de 1810-1811 en Angleterre, où les groupes de tisseurs attaquaient les filatures pour détruire les machines à tisser qu’ils pouvaient trouver. C’était leur méthode de protestation contre l’industrie moderne qui détruisait leur mode de vie. De telles révoltes n’ayant pas de direction claire et étant sévèrement réprimées s’éteignirent rapidement.
Ce qui suivit fut la propagation et la croissance du mouvement ouvrier et des organisations syndicales, qui fournirent des réponses et une orientation au prolétariat en lutte. Les premiers syndicats, réservés aux employés qualifiés, commencèrent en 1818 à unir tous les travailleurs sous la bannière des « syndicats commerciaux généraux ». Tandis que ceux-ci commencèrent à se développer en Angleterre, un mouvement visant à créer un syndicat au niveau national se mis en place. En 1833-34, cette nouvelle organisation comptait déjà 500 000 membres. En parallèle des syndicats, les travailleurs commencèrent également à s’établir en coopératives et mutuelles. Dans d’autres pays où les syndicats avaient été interdits, c’était la forme principale d’organisation du prolétariat qui grandissait en nombre et en puissance.
Alors que les organisations prolétariennes se développaient, les ouvriers de Grande-Bretagne lancèrent en 1837 le mouvement Chartiste, qui revendiquait le droit de vote pour les travailleurs. Ce fut le premier grand mouvement révolutionnaire prolétarien, véritablement de masse et politiquement organisé. Il utilisa la méthode des pétitions de masse au Parlement, similaire dans un certain sens aux campagnes de signatures actuelles, qu’elles soient en ligne ou dans la rue. Leurs textes reçurent en tout 5 millions de signatures. Certaines des manifestations Chartistes regroupèrent plus de 350 000 participants, montrant la puissance du prolétariat organisé. Cependant, comme le mouvement augmentait en force et en militantisme, il affronta une répression sévère et fut supprimé en 1850. Au début des années 1840, pendant qu’Engels vivait à Manchester (en Angleterre), il était en contact étroit avec des dirigeants Chartistes révolutionnaires ainsi qu’avec leur hebdomadaire The Northern Star, ce qui l’influença certainement.
Le militantisme grandissant des mouvements ouvriers mena souvent aux premières insurrections ouvrières, qui furent réprimées brutalement. On en trouve des exemples dans les soulèvements de Londres en 1816 et de Manchester en 1819, dans les révoltes des tisseurs de Lyon (canuts) en 1831 et 1834 et dans celles des tisseurs à la main de Silésie en Prusse (aujourd’hui la Pologne) en 1844. Ce dernier combat des travailleurs eut un effet fort et durable sur toute l’Allemagne ainsi que sur le jeune Marx.
Par conséquent, dès les années 1840, le mouvement prolétarien était en croissance rapide à la fois en force et en intensité dans de nombreux pays industriels. Ceci dit, il était toujours très faible et n’était pas encore en mesure de constituer une menace sérieuse ni pour la grande bourgeoisie dominante, ni pour les anciennes classes dirigeantes féodales. Néanmoins, l’émergence du prolétariat en tant que force de classe indépendante fut un événement d’importance historique mondiale. La nouvelle existence matérielle du prolétariat signifiait en même temps la naissance des idées représentants cette nouvelle classe révolutionnaire. De nombreuses idées et théories déclarant représenter les intérêts des travailleurs naquirent ainsi. Le marxisme, quand il fut formulé pour la première fois dans les années 1840, n’était que l’une d’entre elles. Pourtant, bien que de nombreuses théories aient émergé des mêmes conditions économiques, seul le marxisme apportait les outils pour bien comprendre ces conditions ainsi que pour les changer. C’est donc pourquoi dans les années qui suivirent, c’est le marxisme qui allait s’avérer être la véritable idéologie prolétarienne.