L’économie politique, au sens le plus étendu, est la science des lois qui régissent la production et l’échange des moyens matériels de subsistance dans la société humaine. Production et échange sont deux fonctions différentes. La production peut avoir lieu sans échange; l’échange, – du fait même qu’il n’est par définition que l’échange de produits, – ne peut avoir lieu sans production. Chacune de ces deux fonctions sociales est sous l’influence d’actions extérieures qui lui sont, en majeure partie, spéciales, et elle a donc aussi en majeure partie ses lois propres et spéciales. Mais, d’autre part, elles se conditionnent l’une l’autre à chaque instant et agissent à tel point l’une sur l’autre qu’on pourrait les désigner comme l’abscisse et l’ordonnée de la courbe économique.
Les conditions dans lesquelles les hommes produisent et échangent varient de pays à pays et dans chaque pays de génération à génération. L’économie politique ne peut donc pas être la même pour tous les pays et pour toutes les époques historiques. Depuis l’arc et la flèche du sauvage, depuis son couteau de silex et ses relations d’échange intervenant à titre purement exceptionnel jusqu’à la machine à vapeur de mille chevaux, au métier à tisser mécanique, aux chemins de fer et à la Banque d’Angleterre, il y a une énorme distance. Les Fuégiens n’en sont pas arrivés à la production en masse et au commerce mondial, pas plus qu’à la cavalerie des effets de commerce ou à un krach en Bourse. Quiconque voudrait ramener aux mêmes lois l’économie politique de la Terre de Feu et celle de l’Angleterre actuelle ne mettrait évidemment au jour que le plus banal des lieux communs. L’économie politique est donc essentiellement une science historique. Elle traite une matière historique, c’est-à-dire constamment changeante; elle étudie d’abord les lois particulières à chaque degré d’évolution de la production et de l’échange, et ce n’est qu’à la fin de cette étude qu’elle pourra établir les quelques lois tout à fait générales qui sont valables en tout cas pour la production et l’échange. Il va d’ailleurs de soi que les lois valables pour des modes de production et des formes d’échange déterminés gardent leur validité pour toutes les périodes de l’histoire qui ont en commun ces modes de production et ces formes d’échange. Ainsi, par exemple, l’introduction de la monnaie métallique fait entrer en vigueur une série de lois qui restent valables pour tous les pays et tous les stades de l’histoire dans lesquels la monnaie métallique sert de moyen d’échange.
Le mode de production et d’échange d’une société historique déterminée et les conditions historiques de cette société impliquent simultanément le mode de répartition des produits. Dans la communauté de tribu ou de village où règne la propriété collective du sol, qui subsiste, ou dont les vestiges très reconnaissables subsistent, chez tous les peuples civilisés lors de leur entrée dans l’histoire, une répartition sensiblement égale des produits est tout à fait naturelle, là où intervient une inégalité plus grande de la répartition entre les membres, elle marque aussi le début de la dissolution de la communauté. La grande culture et aussi la petite admettent des formes de répartition très différentes selon les conditions historiques à partir desquelles elles ont évolué. Mais il est évident que la grande culture conditionne toujours une tout autre répartition que la petite; que la grande suppose ou produit une opposition de classes, – propriétaires d’esclaves et esclaves, seigneurs terriens et paysans corvéables, capitalistes et salariés, – tandis que la petite n’a nullement pour conséquence une différence de classe entre les individus occupés à la production agricole et qu’au contraire, la simple existence d’une telle différence marque le commencement du déclin de l’économie parcellaire. – L’introduction et la diffusion de la monnaie métallique dans un pays où jusqu’alors l’économie naturelle régnait exclusivement ou d’une façon prépondérante, sont toujours liées à un bouleversement plus ou moins rapide de la répartition antérieure, et cela de telle sorte que l’inégalité de la répartition entre les individus, donc l’opposition entre riche et pauvre, se renforce de plus en plus. L’artisanat corporatif et local du moyen âge rendait les grands capitalistes et les salariés à vie tout aussi impossibles qu’ils sont nécessairement engendrés par la grande industrie moderne, le développement actuel du crédit et la forme d’échange correspondant à l’évolution de l’une et de l’autre, la libre concurrence.
Mais avec les différences dans la répartition apparaissent aussi les différences de classes. La société se divise en classes privilégiées et en classes désavantagées, exploiteuses et exploitées, dominantes et dominées, et l’État auquel les groupes naturels de communautés d’une même tribu avaient abouti dans leur évolution, simplement, au début, afin de veiller à leurs intérêts communs (par exemple l’irrigation en Orient) et pour assurer leur défense contre l’extérieur, a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante contre la classe dominée.
La répartition n’est cependant pas un pur résultat passif de la production et de l’échange; elle réagit tout autant sur l’une et sur l’autre. Tout mode de production nouveau ou toute forme d’échange nouvelle sont entravés au début non seulement par les formes anciennes et les institutions politiques correspondantes, mais aussi par le mode ancien de répartition. Ils doivent d’abord dans une longue lutte conquérir la répartition qui leur correspond. Mais plus un mode donné de production et d’échange est mobile, plus il est susceptible de développement et d’évolution, plus vite aussi la répartition atteint un niveau où elle échappe aux conditions mêmes dont elle est issue et entre en conflit avec le mode antérieur de production et d’échange. Les vieilles communautés primitives dont il a déjà été question peuvent subsister des millénaires, comme aujourd’hui encore chez les Indiens et les Slaves, avant que le commerce avec le monde extérieur ne produise en leur sein les différences de fortune qui entraînent leur dissolution. Par contre, la production capitaliste moderne qui est à peine vieille de trois cents ans et qui n’a assuré sa domination que depuis l’introduction de la grande industrie, c’est-à-dire depuis cent ans, a produit dans ce court laps de temps des contradictions dans la répartition, – concentration des capitaux en quelques mains d’une part, concentration des masses non possédantes dans les grandes villes d’autre part, – qui la conduiront nécessairement à sa perte.
Le lien dans chaque cas entre la répartition et les conditions matérielles d’existence d’une société est tellement dans la nature des choses qu’on en trouve régulièrement le reflet dans l’instinct populaire. Tant qu’un mode de production se trouve sur la branche ascendante de son évolution, il est acclamé même de ceux qui sont désavantagés par le mode de répartition correspondant. Ainsi des ouvriers anglais lors de l’apparition de la grande industrie. Aussi longtemps même que ce mode de production reste normal pour la société, dans l’ensemble on est satisfait de la répartition et les protestations qui s’élèvent à ce moment dans le sein de la classe dominante elle-même (Saint-Simon, Fourier, Owen) ne trouvent au début absolument aucun écho dans la masse exploitée. C’est seulement lorsque le mode de production en question a parcouru une bonne partie de sa branche descendante, qu’il s’est à demi survécu à lui-même, que les conditions de son existence ont en grande partie disparu et que son successeur frappe déjà à la porte, – c’est seulement alors que la répartition devenant de plus en plus inégale apparaît injuste, c’est seulement alors que des faits dépassés par la vie, on en appelle à la justice dite éternelle. Cet appel à la morale et au droit ne nous fait pas scientifiquement progresser d’un pouce; la science économique ne saurait voir dans l’indignation morale, si justifiée soit-elle, aucun argument, mais seulement un symptôme. Sa tâche est bien plutôt de montrer que les anomalies sociales qui viennent de se faire jour sont des conséquences nécessaires du mode de production existant, mais aussi, en même temps, des signes de sa désagrégation commençante, et de découvrir à l’intérieur de la forme de mouvement économique qui se désagrège les éléments de la nouvelle organisation future de la production et de l’échange qui éliminera ces anomalies. La colère qui fait le poète est tout à fait à sa place dans la description de ces anomalies ou dans l’attaque contre les chantres de l’harmonie au service de la classe dominante qui les nient ou les enjolivent; mais combien elle est peu probante dans chaque cas, cela ressort du simple fait que, à chaque époque de toute l’histoire passée, on trouve en suffisance de quoi l’alimenter.
L’économie politique en tant que science des conditions et des formes dans lesquelles les diverses sociétés humaines ont produit et échangé et dans lesquelles en conséquence les produits se sont chaque fois répartis, – l’économie politique avec cette extension reste pourtant à créer. Ce que nous possédons de science économique jusqu’ici, se limite presque exclusivement à la genèse et au développement du mode de production capitaliste : cela commence par la critique des restes des formes féodales de production et d’échange, démontre la nécessité de leur remplacement par des formes capitalistes, développe ensuite les lois du mode de production capitaliste et des formes d’échange correspondantes dans le sens positif, c’est-à-dire dans le sens où elles favorisent les fins générales de la société, et termine par la critique socialiste du mode de production capitaliste, c’est-à-dire par l’exposition de ses lois dans le sens négatif, par la démonstration que ce mode de production, par son évolution propre, tend vers le point où il se rend lui-même impossible. Cette critique démontre que les formes capitalistes de production et d’échange deviennent de plus en plus une insupportable entrave pour la production elle-même; que le mode de répartition conditionné nécessairement par ces formes a engendré une situation de classe de jour en jour plus intolérable, l’opposition chaque jour accentuée entre des capitalistes de moins en moins nombreux, mais de plus en plus riches, et des ouvriers salariés non possédants toujours plus nombreux et dont la situation, en gros, va de mal en pis; et enfin que les forces massives de production engendrées dans le cadre du mode de production capitaliste et que celui-ci né peut plus maîtriser, n’attendent que la prise de possession par une société organisée en vue d’une coopération planifiée, pour assurer à tous les membres de la société les moyens d’existence et de libre développement de leurs facultés, et cela dans une mesure toujours croissante.
Pour mener jusqu’au bout cette critique de l’économie bourgeoise, il ne suffisait pas de connaître la forme capitaliste de production, d’échange et de répartition. Les formes qui l’ont précédée ou qui existent encore à côté d’elle dans des pays moins évolués, devaient également être étudiées, tout au moins dans leurs traits essentiels, et servir de points de comparaison. Une étude et une comparaison de cette sorte n’ont été jusqu’ici faites dans l’ensemble que par Marx et c’est à ses recherches que nous devons donc presque exclusivement ce qui a été établi jusqu’ici de l’économie théorique d’avant l’ère bourgeoise.
Bien qu’elle soit née vers la fin du XVII° siècle dans des cerveaux de génie, l’économie politique est cependant, au sens restreint, dans les formules positives qu’en ont donné les physiocrates et Adam Smith, essentiellement la fille du XVIII° siècle et elle s’insère dans la lignée des conquêtes faites en ce temps par les grands philosophes français des lumières, avec tous les avantages et les défauts de cette période. Ce que nous avons dit des philosophes des lumières vaut aussi pour les économistes de ce temps. La nouvelle science était pour eux non l’expression des conditions et des besoins de leur époque, mais celle de la raison éternelle; les lois de la production et de l’échange qu’elle découvrait n’étaient pas les lois d’une forme historiquement déterminée de ces activités, mais des lois éternelles de la nature; on les déduisait de la nature de l’homme. Mais cet homme, à y regarder de près, était le bourgeois moyen d’alors en train de se transformer en grand bourgeois et sa nature consistait à fabriquer et à faire du commerce dans les conditions historiquement déterminées de l’époque.
Maintenant que dans le domaine de la philosophie, nous avons suffisamment fait connaissance avec notre “ fondateur critique ”, M. Dühring et sa méthode, nous pourrons prédire sans difficulté la manière dont il concevra l’économie politique. En philosophie, là où il ne se contentait pas de divaguer (comme dans la philosophie de la nature), sa façon de voir était une caricature de celle du XVIII° siècle. Il ne s’agissait pas de lois historiques d’évolution, mais de lois naturelles, de vérités éternelles. Des rapports sociaux comme la morale et le droit n’étaient pas décidés d’après les conditions historiques existantes dans chaque cas, mais par les deux fameux bonshommes, dont ]’un ou bien opprime l’autre, ou bien ne l’opprime pas, ce qui malheureusement ne s’est jamais produit jusqu’ici. Aussi ne nous tromperons-nous guère si nous en tirons la conclusion que M. Dühring ramènera également l’économie à des vérités définitives en dernière analyse, à des lois éternelles de la nature, à des axiomes tautologiques du vide le plus désolant, mais que, par contre, dans la mesure où il connaît tout le contenu positif de l’économie, il le réintroduira en fraude, par la porte de derrière; et qu’il ne tirera pas la répartition en tant qu’événement social de la production et de l’échange, mais qu’il la confiera pour solution définitive à son illustre duo. Et comme tout cela n’est que vieux artifices déjà bien connus, nous pouvons être d’autant plus bref sur ce chapitre.
En fait, M. Dühring nous déclare dès la page 2 que son économie se réfère à ce qui a été “ établi ” dans sa philosophie et que
sur quelques points essentiels, elle s’appuie sur des vérités prééminentes, déjà réglées dans un domaine de recherches plus élevé.
Partout, la même indiscrétion dans la louange de soi. Partout, le triomphe de M. Dühring a raison de ce que M. Dühring a établi et réglé. Réglé en effet, nous l’avons vu en long et en large- -mais dans le seins où on dit : “ Son compte est réglé ! ”
Aussitôt après, nous avons “ Ies lois naturelles les plus générales de toute économie ”. – Donc nous avions deviné juste. Mais ces lois naturelles ne permettent une intelligence correcte de l’histoire révolue que si on
les étudie dans cette détermination plus exacte qu’ont fait subir à leurs résultats les formes politiques de sujétion et de groupement. Des institutions comme l’esclavage ou la dépendance salariée, auxquels s’ajoute leur sœur jumelle la propriété fondée sur la violence, doivent être considérées comme des formes constitutives de l’économie sociale ayant une nature authentiquement politique, et elles représentent dans le monde tel qu’il existe jusqu’ici le seul cadre à l’intérieur duquel ont pu se manifester les effets des lois naturelles de l’économie.
Cette proposition est la fanfare qui, tel un leitmotiv wagnérien, nous annonce l’approche du fameux duo. Mais elle est plus encore, elle est le thème fondamental de tout le livre de Dühring. A propos du droit, M. Dühring ne savait rien nous offrir d’autre qu’une mauvaise transposition sur le plan socialiste de la théorie égalitaire de Rousseau, comme depuis des années on peut en entendre de bien meilleures dans tout estaminet ouvrier de Paris. Ici, il nous donne une transposition socialiste, qui n’est pas meilleure, des doléances des économistes sur la falsification des lois naturelles et éternelles de l’économie et de leurs effets par l’ingérence de l’État, de la violence. Ce faisant, il se trouve, – et c’est justice, – tout seul parmi les socialistes. Tout ouvrier socialiste, quelle que soit sa nationalité, sait fort bien que la violence protège seulement l’exploitation, mais qu’elle n’en est pas la cause; que le rapport entre capital et travail salarié est la cause de son exploitation et que ce rapport est né de façon purement économique et non pas par voie de violence.
De plus, nous apprenons maintenant que dans toutes les questions économiques, “ on pourra distinguer deux processus, celui de la production et celui de la répartition ”. En outre, cette célébrité superficielle de J.-B. Say y aurait ajouté un troisième processus, celui de l’utilisation, de la consommation, mais il n’aurait rien su en dire de judicieux, pas plus que ses successeurs. Quant à l’échange ou à la circulation, ce ne serait qu’une subdivision de la production, dans laquelle rentre l’ensemble de ce qui doit se passer pour que les produits parviennent au dernier consommateur, au consommateur proprement dit. – Si M. Dühring mélange les deux processus essentiellement différents, bien qu’ils se conditionnent réciproquement, de la production et de la circulation et s’il affirme sans se gêner qu’en évitant cette confusion “ on ne fait que produire de la confusion”, cela prouve simplement que, ou bien il ne connaît pas, ou bien il ne comprend pas le développement colossal qu’a pris justement la circulation depuis cinquante ans; ce que d’ailleurs son livre confirme dans la suite. Mais ce n’est pas tout. Après avoir tout bonnement fondu la production et l’échange en une seule chose, la production tout court, il place la répartition à côté de la production comme un second processus tout à fait extérieur, qui n’a absolument rien à faire avec le premier. Or, nous avons vu que, dans ses traits décisifs, la répartition est dans chaque cas le résultat nécessaire des rapports de production et d’échange d’une société déterminée, ainsi que des antécédents historiques de cette société, et cela en telle manière qu’une fois que nous connaissons ces derniers, nous pouvons avec certitude en déduire le mode de répartition dominant dans cette société. Mais nous voyons aussi que si M. Dühring ne veut pas devenir infidèle aux principes “établis” dans sa conception de la morale, du droit et de l’histoire, il faut qu’il nie ce fait économique élémentaire, et il le faut surtout quand il s’agit d’introduire en fraude dans l’économie son indispensable duo. C’est seulement quand il a heureusement débarrassé la répartition de tout lien avec la production et l’échange que ce grand événement peut se produire.
Cependant rappelons-nous d’abord comment la chose s’est déroulée pour la morale et le droit. Là, M. Dühring a commencé à l’origine avec un seul homme; il disait :
Dans la mesure où un homme est pensé comme unique, ou, ce qui revient au même, comme hors de toute connexion avec autrui, il ne peut avoir de devoirs. Pour lui, il n’y a pas d’obligation, mais seulement un vouloir.
Cet homme sans devoirs, pensé comme unique, qu’est-il d’autre que ce fatal “ Juif primitif Adam ” dans le paradis, où il est sans péché, parce qu’il ne peut justement en commettre aucun ? Mais même pour cet Adam philosophe du réel, un péché originel est imminent. A côté de cet Adam intervient brusquement, – non certes une Ève aux boucles ondoyantes, mais un deuxième Adam. Et, aussitôt, Adam a des devoirs, et … il les viole. Au lieu de serrer son frère sur son cœur comme son égal en droit, il le soumet à sa domination, il l’asservit, – et c’est des suites de ce premier péché, du péché originel d’asservissement, que toute l’histoire universelle souffre jusqu’à ce jour, raison pour laquelle, selon M. Dühring, elle ne vaut pas trois liards.
Si donc, soit dit en passant, M. Dühring croyait livrer suffisamment au mépris la “négation de la négation” en la caractérisant comme une mauvaise copie de la vieille histoire de la chute et de la rédemption, que devons-nous dire dans ce cas de sa dernière édition à lui de la même histoire ? (Car nous “ marcherons ” aussi à la rédemption avec le temps, comme dit la presse gouvernementale). En tout cas, nous préférons la vieille légende tribale des sémites, dans laquelle, pour le petit bonhomme et la petite bonne femme, il valait tout de même la peine de sortir de l’état d’innocence; M. Dühring gardera la gloire sans concurrence d’avoir construit son péché originel avec … deux hommes.
Voyons maintenant la transposition du péché originel dans l’économie.
Pour l’idée de production, la représentation d’un Robinson qui se trouve isolé avec ses forces en face de la nature et qui n’a rien à partager avec personne, peut en tout cas donner un schéma mental approprié … Pour rendre sensible ce qu’il y a de plus essentiel dans l’idée de répartition, il sera tout aussi opportun d’utiliser le schéma mental de deux personnes dont les forces économiques se combinent et qui, manifestement, sont obligées de discuter mutuellement sous une forme ou une autre de leur quote-part. En fait, il ne faut rien de plus que ce simple dualisme pour exposer en toute rigueur quelques-unes des relations de répartition les plus importantes et pour en étudier les lois au stade embryonnaire dans leur nécessité logique … La coopération sur pied d’égalité est tout aussi concevable ici que la combinaison des forces par la sujétion complète d’une des parties, qui est alors enrôlée de force dans le service économique comme esclave ou comme simple instrument et n’est d’ailleurs entretenue que comme instrument… Entre l’état d’égalité et celui de nullité d’une part, d’omnipotence et de simple activité d’exécution d’autre part, se trouve une série de degrés, auxquels les phénomènes de l’histoire universelle se sont chargés de pourvoir avec une extrême diversité. Une vue universelle embrassant les institutions de justice et d’injustice de l’histoire est ici la condition préalable essentielle …
Et, en fin de compte, toute la répartition se transforme en un “ droit économique de répartition ”.
Voici qu’enfin M. Dühring retrouve la terre ferme sous ses pieds. Bras dessus, bras dessous, avec ses deux hommes, il peut lancer un défi à son siècle. Mais derrière ce trio, il y a encore quelqu’un dont on tait le nom.
Le capital n’a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production. Que ce propriétaire soit kalos kagathos athénien, théocrate étrusque, civis romanus (citoyen romain), baron normand, maître d’esclaves américain, boyard valaque, seigneur foncier ou capitaliste moderne peu importe !
Marx : Le Capital, I, deuxième édition page 227 [1].
Une fois que, de cette manière, M. Dühring avait appris ce qu’est la forme fondamentale d’exploitation commune à toutes les formes de production antérieures, dans la mesure où elles évoluent dans des contradictions de classe, il n’avait plus qu’à y appliquer son duo, et le fondement radical de l’économie du réel était prêt. Il n’a pas hésité une minute à mettre à exécution cette “ pensée génératrice de système ”. Travail sans contrepartie, au-delà du temps de travail nécessaire à la subsistance de l’ouvrier, voilà le point. L’Adam, qui s’appelle ici Robinson, fait donc trimer son second Adam, Vendredi. Mais pourquoi Vendredi trime-t-il plus qu’il ne lui est nécessaire pour son entretien ? A cette question aussi, Marx répond en partie. Mais pour nos deux gaillards, sa réponse est beaucoup trop compliquée. La chose est réglée en un tournemain. Robinson “opprime” Vendredi, l’enrôle de force dans le service économique “ en tant qu’esclave ou qu’instrument ” et ne l’entretient “ que comme instrument ”. Avec cette “ tournure créatrice ” des plus neuves, M. Dühring fait d’une pierre deux coups. D’une part, il s’épargne la peine d’expliquer les diverses formes de répartition jusqu’à ce jour, leurs différences et leurs causes : toutes ensemble, elles ne valent tout simplement rien, elles reposent sur l’oppression, la violence. Nous aurons bientôt à y revenir. Et deuxièmement, il transpose par là toute la théorie de la répartition du plan économique sur celui de la morale et du droit, c’est-à-dire du plan de faits matériels établis au plan d’opinions et de sentiments plus ou Moins chancelants. Il n’a donc plus besoin d’étudier ou de prouver, il ne lui reste qu’à poursuivre allégrement ses déclamations et il peut exiger que la répartition des produits du travail se règle non d’après ses causes réelles, mais d’après ce qui lui paraît à lui, M. Dühring, moral et juste. Toutefois ce qui paraît juste à M. Dühring n’est nullement immuable, c’est donc loin d’être une vérité authentique. Car les vérités authentiques sont, d’après M. Dühring lui-même, “absolument immuables”. En 1868, M. Dühring (Die Schicksale meiner sozialen Denkschrift, etc.) prétendait
qu’il est dans la tendance de toute civilisation supérieure de marquer la propriété d’une empreinte de plus en plus nette; c’est là, et non dans une confusion des droits et des sphères de souveraineté, que résident l’essence et l’avenir de l’évolution moderne.
Et plus loin, disait-il, il ne pouvait absolument pas prévoir
comment une transformation du travail salarié en une autre sorte de gagne-pain pourrait jamais être compatible avec les lois de la nature humaine et avec la hiérarchie imposée par la nature au corps social.
Donc, en 1868 : la propriété privée et le travail salarié sont des nécessités de nature, en conséquence justes; en 1876 : tous deux sont des émanations de la violence et du “ vol ”, donc injustes [2]. Et il nous est impossible de savoir ce qui, à un génie qu’emporte une telle impétuosité, pourra bien paraître moral et juste dans quelques années; nous ferons donc mieux en tout cas, dans notre étude de la répartition des richesses, de nous en tenir aux lois économiques réelles, objectives, et non à l’idée momentanée, changeante et subjective qu’a M. Dühring du juste et de l’injuste.
Si, pour croire au bouleversement en marche du mode actuel de répartition des produits du travail, avec ses contradictions criantes de misère et d’opulence, de famine et de ripailles, nous n’avions pas de certitude meilleure que la conscience de l’injustice de ce mode de répartition et que la conviction de la victoire finale du droit, nous serions bien mal en point et nous pourrions attendre longtemps. Les mystiques du moyen âge qui rêvaient de l’approche du règne millénaire, avaient déjà la conscience de l’injustice des oppositions de classe. Au seuil de l’histoire moderne, il y a trois ceint cinquante ans, Thomas Münzer la proclame très haut dans le monde. Dans la révolution bourgeoise d’Angleterre, dans celle de France, le même cri retentit … et s’éteint. Et si maintenant le même cri d’abolition des oppositions et des différences de classes, qui jusqu’en 1830 laissait froides les classes laborieuses et souffrantes, éveille un écho qui se répète des millions de fois, s’il gagne un pays après l’autre, et cela dans l’ordre même et avec la même intensité selon lesquels la grande industrie se développe dans les divers pays; si, en une génération, il a conquis une puissance qui peut défier toutes les puissances liguées contre lui et être sûr de la victoire dans un proche avenir, – d’où cela vient-il ? Du fait, que, d’une part, la grande industrie moderne a créé un prolétariat, une classe qui, pour la première fois dans l’histoire, peut revendiquer l’abolition non pas de telle ou telle organisation de classe particulière ou de tel ou tel privilège de classe particulier, mais des classes en général et qui est placée devant l’obligation de réaliser cette revendication sous peine de tomber dans la condition du coolie chinois. Et du fait que, d’autre part, la même grande industrie a créé dans la bourgeoisie une classe qui a le monopole de tous les instruments de production et moyens de subsistance, mais qui, dans toute période de fièvre de la production et dans toute banqueroute consécutive à cette période, prouve qu’elle est devenue incapable de continuer à régner sur les forces productives qui échappent à sa puissance; classe sous la conduite de laquelle la société court à sa ruine, comme une locomotive dont le mécanicien n’a pas assez de force pour ouvrir la soupape de sûreté bloquée. En d’autres termes : cela vient du fait que les forces productives engendrées par le mode de production capitaliste moderne, ainsi que le système de répartition des biens qu’il a créé, sont entrés en contradiction flagrante avec ce mode de production lui-même, et cela à un degré tel que devient nécessaire un bouleversement du mode de production et de répartition éliminant toutes les différences de classes, si l’on ne veut pas voir toute la société moderne périr. C’est sur ce fait matériel palpable qui, avec une nécessité irrésistible, s’impose sous une forme plus ou moins claire aux cerveaux des prolétaires exploités, – c’est sur ce fait, et non dans les idées de tel ou tel théoricien en chambre sur le juste et l’injuste que se fonde la certitude de victoire du socialisme moderne.
[1] Le Capital, livre I, tome I, p. 231, E. S., 1971. ↑
[2] La seconde édition du Cursus der National- und Sozialökonomie de DÜHRING parut en 1876. ↑