Première [étape] [1] de la famille. Ici, les groupes conjugaux sont séparés suivant les générations: dans les limites de la famille, tous les grands-pères et les grand-mères sont entre eux maris et femmes; de même leurs enfants, autrement dit les pères et les mères dont les enfants, à leur tour, formeront un troisième cercle d’époux communs, et les enfants des enfants, autrement dit les arrière-petits-enfants des premiers, formeront le quatrième cercle. Dans cette forme de famille, les droits et les devoirs (dirions-nous) du mariage sont donc exclus seulement entre ascendants et descendants, parents et enfants. Les frères et les sœurs, les cousins et les cousines du premier, du second et des autres degrés sont tous entre eux frères et sœurs, et c’est justement pourquoi ils sont tous maris et femmes les uns des autres. Le rapport de frère et sœur inclut tout naturellement, à cette période, l’exercice du commerce sexuel entre eux [2]. La forme typique d’une telle famille se composerait de la descendance d’un seul couple, dont à leur tour les descendants de chaque différent degré sont entre eux frères et sœurs et, pour cette raison même, entre eux maris et femmes.
La famille consanguine a disparu. Même les peuples les plus grossiers dont parle l’hisne nous en fournissent point d’exemple incontestable. Mais il faut qu’elle ait existé: le système de parenté hawaïen, ayant encore cours aujourd’hui dans toute la Polynésie, nous oblige à l’admettre, car il exprime des degrés de la parenté consanguine tels qu’ils ne peuvent se créer que sous cette forme de famille; de même tout le développement ultérieur de la famille qui suppose obligatoirement cette forme comme stade préalable nécessaire.
[1] Dans la première édition: forme organisée de la société et première forme. ↑
[2] Dans une lettre écrite au début de 1882, Marx s’exprime dans les termes les plus virulents au sujet du texte des Nibelungen de Wagner, qui falsifie complètement les temps primitifs. «A-t-on jamais oui que le frère embrassât la sœur comme son épousée ?» A ces dieux de luxure wagnériens qui, d’une façon toute moderne, donnent par un brin d’inceste plus de piquant à leurs intrigues amoureuses, Marx répond: «Dans les temps primitifs, la sœur était la femme, et c’était moral. » [Note à la quatrième édition. Un de mes amis français, admirateur de Wagner, n’est pas d’accord avec cette note et fait observer que déjà dans l’antique Edda* sur laquelle s’appuie Wagner, Loki, dans Oegisdrecka, fait à Freia ce reproche: « Devant les dieux, tu embrassas ton propre frère. » Le mariage entre frère et sœur aurait donc été déjà proscrit à cette époque. L’Oegitdrecka est l’expression d’une période où la foi dans les anciens mythes était complètement brisée; c’est une pure satire contre les dieux, à la manière de Lucien. Si Loki, jouant le rôle d’un Méphisto, y fait à Freia semblable reproche, c’est plutôt un argument contre Wagner. Quelques vers plus loin, Loki, s’adressant à Niördhr, dit encore: «C’est avec ta sœur que tu as engendré un (tel) fils (vidh systur thinni gastu slikan môg). Niördhr n’est pas un Ase, niais un Vane, et dit dans la Ynglinga Saga** que les mariages entre frères et sœurs étaient d’usage en Vanaland, ce qui n’était pas le cas chez les Ases. Ceci indiquerait que les Vanes seraient des dieux plus anciens que les Ases. En tout cas, Niördhr vit parmi les Ases, sur un pied d’égalité, et l’Oegisdrecka est plutôt une preuve qu’au temps de la formation des légendes norvégiennes sur les dieux, le mariage entre frère et sœur, du moins chez les dieux, ne provoquait encore nulle horreur. Si l’on veut excuser Wagner, on ferait mieux, peut-être, d’invoquer non l’Edda, mais Gœthe qui, dans la ballade Le Dieu et la Bayadère, commet une erreur semblable en ce qui concerne l’abandon religieux de la femme, et le rapproche beaucoup trop de la prostitution moderne.] (Note d’Engels.)
* Edda, recueil de légendes héroïques et de chants des peuples scandinaves. Oegisdrecka, dont Engels cite des passages des chants 32 et 36, est une des parties les plus anciennes de l’Edda.
** Ynglinga Saga, première des seize saga retraçant la vie des rois norvégiens, depuis les temps les plus reculés jusqu’à la fin du XIIe siècle. La citation d’Engels se rapporte au chapitre 14. ↑