Nous nous abstenons de donner des échantillons du fatras de platitudes et d’oracles sybillins, bref du niais verbiage, dont M. Dühring régale ses lecteurs au long de cinquante pages entières en guise de science radicale des éléments de la conscience. Nous ne citons que ceci :

Quiconque n’est capable de penser qu’à J’aide du langage, n’a encore jamais éprouvé ce que signifie la pensée abstraite, la pensée authentique.

D’après quoi, les animaux sont les penseurs les plus abstraits et les plus authentiques, puisque leur pensée n’est jamais troublée par l’intervention indiscrète du langage. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on voit bien aux pensées dühringesques et à la langue qui les exprime à quel point ces pensées sont peu faites pour une langue quelconque et la langue allemande peu faite pour ces pensées.

Enfin, nous voilà sauvés par la quatrième partie qui nous présente au moins çà et là, mise à part cette bouillie déliquescente, quelque chose de saisissable à propos de la morale et du droit. C’est dès le début, cette fois, que nous sommes invités à un voyage sur les autres corps célestes : les éléments de la morale doivent

se retrouver … d’une manière concordante … chez tous les êtres extra-humains chez lesquels un entendement actif a à s’occuper de la mise en ordre consciente de mouvements vitaux à forme instinctive. Sans doute, notre intérêt pour de tels raisonnements restera minime … Mais cela reste néanmoins une idée qui élargit salutairement notre horizon, de nous représenter que, sur d’autres corps célestes, la vie individuelle et commune part nécessairement d’un schéma… qui ne peut ni abolir ni tourner la constitution fondamentale d’un être agissant selon la raison.

Si, par exception, la validité des vérités de M. Dühring, même pour tous les autres mondes possibles, se trouve ici posée en tête et non à la fin du chapitre, il y a de bonnes raisons à cela. Après avoir d’abord constaté la validité des idées de M. Dühring sur la morale et la justice pour tous les mondes, on aura d’autant plus de facilité pour étendre salutairement leur validité à tous les temps. Ici encore, il ne s’agit de rien de moins que de vérités définitives en dernière analyse. Le monde moral

tout aussi bien que celui du savoir universel … a ses principes permanents et ses éléments simples, [les principes moraux sont] au-dessus de l’histoire et également au-dessus des distinctions actuelles de caractères nationaux … Les vérités particulières, dont, au cours de l’évolution, se composent le sentiment moral plus plein et, pour ainsi dire, la conscience, peuvent, dans la mesure où elles sont connues jusque dans leurs derniers fondements, revendiquer une valeur et une portée semblables à celles des intellections et des applications de la mathématique. Les vérités authentiques sont absolument immuables… de sorte que c’est toujours une folie de représenter l’exactitude de la connaissance comme donnant prise au temps et aux modifications du réel.

C’est pourquoi la certitude d’un savoir rigoureux et la valeur de la connaissance commune ne nous permettent pas, dans l’état de bon sens, de désespérer de la validité absolue des principes du savoir.

Déjà, le doute permanent est lui-même un état de faiblesse maladif et rien d’autre que l’expression d’une confusion inextricable, qui, parfois, en systématisant la conscience de son néant, cherche à se donner l’apparence d’un peu de consistance. Dans les questions morales, la négation des principes universels se cramponne aux diversités géographiques et historiques des mœurs et des principes, et pour peu qu’on lui accorde l’inéluctable nécessité de la perversité et du mal moral, la voilà qui se croit vraiment dispensée de reconnaître la validité sérieuse et l’efficacité réelle d’instincts moraux concordants. Ce scepticisme dissolvant qui se tourne non contre telle ou telle doctrine fausse, mais contre la faculté humaine elle-même de s’élever à la moralité consciente, aboutit finalement à un néant effectif, voire à quelque chose de pire que le simple nihilisme… Il se flatte, dans son chaos confus d’idées morales dissoutes, de pouvoir régner à bon marché et ouvrir toutes les portes au caprice sans principe. Mais il se trompe grandement : car il suffit d’indiquer les destinées inévitables de l’entendement dans l’erreur et la vérité, pour que cette seule analogie fasse reconnaître que la faillibilité naturelle n’exclut pas la possibilité d’atteindre la vérité.

Si nous avons jusqu’ici calmement encaissé toutes ces sentences pompeuses de M. Dühring sur les vérités définitives en dernière analyse, la souveraineté de la pensée, la certitude absolue de la connaissance, etc., c’est qu’il fallait d’abord, pour régler la chose, l’amener au point où nous sommes maintenant arrivés. Jusqu’à présent, il suffisait d’examiner dans quelle mesure les diverses affirmations de la philosophie du réel avaient une “validité souveraine” et un “droit absolu à la vérité”; nous arrivons ici à la question de savoir si les produits de la connaissance humaine, et lesquels, peuvent jamais avoir une validité souveraine et un droit absolu à la vérité. Si je dis : de la connaissance humaine, je ne le dis pas avec l’intention de froisser les habitants d’autres corps célestes que je n’ai pas l’honneur de connaître, mais seulement parce que les animaux aussi ont la connaissance, quoique nullement souveraine. Le chien connaît son Dieu dans son maître, ce qui n’empêche pas que celui-ci puisse être le plus grand coquin du monde.

La pensée humaine est-elle souveraine ? Avant de répondre par oui ou par non, il faut d’abord examiner ce qu’est la pensée humaine. Est-ce la pensée d’un individu ? Non. Cependant elle n’existe qu’en tant que pensée individuelle de milliards et de milliards d’hommes passés, présents et futurs. Or, si je dis que la pensée de tous ces hommes, y compris les hommes de l’avenir, synthétisée dans ma représentation est souveraine, est capable de connaître le monde existant dans la mesure où l’humanité dure assez longtemps et où cette connaissance ne rencontre pas de bornes dans les organes de la connaissance et les objets de connaissance, je dis quelque chose d’assez banal et, qui plus est, d’assez stérile. Car le résultat le plus précieux ne peut être que de nous rendre extrêmement méfiants à l’égard de notre connaissance actuelle, étant donné que, selon toute vraisemblance, nous sommes encore plutôt au début de l’histoire de l’humanité et que les générations qui nous corrigeront doivent être bien plus nombreuses que celles dont nous sommes en cas de corriger la connaissance, – assez souvent avec bien du mépris.

M. Dühring lui-même reconnaît cette nécessité pour la conscience, donc aussi la pensée et la connaissance, de se manifester uniquement dans une série d’individus. Nous ne pouvons accorder la souveraineté à la pensée de chacun de ces individus que dans la mesure où nous ne connaissons aucune puissance capable de lui imposer par la force une pensée quelconque, s’il est à l’état de santé et de veille. Mais quant à la validité souveraine des connaissances de chaque pensée individuelle, nous savons tous qu’il ne peut en être question et que, d’après toute l’expérience acquise, elles contiennent sans exception toujours beaucoup plus de choses susceptibles de correction que de choses exactes ou sans correction possible.

Autrement dit : la souveraineté de la pensée se réalise dans une série d’hommes dont la pensée est extrêmement peu souveraine, et la connaissance forte d’un droit absolu à la vérité, dans une série d’erreurs relatives; ni l’une ni l’autre ne peuvent être réalisées complètement sinon par une durée infinie de la vie de l’humanité.

Nous retrouvons ici, comme plus haut déjà, la même contradiction entre le caractère représenté nécessairement comme absolu de la pensée humaine et son actualisation uniquement dans des individus à la pensée limitée, contradiction qui ne peut se résoudre que dans le progrès infini, dans la succession pratiquement illimitée, pour nous du moins, des générations humaines. Dans ce sens, la pensée humaine est tout aussi souveraine que non souveraine et sa faculté de connaissance tout aussi illimitée que limitée. Souveraine et illimitée par sa nature, sa vocation, ses possibilités et son but historique final; non souveraine et limitée par son exécution individuelle et sa réalité singulière.

Il en va de même des vérités éternelles. Si jamais l’humanité en arrivait à ne plus opérer qu’avec des vérités éternelles, des résultats de pensée ayant une validité souveraine et un droit absolu à la vérité, cela voudrait dire qu’elle est au point où l’infinité du monde intellectuel est épuisée en acte comme en puissance, et ainsi accompli le fameux prodige de l’innombrable nombré.

Mais enfin, il y a cependant des vérités si bien établies que le moindre doute à leur égard nous paraît synonyme de folie ? Que deux fois deux font quatre, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, que Paris est en France, qu’un homme sans nourriture meurt de faim, etc. ? Il y a donc des vérités éternelles, des vérités définitives en dernière analyse ?

Certes. Nous pouvons diviser tout le domaine de la connaissance, selon la vieille méthode bien connue, en trois grandes sections. La première embrasse toutes les sciences qui s’occupent de la nature inanimée et qui sont plus ou moins susceptibles d’être traitées mathématiquement : mathématique, astronomie, mécanique, physique, chimie. Si quelqu’un trouve plaisir à appliquer de grands mots à des objets très simples, on peut dire que certains résultats de ces sciences sont des vérités éternelles, des vérités définitives en dernière analyse; c’est aussi pourquoi on a appelé ces sciences exactes. Mais cela est loin d’être vrai de tous les résultats. En introduisant les grandeurs variables et en étendant leur variabilité jusqu’à l’infiniment petit et à l’infiniment grand, les mathématiques aux mœurs habituellement si austères ont commis le péché; elles ont mangé le fruit de l’arbre de la connaissance, qui leur a ouvert la voie des résultats les plus gigantesques, mais aussi celle des erreurs. Adieu l’état virginal de validité absolue, d’inattaquable démonstration où se trouvait tout ce qui était mathématique; le règne des controverses s’ouvrit, et nous en sommes au point que la plupart des gens utilisent le calcul différentiel ou intégral, non parce qu’ils comprennent ce qu’ils font, mais par foi pure, parce que jusqu’ici les résultats ont toujours été justes. Il en est pis encore de l’astronomie et de la mécanique, et en physique et en chimie on se trouve au milieu des hypothèses comme au milieu d’un essaim d’abeilles. Il n’en saurait d’ailleurs être autrement. En physique, nous avons affaire au mouvement des molécules, en chimie, à la formation des molécules en partant d’atomes, et si l’interférence des ondes lumineuses n’est pas un mythe, nous n’avons absolument aucun espoir de voir jamais de nos yeux ces choses intéressantes. Les vérités définitives en dernière analyse deviennent ici, avec le temps, étrangement rares.

Nous sommes encore plus mal lotis en géologie, science qui, par nature, s’occupe principalement de processus qui n’ont eu pour témoin ni nous, ni aucun homme quelconque. C’est pourquoi la moisson des vérités définitives en dernière analyse ne va pas ici sans énormément de peine et reste de surcroît extrêmement mince.

La deuxième classe de sciences est celle qui englobe l’étude des organismes vivants. Dans ce domaine se développe une telle diversité de relations réciproques et de causalités que non seulement chaque question résolue soulève une quantité innombrable de questions nouvelles, mais qu’aussi chaque question singulière ne peut être résolue, et la plupart du temps par morceaux, que par une série de recherches qui demandent souvent des siècles; en même temps, le besoin de concevoir systématiquement les ensembles ne cesse d’obliger à chaque instant à envelopper les vérités définitives en dernière analyse d’une luxuriante floraison d’hypothèses. Quelle longue série de paliers intermédiaires a été nécessaire de Galien à Malpighi pour établir avec exactitude une chose aussi simple que la circulation du sang chez les mammifères ! Combien nous savons peu de chose de l’origine des globules sanguins et combien de chaînons intermédiaires nous manquent aujourd’hui encore pour établir un rapport rationnel, par exemple, entre les symptômes d’une maladie et ses causes ! De plus, il se présente assez souvent des découvertes comme celle de la cellule qui nous contraignent à soumettre à une révision totale toutes les vérités définitives en dernière analyse établies jusqu’ici dans le domaine de la biologie et à en éliminer à jamais des tas entiers. Quiconque veut donc instituer ici des vérités réellement authentiques et immuables, devra se contenter de platitudes comme : tous les hommes sont mortels, tous les mammifères femelles ont des glandes mammaires, etc.; il ne pourra même pas dire que les animaux supérieurs digèrent avec l’estomac et les intestins et non avec la tête, puisque l’activité nerveuse centralisée dans la tête est indispensable à la digestion.

Mais les choses vont plus mal encore pour les vérités éternelles dans le troisième groupe de sciences, les sciences historiques, qui étudient dans leur succession historique et dans leur résultat présent les conditions de vie des hommes, les rapports sociaux, les formes du droit et de l’État avec leur superstructure idéale faite de philosophie, de religion, d’art, etc. Dans la nature organique, nous avons du moins affaire à une succession de processus qui, dans la mesure où nous pouvons les observer directement, se répètent assez régulièrement à l’intérieur de limites très larges. Depuis Aristote, les espèces d’organismes sont, en gros, restées les mêmes. Par contre, dans l’histoire de la société, la répétition des situations est l’exception et non la règle, dès que nous dépassons l’état primitif de l’humanité, ce qu’on appelle l’âge de pierre; et là où de telles répétitions se présentent, elles ne se produisent jamais exactement dans les mêmes conditions. Ainsi, de la rencontre de la propriété collective primitive du sol chez tous les peuples civilisés et de la forme de sa disparition. C’est pourquoi, dans le domaine de l’histoire de l’humanité, notre science est encore beaucoup plus en retard que dans celui de la biologie. Qui plus est : lorsqu’une fois, par exception, on par-vient à connaître l’enchaînement interne des formes d’existence sociales et politiques d’une période, cela se produit régulièrement à l’heure où ces formes ont déjà fait à moitié leur temps, où elles vont vers leur déclin. La connaissance est donc ici essentiellement relative, du fait qu’elle se borne à pénétrer l’enchaînement et les conséquences de certaines formes de société et d’État n’existant qu’en un temps donné et pour des peuples donnés, et périssables par nature. Quiconque part donc dans ce domaine à la chasse aux vérités définitives en dernière analyse, de vérités authentiques absolument immuables, ne rapportera que peu de gibier, à l’exception de platitudes et de lieux communs de la pire espèce, par exemple, qu’en général les hommes ne peuvent vivre sans travailler, que jusqu’ici ils se sont la plupart du temps divisés en dominants et dominés, que Napoléon est mort le 5 mai 1821, etc.

Or, il est remarquable que c’est précisément dans ce domaine que nous rencontrons le plus souvent les vérités dites éternelles, les vérités définitives en dernière analyse, etc. Le fait que deux fois deux font quatre, que les oiseaux ont des becs, et d’autres faits du même genre ne seront proclamés vérités éternelles que par l’homme qui nourrit l’intention de tirer de l’existence de vérités éternelles en général la conclusion qu’il y a aussi dans le domaine de l’histoire humaine des vérités éternelles, une morale éternelle, une justice éternelle, etc., revendiquant une validité et une portée analogues à celles des intellections ou des applications de la mathématique. Dès lors, nous pouvons compter avec certitude que le même philanthrope nous expliquera à la première occasion que tous ses prédécesseurs en fabrication de vérités éternelles étaient plus ou moins des ânes et des charlatans, que tous étaient empêtrés dans l’erreur, que tous avaient failli; mais l’existence de leur erreur et de leur faillibilité est naturelle et démontre la présence de la vérité et du juste chez lui; lui, le prophète qui vient de naître, porte toute prête en poche la vérité définitive en dernière analyse, la morale éternelle, la justice éternelle. Le cas s’est déjà produit tant et tant de fois que l’on ne peut que s’étonner qu’il y ait encore des hommes assez crédules pour croire cela non pas d’autrui, mais d’eux-mêmes. Pourtant, ne voyons-nous pas, ici encore, l’un de ces prophètes, d’ailleurs prompt comme à l’ordinaire à tomber dans une colère ultra-morale lorsque d’autres gens nient qu’un individu quelconque soit en mesure de fournir la vérité définitive en dernière analyse ? Une telle négation, voire le simple doute, sont état de faiblesse, confusion inextricable, néant, scepticisme dissolvant, pire que le simple nihilisme, chaos confus et autres amabilités du même genre. Comme chez tous les prophètes, on n’examine pas et on ne juge pas d’un point de vue scientifique et critique, mais on brandit les foudres de la morale sans autre forme de procès.

Nous aurions pu encore mentionner plus haut les sciences qui étudient les lois de la pensée humaine : la logique et la dialectique. Mais les perspectives ne sont pas meilleures ici pour les vérités éternelles. La dialectique proprement dite, déclare M. Dühring, est un pur non sens et les nombreux livres qui ont été écrits ou le seront encore sur la logique, prouvent suffisamment que là aussi les vérités définitives en dernière analyse sont beaucoup plus clairsemées que beaucoup le croient.

D’ailleurs, nous n’avons nullement à nous alarmer de ce que le niveau de connaissance auquel nous nous trouvons aujourd’hui ne soit pas plus définitif que tous les précédents. Il comprend déjà une énorme masse de notions et impose une très grande spécialisation des études à quiconque veut être expert dans l’une des branches. Quant à l’homme qui applique le critérium d’une vérité authentique, immuable, définitive en dernière analyse à des connaissances qui, de par leur nature même, ou bien doivent rester relatives pour de longues suites de générations et se compléter par morceaux, ou bien, comme en cosmogonie, en géologie, en histoire humaine, resteront toujours défectueuses et incomplètes, ne fût-ce qu’à cause des lacunes de la documentation historique, -celui-là ne fait que démontrer sa propre ignorance et son insanité, même si la prétention à l’infaillibilité personnelle ne forme pas, comme c’est le cas ici, le véritable arrière-plan de ses déclarations. La vérité et l’erreur, comme toutes les déterminations de la pensée qui se meuvent dans des oppositions polaires, n’ont précisément de validité absolue que pour un domaine extrêmement limité, comme nous venons de le voir et comme M. Dühring le saurait lui aussi, s’il connaissait un peu les premiers éléments de la dialectique, qui traitent justement de l’insuffisance de toutes les oppositions polaires. Dès que nous appliquons l’opposition entre vérité et erreur en dehors du domaine étroit que nous avons indiqué plus haut, elle devient relative et impropre à l’expression scientifique exacte; cependant si nous tentons de l’appliquer comme absolument valable en dehors de ce domaine, nous échouons complètement; les deux pôles de l’opposition se transforment en leur contraire, la vérité devient erreur et l’erreur vérité. Prenons pour exemple la loi bien connue de Boyle, d’après laquelle à température égale le volume des gaz est en raison inverse de la pression à laquelle ils sont soumis. Regnault a trouvé que dans certains cas cette loi n’était pas juste. S’il avait été un philosophe du réel, le voilà obligé de dire : la loi de Boyle est variable, elle n’est donc pas une vérité authentique, donc pas une vérité du tout, donc une erreur. Mais ce faisant, il aurait commis une erreur bien plus grande que celle qui était contenue dans la loi de Boyle; son petit grain de vérité aurait disparu dans le tas de sable de l’erreur; il aurait donc fait de son résultat, exact à l’origine, une erreur vis-à-vis de laquelle la loi de Boyle avec le peu d’erreur qui y était inhérent apparaît comme une vérité. Mais Regnault, en homme de science, ne s’est pas laissé aller à de semblables enfantillages, il a poursuivi ses recherches et trouvé que, d’une façon générale, la loi de Boyle n’est qu’approximativement exacte et perd, en particulier, sa validité pour des gaz que la pression peut liquéfier, et cela dès que la pression approche du point où intervient la liquéfaction. La loi de Boyle ne se révélait donc exacte qu’à l’intérieur de limites déterminées. Mais est-elle absolument, définitivement vraie à l’intérieur de ces limites ? Aucun physicien ne le prétendra. Il dira qu’elle est valable à l’intérieur de certaines limites de pression et de température et pour certains gaz, et à l’intérieur de ces limites encore réduites, il n’exclura pas la possibilité d’une limitation plus étroite encore ou d’un énoncé transformé par des recherches futures [1]. Voilà donc ce qu’il en est des vérités définitives en dernière analyse, par exemple en physique. Aussi les travaux vraiment scientifiques évitent-ils régulièrement des expressions dogmatiques et morales comme erreur et vérité, tandis qu’elles se rencontrent partout dans des écrits comme la Philosophie du réel, où un verbiage vide veut s’imposer à nous comme résultat souverain de la pensée souveraine.

Mais, pourrait demander un lecteur naïf, où donc M. Dühring a-t-il dit expressément que le contenu de sa philosophie du réel était une vérité définitive, et cela en dernière analyse ? Eh bien, par exemple, dans le dithyrambe qu’il fait de son système (p. 13) et dont nous avons donné des extraits dans le chapitre Il. Ou bien quand, dans la phrase citée plus haut, il dit : les vérités morales, dans la mesure où elles sont reconnues jusque dans leurs derniers fondements, revendiquent une validité semblable à celle des intellections de la mathématique. Et M. Dühring n’affirme-t-il pas, de son point de vue réellement critique et grâce à ses recherches qui vont jusqu’aux racines des choses, être parvenu jusqu’à ces derniers fondements, jusqu’aux schémas fondamentaux, donc avoir conféré aux vérités morales le caractère définitif en dernière analyse ? Ou alors, si M. Dühring n’émet cette prétention ni pour lui ni pour son temps, s’il veut seulement dire qu’un jour, dans un avenir brumeux, des vérités définitives en dernière analyse pourront être établies, s’il veut donc dire à peu près, mais plus confusément, la même chose que le “ scepticisme dissolvant ” et la “confusion inextricable”, – alors à quoi bon tout ce bruit, qu’y a-t-il, monsieur, pour votre service ?

Si nous n’avancions déjà guère avec la vérité et l’erreur, nous irons encore beaucoup moins loin avec le bien et le mal. Cette opposition se meut exclusivement sur le terrain moral, donc dans un domaine qui appartient à l’histoire des hommes, et c’est ici que les vérités définitives en dernière analyse sont le plus clairsemées. De peuple à peuple, de période à période, les idées de bien et de mal ont tant changé que souvent elles se sont carrément contredites. – Mais, objectera-t-on, le bien n’est pourtant pas le mal, le mal pas le bien; si le bien et le mal sont mis dans le même sac, c’est la fin de toute moralité et chacun peut agir à sa guise. – Telle est aussi, dépouillée de toute solennité sibylline, l’opinion de M. Dühring. Mais la chose ne se règle tout de même pas si simplement. Si c’était aussi simple, on ne disputerait pas du bien et du mal, chacun saurait ce qui est bien et ce qui est mal. Mais qu’en est-il à présent ? Quelle morale nous prêche-t-on aujourd’hui ? C’est d’abord la morale féodale chrétienne, héritage de la foi des siècles passés, qui se divise essentiellement à son tour en une morale catholique et une morale protestante, ce qui n’empêche pas derechef des subdivisions allant de la morale catholico-jésuite et de la morale protestante orthodoxe jusqu’à la morale latitudinaire. A côté de cela figure la morale bourgeoise moderne, puis derechef à côté de celle-ci la morale de l’avenir, celle du prolétariat, de sorte que rien que dans les pays les plus avancés d’Europe, le passé, le présent et l’avenir fournissent trois grands groupes de théories morales qui sont valables simultanément et à côté l’une de l’autre. Quelle est donc la vraie ? Aucune, au sens d’un absolu définitif; mais la morale qui possède le plus d’éléments prometteurs de durée est sûrement celle qui, dans le présent, représente le bouleversement du présent, l’avenir, c’est donc la morale prolétarienne.

Dès lors que nous voyons les trois classes de la société moderne, l’aristocratie féodale, la bourgeoisie et le prolétariat, avoir chacune sa morale particulière, nous ne pouvons qu’en tirer la conclusion que, consciemment ou inconsciemment, les hommes puisent en dernière analyse leurs conceptions morales dans les rapports pratiques sur lesquels se fonde leur situation de classe, – dans les rapports économiques dans lesquels ils produisent et échangent.

Cependant, dans les trois théories morales citées ci-dessus, il y a maintes choses communes à toutes les trois : ne serait-ce pas là un fragment de la morale fixée une fois pour toutes ? Ces théories morales représentent trois stades différents de la même évolution historique, elles ont donc un arrière-plan historique commun et par suite, nécessairement, beaucoup d’éléments communs. Plus encore. A des stades de développement économique semblables, ou à peu près semblables, les théories morales doivent nécessairement concorder plus ou moins. Dès l’instant où la propriété privée des objets mobiliers s’était développée, il fallait bien que toutes les sociétés où cette propriété privée prévalait eussent en commun le commandement moral : tu ne voleras point. Est-ce que par là ce commandement devient un commandement moral éternel ? Nullement. Dans une société où les motifs de vol sont éliminés, où par conséquent, à la longue, les vols ne peuvent être commis que par des aliénés, comme on rirait du prédicateur de morale qui voudrait proclamer solennellement la vérité éternelle : Tu ne voleras point !

C’est pourquoi nous repoussons toute prétention de nous imposer quelque dogmatisme moral que ce soit comme loi éthique éternelle, définitive, désormais immuable, sous le prétexte que le monde moral a lui aussi ses principes permanents qui sont au-dessus de l’histoire et des différences nationales. Nous affirmons, au contraire, que toute théorie morale du passé est, en dernière analyse, le produit de la situation économique de la société de son temps. Et de même que la société a évolué jusqu’ici dans des oppositions de classes, la morale a été constamment une morale de classe; ou bien elle justifiait la domination et les intérêts de la classe dominante, ou bien elle représentait, dès que la classe opprimée devenait assez puissante, la révolte contre cette domination et les intérêts d’avenir des opprimés. Qu’avec cela, il se soit en gros effectué un progrès, pour la morale comme pour toutes les autres branches de la connaissance humaine, on n’en doute pas. Mais nous n’avons pas encore dépassé la morale de classe. Une morale réellement humaine, placée au-dessus des oppositions de classe et de leur souvenir, ne devient possible qu’à un niveau de la société où on a non seulement vaincu, mais oublié pour la pratique de la vie, l’opposition des classes. Que l’on mesure maintenant la présomption de M. Dühring qui, du sein de la vieille société de classes, prétend, à la veille d’une révolution sociale, imposer à la société sans classes de l’avenir une morale éternelle, indépendante du temps et des transformations du réel ! A supposer même, – ce que nous ignorons jusqu’à présent, – qu’il comprenne tout au moins dans ses lignes fondamentales la structure de cette société future.

Pour finir, encore une révélation “ foncièrement originale”, mais qui n’en va pas moins “ jusqu’aux racines ” : relativement à l’origine du mal,

le fait que le type du chat avec la fausseté qui lui est propre se rencontre dans une forme animale est pour nous sur le même plan que le fait qu’un caractère analogue se trouve aussi chez l’homme … Le mal n’est donc pas quelque chose de mystérieux, à moins que, par hasard, on ait envie de flairer même dans l’existence du chat, ou de la bête de proie en général, quelque chose de mystique.

Le mal, c’est … le chat. Le diable a donc non pas des cornes et le pied fourchu, mais des griffes et des yeux verts. Et Goethe a commis une faute impardonnable en introduisant Méphistophélès sous la forme d’un chien noir au lieu d’un chat de même couleur. Le mal, c’est le chat ! Voilà de la morale, non seulement pour tous les univers, mais encore … pour la gent féline !


[1] Depuis que j’ai écrit ces lignes, elles semblent déjà avoir reçu, confirmation. D’après les plus récentes recherches faites par Mendeléiev et Bogulski * avec des appareils plus précis, tous les gaz permanents présentent un rapport variable entre la pression et le volume; pour l’hydrogène, à toutes les pressions exercées jusqu’ici, le coefficient d’expansion restait positif (le volume diminuait plus lentement que la pression n’augmentait); avec l’air atmosphérique et les autres gaz étudiés, on a trouvé pour chacun un point de pression nul, de sorte qu’à pression inférieure ce coefficient était positif, à pression plus forte négatif. La loi de Boyle qui jusqu’ici reste toujours pratiquement utilisable aura donc besoin d’être complétée par toute une série de lois particulières, (Nous savons aussi maintenant – en 1885 – qu’il n’y a absolument pas de gaz “permanents”. Ils ont tous été réduits à l’état liquide.) (F. E.)
* La revue Nature du 16 novembre 1876 donnait une information sur le discours de D. J. Mendeléiev le 3 septembre 1876 au VI Congrès des naturalistes et médecins russes à Varsovie. Mendeléiev y exposait les résultats des vérifications de la loi de Mariotte auxquelles il avait procédé pendant deux ans avec J. J. Bogulski.