Revenons encore une fois à la figure de cet homme qui est toujours entre ce qui est fait, et ce qui est à faire. (Aussi bien, sa parole la plus habituelle, quand on l’entretient sur le travail, c’est : « Ce qui est n’est rien à côté de ce qui doit être »).

Il est la cible de nos ennemis, et ils ont raison, dit Knorine. Il est le nom de notre Parti, dit Boubnov. C’est le meilleur de la vieille cohorte de fer, dit Manouilski. Les vieux bolcheviks, on les respecte, dit Mikoyan, pas parce qu’ils sont vieux, mais parce qu’ils ne vieillissent pas.

Son histoire est une série de réussites sur une série de difficultés monstres. Il n’y a pas une seule année de sa carrière depuis 1917 où ce qu’il a fait n’eût illustré un autre. C’est un homme de fer. Son nom le dépeint : Staline — acier. Il est inflexible et flexible comme l’acier. Son pouvoir, c’est son formidable bon sens, l’étendue de ses connaissances, son étonnant rangement intérieur, sa passion de netteté, son inexorable esprit de suite, la rapidité, la sûreté, et l’intensité de sa décision, sa perpétuelle hantise de choisir les hommes qu’il faut.

Les morts ne survivent que sur la terre. Lénine est partout où sont les révolutionnaires. Mais on peut dire : C’est en Staline plus que nulle part ailleurs, que se trouvent la pensée et la parole de Lénine. Il est le Lénine d’aujourd’hui.

Par beaucoup de côtés, on l’a vu, il ressemble à l’extraordinaire Vladimir Ilitch : même science de la théorie, même sens de la pratique, même fermeté. Par quoi diffèrent-ils ? Voici deux opinions d’ouvriers soviétiques : « Lénine : le Directeur, Staline : le maître. » Et puis : « Lénine est plus grand homme, Staline est plus fort… »

Ne poursuivons pourtant pas trop ces parallèles qui, à travers leurs vagues indications, pourraient nous amener dans du factice touchant ces personnalités aux dimensions exceptionnelles, et dont l’une a formé l’autre.

Disons, si on veut, que Lénine, surtout à cause des circonstances, fut plus agitateur. Dans le vaste système directeur, plus poussé, plus évolué, Staline doit agir davantage par l’intermédiaire du Parti, par l’intermédiaire de l’organisation, pourrait-on dire. Staline n’est pas, aujourd’hui, l’homme des grands meetings tempétueux. Au demeurant, cette force tumultueuse de l’éloquence qui est tout le mérite des despotes parvenus, et le seul aussi, bien souvent, des apôtres qui réussissent, il n’en a jamais usé : constatation à méditer par les historiens qui le mesureront.

C’est par d’autres voies qu’il s’est mis et qu’il reste en contact avec le peuple ouvrier, paysan et intellectuel, de l’U.R.S.S., et avec les révolutionnaires du monde, qui portent leur patrie dans leur cœur — soit beaucoup plus de deux cents millions de personnes.

Nous avons entrevu quelques-uns des secrets de sa grandeur. Parmi les ressources de son génie, quelle est la principale ? Bela Kun dit, dans une belle formule : « Il sait ne sait pas aller trop vite. Il sait peser le moment ». Et Bela Kun pense que c’est là la qualité spécifique de Staline, celle qui lui appartient en propre, en plus des autres : Attendre, temporiser, résister aux tentations entraîneuses, avoir une patience terrible. N’est-ce pas ce pouvoir qui fait que de tous les Révolutionnaires de l’histoire, c’est Staline qui a le plus enrichi pratiquement la Révolution, et qui a commis le moins de fautes ?

Il balance et réfléchit beaucoup avant de proposer certaines mesures (beaucoup ne veut pas dire longtemps). Il est extrêmement circonspect et n’accorde pas facilement sa confiance. Il disait à l’un de ses proches collaborateurs, qui se méfiait d’un tiers : « La méfiance saine est une bonne base de travail collectif. » Il est prudent comme un lion.

Cet homme net et lumineux est, nous l’avons bien vu, un homme simple. Ce n’est difficile de le rencontrer que parce qu’il travaille toujours. Quand on va le voir, dans une salle du Kremlin, on rencontre en tout et pour tout, trois ou quatre personnes au pied d’un escalier et dans des vestibules. Cette simplicité organique n’a rien à voir avec la simplicité « au chiqué » de tel monarque Scandinave qui daigne sortir à pied dans les rues ou d’un Hitler faisant claironner par ses propagandistes qu’il ne fume pas et ne boit pas de vin. Staline se couche régulièrement à 4 heures du matin. Il n’a pas 32 secrétaires, comme Lloyd George, il n’en a qu’un, le camarade Proskrobitchev. Il ne signe pas ce que d’autres écrivent. On lui fournit le matériel, et il fait tout. Tout lui passe entre les mains. Et cela n’empêche pas qu’il réponde ou fasse répondre à toutes les lettres qu’il reçoit. Quand on le rencontre, il est cordial, familier. Sa « franche cordialité », dit Serafima Gopner, « sa bonté », « sa délicatesse », dit Barbara Djaparidzé, qui lutta à côté de lui en Géorgie. « Sa gaieté », dit Orakhélachvili. Il rit comme un enfant.

A la cérémonie qui termina le jubilé de Gorki, au Grand Opéra de Moscou, pendant les entractes, quelques-uns des personnages officiels se réunirent dans les salons qui sont derrière une loge jadis impériale ou grand-ducale. Et là, ils faisaient un tapage infernal. Ils riaient tous à gorge déployée. Il y avait Staline, Ordjonikidze, Rykov, Boubnov, Molotov, Vorochilov, Kaganovitch, Pianitski. Ils racontaient des anecdotes de la guerre civile, évoquaient des souvenirs drôles : « Tu te souviens quand tu es tombé de cheval !… » « Oui, cette sale bête, je ne sais pas ce qui lui a pris… ».

Et c’était un rire homérique, une puissance de joie, un tonnerre de jeunesse qui faisait vibrer les lambris tsaristes des petits salons — brève et fraîche détente des grands haleurs de la reconstruction.

Lénine, lui aussi, riait de toutes ses forces.

« Je n’ai jamais rencontré, dit Gorki, un homme dont le rire fût si contagieux que Vladimir Ilitch. Il était même étrange de voir qu’un réaliste aussi austère, un homme qui voyait si bien et sentait si profondément l’imminence des grandes tragédies sociales, un homme inébranlable dans sa haine pour le monde capitaliste, pût rire ainsi, jusqu’aux larmes, jusqu’à en étouffer. » Et Gorki conclut : « Il faut avoir une grande, une solide santé morale, pour rire ainsi. » [Si jamais Staline a connaissance de la monumentale ineptie que publie l’Almanach Vermot 1935 : « Staline dépense 250 millions par an, pour ses besoins personnels », je l’entends d’ici !]

Celui qui rit comme un enfant aime les enfants. Il en a trois, le grand, Jascheka, et deux petits, Vassili, qui a quatorze ans, et Svetlana, âgée de huit ans. Sa femme, Nadejda Allilouieva est morte l’année dernière : sa forme terrestre n’est plus qu’une belle figure noblement plébéienne et qu’un beau bras de marbre blanc, se dégageant d’une grande stèle dans le cimetière de Novo Devitchi, Il a quasi adopté Artiom Serguiev, dont le père fut tué dans un accident en 1921. Il s’est occupé paternellement des deux filles de Djaparidzé, fusillé par les Anglais à Bakou. Et de combien d’autres ! Je vois encore l’enchantement d’Arnold Kaplan et de Boris Goldstein, deux petits prodiges du piano et du violon, me narrant comment Staline les a reçus après leur triomphe au Conservatoire. Et même, il leur a donné à chacun 3.000 roubles en disant : « Maintenant que tu es capitaliste, est-ce que tu me salueras dans la rue ? »

Autour du rire de Lénine et de Staline, et, si l’on peut dire, dans la même lignée de phénomènes, l’ironie. Ils en font un abondant usage, à tout bout de champ. Très volontiers, Staline donne à l’expression de sa pensée une forme amusante ou caricaturale.

Damian Biedny nous conte une jolie histoire : « A la veille des journées de juillet 1917, nous étions tous les deux, Staline et moi, à la rédaction de la Pravda. Téléphone. Les marins de Cronstadt demandent à Staline : « Faut-il aller à la manifestation avec ou sans fusil ? » Qu’est-ce qu’il va répondre, par téléphone, me demandais-je, fort attentif. « Les fusils ? c’est votre affaire, camarades ! Nous, les écrivains, nous portons nos crayons sur nous ». « Naturellement, dit Biedny, tous les marins vinrent à la manifestation avec leurs « crayons ».

Il sait, du reste, mettre une sourdine. Quand Emil Ludwig s’exclame, à propos d’une réponse : « Vous ne vous doutez pas combien vous avez raison ! », il répond gentiment : « Qui sait, peut-être que je m’en doute un peu. ». Par contre, quand le même écrivain lui pose cette question ; « Est-ce que vous croyez qu’on peut vous comparer à Pierre le Grand ? », il répond sans ironie : « Les comparaisons historiques sont toujours hasardeuses. Celle-là est absurde. ». Il ne profite pas de toutes les occasions qu’on lui donne, de rire tout haut.

Ce qui ressort toujours c’est : ne pas essayer de briller, ne pas se faire valoir.

Staline a écrit des livres importants et en grand nombre. Plusieurs d’entre eux ont une valeur classique dans la littérature marxiste. Mais si on lui demande ce qu’il est, il répond : « Je ne suis qu’un disciple de Lénine, et toute mon ambition est d’être un fidèle disciple. ». Il est curieux de remarquer combien dans les exposés du travail accompli sous sa direction, Staline met systématiquement au compte de Lénine le mérite de tous les progrès obtenus, alors qu’il en a lui-même une large part, et que, du reste, on ne peut pas réaliser le léninisme sans être soi-même un inventeur. Ici, le mot : disciple, rehausse — mais ces hommes ne s’en servent que pour rabaisser leur rôle particulier, et rentrer dans l’ensemble. Ce n’est pas de la sujétion, c’est simplement de la fraternité.

On pense à la belle phrase lapidaire de Sénèque le Philosophe : « deo non pareo sed assentior » — « Je n’obéis, pas à Dieu, je pense la même chose que lui. »

Si on met encore du temps à comprendre ces gens-là, ce ne sera pas à cause de leur complication, mais à cause de leur simplicité. On voit bien nettement que c’est autre chose que la vanité personnelle et le contenu qu’on mettra dans son nom, qui pousse celui-là en avant, le maintient debout sur la brèche. C’est la foi dans ce grand pays où les savants se mettent à ressusciter réellement des morts et sauvent des vivants avec le sang des cadavres, où on guérit les criminels, où les religions fumeuses et toxiques sont chassées dans l’espace par le vent du large, la foi monte de la terre elle-même, comme les forêts et les moissons. C’est la foi dans la justice immanente de la logique. C’est la foi dans ce savoir, que Lénine a si profondément exprimée lorsqu’il répondit à qui lui parlait du lâche attentat dont il venait d’être victime et qui abrégea ses jours : « Que voulez-vous ! Chacun agit comme il sait ! ». C’est la foi dans l’ordre socialiste et dans la foule qui l’incarne, dans le travail, dans ce que Stetski appelle la croissance orageuse des forces productrices : « Le travail, dit Staline, est une affaire de dignité, d’héroïsme et de gloire. ». C’est la foi dans le Code du travail, la loi communiste, et son paroxysme d’honnêteté. « Nous croyons à notre Parti, disait Lénine. Nous voyons en lui l’esprit, l’honneur et la confiance, de notre époque. ». « N’est pas de ce parti qui veut, dit Staline. Il n’est pas donné à chacun d’en affronter les labeurs et les tourments. »

Si Staline a foi dans la masse, la réciproque est vraie. C’est un véritable culte que la Russie Nouvelle a pour Staline, mais un culte fait de confiance, et jailli tout entier d’en bas.

L’homme dont la silhouette sur les affiches rouges, se détache, encastrée dans celles de Karl Marx et de Lénine, est celui qui s’intéresse à tout et à tous, qui a fait ce qui est et qui fera ce qui sera. Il a sauvé. Il sauvera.

Nous savons bien que selon les paroles mêmes de Staline, « les temps sont révolus où les grands hommes étaient les principaux créateurs de l’histoire ». Mais s’il faut nier le rôle exclusif exercé sur les événements par le « héros », tel que le pose Carlyle, il ne faut pas contester son rôle relatif. Là aussi, il faut penser que ce qui est pareil, s’obéit. Le grand homme est celui qui, prévoyant le cours des choses, le devance au lieu de le suivre et, préventivement, agit contre quelque chose, ou agit pour. Le héros n’invente pas la terre inconnue, mais il la découvre. Il sait susciter les vastes mouvements de masses — et pourtant ils sont spontanés —, tellement il en connaît les causes. La dialectique, bien appliquée, tire d’un homme ce qu’il contient — d’un événement aussi. Dans toutes les grandes circonstances, il faut un grand homme, comme une machine centralisatrice. Lénine et Staline n’ont pas créé l’histoire — mais ils l’ont rationalisée. Ils ont rapproché l’avenir.

Nous sommes faits pour faire produire ici-bas le plus de progrès possibles à l’esprit humain, car, en définitive, c’est cela que, pardessus tout, nous sommes les dépositaires : l’esprit. La loyauté de notre passage sur la terre, c’est d’éviter d’entreprendre l’impossible, mais d’aller aussi loin qu’on a de forces, dans la réalisation pratique. Il ne faut pas faire croire aux hommes qu’on les empêchera de mourir. Il faut vouloir les faire vivre pleinement et dignement. Il ne faut pas se jeter corps et âme sur les maux incurables, qui sont de la nature humaine, mais sur les maux guérissables, qui sont d’ordre social. On ne s’élèvera au-dessus de la terre que par des moyens terrestres.

Quand on passe, pendant la nuit, sur la Place Rouge, dans ce vaste décor qui semble se dédoubler : ce qui est de maintenant, c’est-à-dire de la nation de bien des gens du globe, et ce qui est d’avant 1917 (ce qui est antédiluvien) —, il vous semble que celui qui est allongé dans le tombeau central de la place nocturne et déserte, soit le seul qui ne dorme pas au monde, et qu’il veille sur ce qui rayonne tout autour de lui, de villes et de campagnes. C’est le vrai guide — celui dont les ouvriers riaient de constater qu’il était tellement à la fois le maître et le camarade, c’est le frère paternel qui s’est réellement penché sur tous. Vous qui ne le connaissiez pas, il vous connaissait d’avance, et s’occupait de vous. Qui que vous soyez, vous avez besoin de ce bienfaiteur. Qui que vous soyez, la meilleure partie de votre destinée, elle est dans les mains de cet autre homme, qui veille aussi sur tous, et qui travaille —, l’homme à la tête de savant, à la figure d’ouvrier, et à l’habit de simple soldat.

FIN