De ce thème je retiendrai trois questions :
- importance de la théorie pour le mouvement prolétarien ;
- critique de la «théorie» de la spontanéité ;
- théorie de la révolution prolétarienne.
1. Importance de la théorie. D’aucuns pensent que le léninisme est le primat de la pratique sur la théorie, en ce sens que l’essentiel dans le léninisme est l’application des principes marxistes, la «mise en œuvre» de ces principes ; et quant à la théorie, le léninisme s’en soucierait fort peu. On sait que Plékhanov a plus d’une fois raillé l’«insouciance» de Lénine pour la théorie, et particulièrement pour la philosophie. On sait, d’autre part, que la théorie n’est guère en faveur auprès de nombreux praticiens léninistes d’aujourd’hui, surtout à cause du prodigieux travail pratique que leur imposent les circonstances. Je dois déclarer que cette opinion plus qu’étrange sur Lénine et le léninisme est absolument fausse et ne correspond aucunement à la réalité, que la tendance des praticiens à se désintéresser de la théorie est absolument contraire à l’esprit du léninisme et comporte de grands dangers pour la cause.
La théorie est l’expérience du mouvement ouvrier de tous les pays, prise sous sa forme générale. Evidemment, la théorie devient sans objet si elle n’est pas rattachée à la pratique révolutionnaire ; de même, exactement, que la pratique devient aveugle si sa voie n’est pas éclairée par la théorie révolutionnaire. Mais la théorie peut devenir une force immense du mouvement ouvrier, si elle se forme en liaison indissoluble avec la pratique révolutionnaire, car elle, et elle seule, peut donner au mouvement l’assurance, la force de l’orientation et l’intelligence de la liaison interne des événements en cours; car elle, et elle seule, peut aider la pratique à comprendre, non seulement dans quelle direction et comment se meuvent les classes au moment présent, mais aussi dans quelle direction et comment elles devront se mouvoir dans le plus proche avenir. Lénine lui-même a dit et répété maintes fois cette thèse connue que «sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire». (Que faire ? t. IV, p. 380.)
Mieux que personne, Lénine a compris la grande importance de la théorie, surtout pour un parti comme le nôtre, étant donné le rôle de combattant d’avant-garde du prolétariat international qui lui incombe, et aussi la complexité de la situation intérieure et internationale où il se trouve. Prévoyant ce rôle spécial de notre Parti dès 1902, il jugeait nécessaire de rappeler alors que «seul un parti guidé par une théorie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde». (Ibidem.)
Il est à peine besoin de démontrer que, maintenant que cette prédiction de Lénine sur le rôle de notre Parti s’est réalisée, cette thèse de Lénine acquiert une force et une importance particulières.
Peut-être devrait-on considérer comme l’expression la plus éclatante de la haute importance que Lénine attachait à la théorie, le fait que Lénine lui-même a entrepris une tâche des plus sérieuses, à savoir la généralisation dans la philosophie matérialiste de ce que la science a donné de plus important depuis Engels jusqu’à Lénine, ainsi que la critique approfondie des courants antimatérialistes parmi les marxistes. Engels disait que «le matérialisme est obligé de prendre un nouvel aspect à chaque nouvelle grande découverte». On sait que Lénine lui-même s’est acquitté de cette tâche, pour son temps, dans son ouvrage remarquable : Matérialisme et empiriocriticisme. On sait que Plékhanov, qui aimait à railler l’«insouciance» de Lénine pour la philosophie, ne s’est pas risqué même à aborder sérieusement une telle tâche.
2. Critique de la «théorie» de la spontanéité, ou à propos du rôle de l’avant-garde dans le mouvement. La «théorie» de la spontanéité est la théorie de l’opportunisme, la théorie du culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, la théorie de la négation, en fait, du rôle dirigeant de l’avant-garde de la classe ouvrière, du parti de la classe ouvrière.
La théorie du culte de la spontanéité s’oppose résolument au caractère révolutionnaire du mouvement ouvrier ; elle s’oppose à ce que le mouvement s’oriente vers la lutte contre les bases du capitalisme — elle est pour que le mouvement suive exclusivement la ligne des revendications «réalisables», «acceptables» pour le capitalisme, elle est entièrement pour la «ligne du moindre effort». La théorie de la spontanéité, c’est l’idéologie du trade-unionisme.
La théorie du culte de la spontanéité s’oppose résolument à ce qu’il soit donné au mouvement spontané un caractère conscient, méthodique ; elle s’oppose à ce que le Parti marche en tête de la classe ouvrière, à ce que le Parti élève les masses jusqu’à les rendre conscientes, à ce que le Parti mène le mouvement derrière lui. Elle est pour que les éléments conscients du mouvement n’empêchent pas ce dernier de suivre son cours ; elle est pour que le Parti se borne à observer le mouvement spontané et se traîne à sa remorque. La théorie de la spontanéité, c’est la théorie de la diminution du rôle de l’élément conscient dans le mouvement, l’idéologie du «suivisme», la base logique de tout opportunisme.
Pratiquement, cette théorie, qui était entrée en scène dès avant la première révolution de Russie, aboutissait à ceci que ses partisans, dits les «économistes», niaient la nécessité d’un parti ouvrier indépendant en Russie, s’élevaient contre la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière pour le renversement du tsarisme, prêchaient la politique trade-unioniste dans le mouvement et, en général, mettaient le mouvement ouvrier sous l’hégémonie de la bourgeoisie libérale.
La lutte de la vieille Iskra et la brillante critique de la théorie du «suivisme» donnée par Lénine dans sa brochure Que faire ? ont non seulement battu l’«économisme», mais encore créé les bases théoriques d’un mouvement véritablement révolutionnaire de la classe ouvrière russe.
Sans cette lutte, il eût été inutile même de songer à la création en Russie d’un parti ouvrier indépendant et à son rôle dirigeant dans la révolution. Mais la théorie du culte de la spontanéité n’est pas un phénomène uniquement russe. Elle est très largement répandue, sous une forme un peu différente il est vrai, dans tous les partis sans exception de la IIe Internationale. Je parle ici de la théorie dite des «forces de production», théorie qui, avilie par les leaders de la IIe Internationale, justifie tout et concilie tout le monde ; qui constate les faits et les explique lorsque tout le monde en a déjà assez, et qui se tranquillise après les avoir constatés. Marx disait que la théorie matérialiste ne peut se borner à expliquer le monde, qu’elle doit encore le transformer. Mais Kautsky et Cie n’en ont cure ; ils préfèrent s’en tenir à la première partie de la formule de Marx.
Voici un des nombreux exemples de l’application de cette «théorie». On dit qu’avant la guerre impérialiste, les partis de la IIe Internationale avaient menacé de déclarer «la guerre à la guerre» si les impérialistes commençaient la guerre. On dit qu’au seuil même de la guerre ces partis ont enfoui, dans les tiroirs le mot d’ordre : «Guerre à la guerre» et réalisé le mot d’ordre opposé : «Guerre pour la patrie impérialiste». On dit que ce changement de mot d’ordre entraîna la mort de millions d’ouvriers. Mais on aurait tort de croire qu’il y a là des coupables, qu’il en est qui ont trahi ou livré la classe ouvrière. Pas le moins du monde ! Tout s’est passé comme cela devait se passer. Premièrement, parce que l’Internationale est, paraît-il, un «instrument de paix», et non de guerre. En second lieu, parce qu’avec le «niveau des forces de production» qui existait alors, il était impossible d’entreprendre rien d’autre. La «faute» en est aux «forces de production». C’est ce que «nous» explique exactement la «théorie des forces de production» de monsieur Kautsky. Or, qui n’a pas foi en cette «théorie» n’est pas marxiste. Le rôle des partis ? Leur importance dans le mouvement ? Mais que peut bien faire un parti en présence d’un facteur aussi décisif que le «niveau des forces de production»?…
On pourrait citer une foule de ces exemples de falsification du marxisme.
Il est à peine besoin de démontrer que ce «marxisme» falsifié, destiné à voiler la nudité de l’opportunisme, n’est qu’une variété de cette même théorie du «suivisme» accommodée à la mode européenne et que Lénine avait combattue dès avant la première révolution russe.
Il est à peine besoin de démontrer que la destruction de cette falsification de la théorie est la condition préalable de la création de partis véritablement révolutionnaires en Occident.
3. Théorie de la révolution prolétarienne. La théorie léniniste de la révolution prolétarienne part de trois thèses fondamentales.
Première thèse. — La domination du capital financier dans les pays capitalistes avancés; l’émission de valeurs comme une des principales opérations du capital financier; l’exportation des capitaux vers les sources de matières premières, qui est un des fondements de l’impérialisme; la toute-puissance de l’oligarchie financière, comme résultat de la domination du capital financier, tout cela révèle le caractère brutalement parasitaire du capitalisme monopolisateur, rend cent fois plus sensible le joug des trusts et consortiums capitalistes, accroît l’indignation de la classe ouvrière contre les fondements du capitalisme, amène les masses à la révolution prolétarienne, unique moyen de salut. (Voir l’Impérialisme de Lénine.)
De là une première conclusion : aggravation de la crise révolutionnaire dans les pays capitalistes, éléments d’explosion de plus en plus nombreux sur le front intérieur, prolétarien, dans les «métropoles».
Deuxième thèse. — L’exportation accrue des capitaux dans les pays coloniaux et dépendants, l’extension des «sphères d’influence» et des possessions coloniales à l’ensemble du globe; la transformation du capitalisme en un système mondial d’asservissement financier et d’oppression coloniale de l’immense majorité de la population du globe, par une poignée de pays «avancés» — tout cela a, d’une part, fait des diverses économies nationales et des divers territoires nationaux, les anneaux d’une chaîne unique, appelée économie mondiale, et, d’autre part, scindé la population du globe en deux camps: une poignée de pays capitalistes «avancés», qui exploitent et oppriment de vastes colonies et pays dépendants, et une majorité énorme de pays coloniaux et dépendants obligés de mener la lutte pour s’affranchir du joug impérialiste. (Voir l’Impérialisme.)
De là une deuxième conclusion : aggravation de la crise révolutionnaire dans les pays coloniaux, éléments de révolte de plus en plus nombreux contre l’impérialisme sur le front extérieur, colonial.
Troisième thèse. — La possession monopolisée des «sphères d’influence» et des colonies; le développement inégal des pays capitalistes, qui conduit à une lutte forcenée pour un nouveau partage du monde entre les pays ayant déjà accaparé des territoires et ceux qui désirent recevoir leur «part»; les guerres impérialistes, comme unique moyen de rétablir l’«équilibre» compromis, — tout cela conduit à l’aggravation de la lutte sur le troisième front, entre les puissances capitalistes, ce qui affaiblit l’impérialisme et facilite l’union des deux premiers fronts contre l’impérialisme: le front prolétarien révolutionnaire et le front de l’affranchissement colonial. (Voir l’Impérialisme.)
De là une troisième conclusion: l’inéluctabilité des guerres sous l’impérialisme, et la coalition inévitable de la révolution prolétarienne en Europe avec la révolution coloniale en Orient formant un front unique mondial de la révolution contre le front mondial de l’impérialisme.
Toutes ces conclusions, chez Lénine, sont réunies en cette conclusion générale que «l’impérialisme est la veille de la révolution socialiste*». (Préface de l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, t. XIX, p. 71.)
En conséquence, se modifie la façon même d’envisager la question de la révolution prolétarienne, du caractère de la révolution, de son étendue, de sa profondeur ; se modifie le schéma de la révolution en général.
Autrefois, on abordait ordinairement l’analyse des conditions préalables de la révolution prolétarienne du point de vue de la situation économique de tel ou tel pays pris à part. Maintenant, cette façon de traiter la question ne suffit plus. Il faut, maintenant, envisager la chose du point de vue de l’état économique de la totalité ou de la majorité des pays, du point de vue de l’état de l’économie mondiale, car pays et économies nationales ont cessé d’être des unités se suffisant à elles-mêmes; ils sont devenus les anneaux d’une chaîne unique appelée économie mondiale; car l’ancien capitalisme «civilisé» s’est développé en impérialisme; or, l’impérialisme est le système mondial de l’asservissement financier et de l’oppression coloniale de l’immense majorité de la population du globe par une poignée de pays «avancés».
Autrefois, on avait coutume de parler de l’existence ou de l’absence de conditions objectives pour la révolution prolétarienne dans les différents pays ou, plus exactement, dans tel ou tel pays développé. Maintenant, ce point de vue ne suffit plus. Il faut parler maintenant de l’existence de conditions objectives pour la révolution dans l’ensemble du système de l’économie impérialiste mondiale, comme un tout ; de plus, l’existence dans le corps de ce système de quelques pays insuffisamment développés sous le rapport industriel, ne peut être un obstacle insurmontable à la révolution si le système dans son ensemble ou, plus exactement, parce que le système dans son ensemble est déjà mûr pour la révolution.
Autrefois on avait coutume de parler de la révolution prolétarienne, dans tel ou tel pays développé, comme d’une certaine grandeur absolue opposée à tel front national du Capital, comme à son antipode. Maintenant, ce point de vue ne suffit plus. Il faut parler maintenant de la révolution prolétarienne mondiale, car les différents fronts nationaux du Capital sont devenus les anneaux d’une chaîne unique, appelée front mondial de l’impérialisme et à laquelle doit être opposé le front commun du mouvement révolutionnaire de tous les pays.
Autrefois on considérait la révolution prolétarienne comme le résultat du seul développement intérieur d’un pays donné. Maintenant, ce point de vue ne suffit plus. Il faut maintenant considérer la révolution prolétarienne avant tout comme le résultat du développement des contradictions dans le système mondial de l’impérialisme, comme le résultat de la rupture de la chaîne du front impérialiste mondial dans tel ou tel pays.
Où commencera la révolution ? Où, dans quel pays, peut être percé en premier lieu le front du Capital ?
Là où l’industrie est le plus développée, où le prolétariat forme la majorité, où il y a plus de culture, plus de démocratie, répondait-on généralement autrefois. Non — objecte la théorie léniniste de la révolution — pas nécessairement là où l’industrie est le plus développée, etc. Le front du Capital sera percé là où la chaîne de l’impérialisme est plus faible, car la révolution prolétarienne est le résultat d’une rupture de la chaîne du front impérialiste mondial en son point le plus faible, et il peut se faire que le pays qui a commencé la révolution, le pays qui a percé le front du Capital, soit moins développé sous le rapport capitaliste que les autres pays plus développés, et restés cependant, dans le cadre du capitalisme.
En 1917, la chaîne du front mondial impérialiste s’est trouvée en Russie plus faible que dans les autres pays. Et c’est là qu’elle s’est rompue, livrant passage à la révolution prolétarienne. Pourquoi ? Parce qu’en Russie se déroulait la plus grande des révolutions populaires, en tête de laquelle marchait un prolétariat révolutionnaire qui avait pour lui ce sérieux allié qu’étaient les millions de paysans opprimés et exploités par les grands propriétaires fonciers. Parce que là, la révolution avait comme adversaire ce hideux représentant de l’impérialisme qu’était le tsarisme qui, dénué de toute autorité morale, avait mérité la haine de toute la population. En Russie, la chaîne s’est trouvée être plus faible, bien que la Russie fût moins développée sous le rapport capitaliste que, par exemple, la France ou l’Allemagne, l’Angleterre ou l’Amérique.
Où la chaîne va-t-elle se rompre dans le proche avenir ? Là encore où elle sera le plus faible. Il n’est pas exclu que la chaîne puisse se rompre, disons, dans l’Inde. Pourquoi ? Parce qu’il y a là un jeune et ardent prolétariat révolutionnaire, qui a pour allié le mouvement de libération nationale, allié incontestablement important et incontestablement sérieux. Parce que, dans ce pays, la révolution a contre elle cet adversaire connu de tous qu’est l’impérialisme étranger, dénué de tout crédit moral et ayant mérité la haine de toutes les masses opprimées et exploitées de l’Inde.
De même, il est parfaitement possible que la chaîne se rompe en Allemagne. Pourquoi ? Parce que les facteurs qui agissent, par exemple, dans l’Inde, commencent à agir aussi en Allemagne. Et, évidemment, la différence énorme entre le niveau de développement de l’Inde et celui de l’Allemagne ne peut manquer de laisser son empreinte sur la marche et l’issue de la révolution en Allemagne.
Voilà pourquoi Lénine dit que
…les pays capitalistes d’Europe occidentale achèveront leur développement vers le socialisme… non par une «maturation» régulière du socialisme chez eux, mais par l’exploitation de tels Etats par tels autres, par l’exploitation du premier Etat vaincu dans la guerre impérialiste, exploitation jointe à celle de tout l’Orient. D’autre part, précisément par suite de cette première guerre impérialiste, l’Orient est entré définitivement en mouvement révolutionnaire et a été définitivement entraîné dans l’orbite du mouvement révolutionnaire mondial.
«Mieux vaut moins, mais mieux», t. XXVII, pp. 415-416.
Bref, la chaîne du front impérialiste, en règle générale, doit se rompre là où les anneaux de la chaîne sont plus faibles, et, en tout cas pas nécessairement là où le capitalisme est plus développé, où le pourcentage des prolétaires est de tant, et celui des paysans de tant, et ainsi de suite.
Voilà pourquoi les supputations statistiques sur le pourcentage prolétarien de la population dans tel ou tel pays pris à part perdent, dans la solution du problème de la révolution prolétarienne, l’importance exceptionnelle que leur attribuaient volontiers les glossateurs de la IIe Internationale, qui n’ont pas compris ce que c’est que l’impérialisme et qui craignent la révolution comme la peste.
Poursuivons. Les héros de la IIe Internationale affirmaient (et continuent d’affirmer) qu’entre la révolution démocratique bourgeoise d’une part, et la révolution prolétarienne de l’autre, il existe un abîme ou, en tout cas, une muraille de Chine qui les sépare l’une de l’autre par un intervalle de temps plus ou moins prolongé, au cours duquel la bourgeoisie arrivée au pouvoir développe le capitalisme, tandis que le prolétariat accumule des forces et se prépare à la «lutte décisive» contre le capitalisme. On évalue ordinairement cet intervalle à des dizaines d’années, sinon davantage. Il est à peine besoin de démontrer que, dans les conditions de l’impérialisme, cette «théorie» de la muraille de Chine est dénuée de toute valeur scientifique, qu’elle n’est et ne peut être qu’un moyen de camoufler, de maquiller les convoitises contre-révolutionnaires de la bourgeoisie. Il est à peine besoin de démontrer que, dans les conditions de l’impérialisme qui porte en lui le germe de collisions et de guerres, à la «veille de la révolution socialiste», où le capitalisme «florissant» se transforme en capitalisme «agonisant» (Lénine), cependant que le mouvement révolutionnaire croît dans tous les pays du monde; où l’impérialisme s’allie à toutes les forces réactionnaires sans exception, jusques et y compris le tsarisme et le régime du servage, et rend par là même nécessaire la coalition de toutes les forces révolutionnaires depuis le mouvement prolétarien en Occident jusqu’au mouvement de libération nationale en Orient; où la destruction des survivances du régime féodal devient impossible sans une lutte révolutionnaire contre l’impérialisme, — il est à peine besoin de démontrer que, dans ces conditions, la révolution démocratique bourgeoise ne peut manquer, dans un pays plus ou moins développé, de se rapprocher de la révolution prolétarienne, que la première doit se transformer en la seconde. L’histoire de la révolution en Russie a démontré avec évidence que cette thèse est juste et incontestable. Ce n’est pas sans raison que, déjà en 1905, à la veille de la première révolution russe, Lénine représentait, dans sa brochure Deux Tactiques, la révolution démocratique bourgeoise et la révolution socialiste comme deux anneaux d’une seule chaîne, comme un tableau unique, un tableau d’ensemble de l’envergure de la révolution russe :
Le prolétariat doit faire jusqu’au bout la révolution démocratique, en s’adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance de l’autocratie et paralyser l’instabilité de la bourgeoisie. Le prolétariat doit faire la révolution socialiste en s’adjoignant la masse des éléments semi-prolétariens de la population, pour briser par la force la résistance de la bourgeoisie et paralyser l’instabilité de la paysannerie et de la petite bourgeoisie. Telles sont les tâches du prolétariat, tâches que les gens de la nouvelle Iskra présentent d’une façon si étriquée dans tous leurs raisonnements et toutes leurs résolutions sur l’envergure de la révolution.
T. VIII, p. 96.
Je ne parle même pas des autres ouvrages, plus récents, de Lénine, dans lesquels l’idée de la transformation de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne apparaît avec plus de relief que dans Deux Tactiques, comme une des pierres angulaires de la théorie léniniste de la révolution.
Certains camarades, paraît-il, croient que Lénine n’est venu à cette idée qu’en 1916 ; que jusqu’alors il aurait estimé que la révolution, en Russie, se confinerait dans le cadre bourgeois; que, par conséquent, le pouvoir passerait des mains de l’organe de la dictature du prolétariat et de la paysannerie aux mains de la bourgeoisie, et non du prolétariat. On dit que cette affirmation a même pénétré dans notre presse communiste. Je dois dire que cette affirmation est tout à fait fausse, qu’elle ne correspond pas du tout à la réalité.
Je pourrais me référer au discours que l’on sait de Lénine, prononcé au IIIe congrès du Parti (1905), dans lequel il qualifiait la dictature du prolétariat et de la paysannerie, c’est-à-dire la victoire de la révolution démocratique, non pas comme l’«organisation de l’ordre», mais comme l’«organisation de la guerre». (Rapport sur la participation de la social-démocratie au gouvernement provisoire révolutionnaire au IIIe congrès du P.O.S.D.R., t. VII, p. 264.)
Je pourrais me référer ensuite aux articles que l’on sait de Lénine «Sur le gouvernement provisoire» (1905) dans lesquels, exposant les perspectives du développement de la révolution russe, il assigne au Parti la tâche de «faire en sorte que la révolution russe soit non pas un mouvement de quelques mois, mais un mouvement de nombreuses années ; qu’elle n’aboutisse pas seulement à de menues concessions de la part des détenteurs du pouvoir, mais au renversement complet de ce pouvoir», articles dans lesquels, développant plus avant cette perspective et la rattachant à la révolution en Europe, Lénine continue :
Et si l’on y parvient, alors… alors l’incendie révolutionnaire embrasera l’Europe ; l’ouvrier européen, las de souffrir de la réaction bourgeoise, se lèvera à son tour et nous montrera «comment on s’y prend»; alors, l’essor révolutionnaire en Europe exercera sur la Russie un choc en retour et, d’une époque de plusieurs années révolutionnaires, fera une époque de plusieurs dizaines d’années révolutionnaires…
«La social-démocratie et le gouvernement provisoire révolutionnaire», t. VII, p. 191.
Je pourrais me référer ensuite à l’article que l’on sait de Lénine, publié en novembre 1915, et dans lequel il écrit :
Le prolétariat lutte et luttera avec abnégation pour la conquête du pouvoir, pour la République, pour la confiscation des terres… pour faire participer les «masses populaires non prolétariennes» à l’affranchissement de la Russie bourgeoise du joug de l’«impérialisme» militaire-féodal (= le tsarisme). Et le prolétariat profitera immédiatement*. de cet affranchissement de la Russie bourgeoise du joug du tsarisme, du pouvoir des grands propriétaires fonciers sur la terre, non pour aider les paysans aisés dans leur lutte contre les ouvriers agricoles, mais pour accomplir la révolution socialiste en alliance avec les prolétaires d’Europe.
«Les deux lignes de la révolution», t. XVIII, p. 318.
Je pourrais enfin me référer à un passage que l’on sait de la brochure la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, où Lénine, se référant au passage cité ci- dessus de Deux Tactiques sur l’envergure de la révolution russe, arrive à la conclusion suivante :
Tout s’est passé exactement comme nous l’avions dit. Le cours de la révolution a confirmé la justesse de notre raisonnement. D’abord avec «toute» la paysannerie contre la monarchie, contre les grands propriétaires fonciers, contre la féodalité (et la révolution reste pour autant bourgeoise, démocratique bourgeoise). Ensuite, avec la paysannerie pauvre, avec le semi-prolétariat, avec tous les exploités, contre le capitalisme, y compris les riches campagnards, les koulaks, les spéculateurs; et la révolution devient pour autant socialiste. Vouloir dresser artificiellement une muraille de Chine entre l’une et l’autre, les séparer autrement que par le degré de préparation du prolétariat et le degré de son union avec les paysans pauvres, c’est on ne peut plus dénaturer le marxisme, l’avilir, lui substituer le libéralisme.
T. XXIII, p. 391.
Cela suffit, je pense.
Bon ! nous dira-t-on. Mais s’il en est ainsi, pourquoi Lénine a-t-il combattu l’idée de la «révolution permanente continue» ?
Parce que Lénine proposait de «tirer parti jusqu’au bout» des capacités révolutionnaires de la paysannerie et d’utiliser à fond son énergie révolutionnaire pour liquider complètement le tsarisme et pour passer à la révolution prolétarienne; tandis que les partisans de la «révolution permanente» ne comprenaient pas le rôle sérieux de la paysannerie dans la révolution russe, sous-estimaient la puissance de l’énergie révolutionnaire de la paysannerie, sous-estimaient la force du prolétariat russe et son aptitude à entraîner la paysannerie à sa suite, et rendaient ainsi plus difficile l’œuvre d’affranchissement de la paysannerie de l’influence de la bourgeoisie, l’œuvre de rassemblement de la paysannerie autour du prolétariat.
Parce que Lénine proposait de couronner l’œuvre de la révolution par le passage du pouvoir au prolétariat, tandis que les partisans de la révolution «permanente» entendaient commencer directement par le pouvoir du prolétariat ; ils ne comprenaient pas que, par là même, ils fermaient les yeux sur ce «détail» que sont les survivances du féodalisme et ne tenaient pas compte de cette force sérieuse qu’est la paysannerie russe; ils ne comprenaient pas qu’une telle politique ne pouvait que freiner la conquête de la paysannerie aux côtés du prolétariat.
Ainsi donc Lénine combattait les partisans de la révolution «permanente», non parce qu’ils affirmaient la continuité de la révolution, puisque Lénine lui-même s’en tenait au point de vue de la révolution continue, mais parce qu’ils sous-estimaient le rôle de la paysannerie, qui est la plus grande réserve du prolétariat ; parce qu’ils ne comprenaient pas l’idée de l’hégémonie du prolétariat.
On ne saurait considérer l’idée de la révolution «permanente» comme une idée neuve. Elle a été formulée pour la première fois par Marx vers 1850, dans sa fameuse Adresse à la Ligue des communistes. C’est dans ce document que nos «permanents» ont pris l’idée de la révolution continue. Il convient de noter qu’ayant pris cette idée chez Marx, nos «permanents» l’ont quelque peu modifiée et, l’ayant modifiée, ils l’ont «abîmée» et rendue impropre à l’usage pratique. Il a fallu la main exercée de Lénine pour redresser cette erreur, prendre l’idée de la révolution continue de Marx sous sa forme pure et en faire une des pierres angulaires de la théorie léniniste de la révolution.
Après avoir énuméré dans son Adresse une série de revendications démocratiques révolutionnaires à la conquête desquelles il appelle les communistes, voici ce que Marx dit à propos de la révolution continue (permanente) :
Alors que les petits bourgeois démocrates veulent par la satisfaction du maximum des revendications précitées, terminer au plus vite la révolution, nos intérêts et notre tâche consistent à rendre la révolution permanente, tant que toutes les classes plus ou moins possédantes ne seront pas écartées du pouvoir, que le prolétariat n’aura pas conquis le pouvoir d’Etat, que les associations des prolétaires dans tous les principaux pays du monde, et non dans un pays seulement, ne seront pas développées suffisamment pour faire cesser la concurrence entre les prolétaires de ces pays, et que les forces de production, tout au moins les forces décisives, ne seront pas concentrées entre les mains des prolétaires.
Autrement dit :
a) Marx n’a nullement proposé de commencer la révolution dans l’Allemagne de 1850-1860 directement par le pouvoir prolétarien, contrairement aux plans de nos «permanents» russes ;
b) Marx proposait uniquement de couronner l’oeuvre de la révolution par le pouvoir d’Etat prolétarien en précipitant du haut du pouvoir, graduellement, l’une après l’autre, toutes les fractions de la bourgeoisie pour, ensuite, une fois le prolétariat au pouvoir, allumer l’incendie de la révolution dans tous les pays. A cela répond entièrement tout ce qu’a enseigné Lénine et qu’il a réalisé au cours de notre révolution, en suivant sa théorie de la révolution prolétarienne dans les conditions de l’impérialisme.
Ainsi nos «permanents» russes n’ont pas seulement sous-estimé le rôle de la paysannerie dans la révolution russe, de même que l’importance de l’idée de l’hégémonie du prolétariat ; ils ont encore modifié (en l’abîmant) l’idée de la révolution «permanente» de Marx, et l’ont rendue impropre à l’usage pratique.
Voilà pourquoi Lénine raillait la théorie de nos «permanents», qu’il traitait d’«originale» et de «magnifique», en les accusant de ne pas vouloir «réfléchir aux raisons pour lesquelles dix années durant la vie avait passé à côté de cette magnifique théorie». (Lénine écrivit cet article en 1915, dix ans après l’apparition en Russie de la théorie des «permanents». Voir «Les deux lignes de la révolution», t. XVIII, p. 317.)
Voilà pourquoi Lénine considérait cette théorie comme semi-menchévique, disant qu’elle «emprunte aux bolchéviks l’appel à la lutte révolutionnaire décisive du prolétariat et à la conquête par ce dernier du pouvoir politique ; aux menchéviks, la «négation» du rôle de la paysannerie». (Ibidem.)
Voilà ce qu’il en est de l’idée de Lénine sur la transformation de la révolution démocratique bourgeoise en révolution prolétarienne, sur l’utilisation de la révolution bourgeoise pour passer «immédiatement» à la révolution prolétarienne.
Poursuivons. Autrefois, l’on tenait pour impossible la victoire de la révolution dans un seul pays, car, croyait-on, pour vaincre la bourgeoisie il faut l’action commune des prolétaires de la totalité des pays avancés ou, tout au moins, de la majorité de ces pays. Maintenant, ce point de vue ne correspond plus à la réalité. Maintenant, il faut partir de la possibilité de cette victoire, puisque le développement inégal et par bonds des divers pays capitalistes dans les conditions de l’impérialisme ; le développement des contradictions catastrophiques au sein de l’impérialisme, qui conduisent à des guerres inévitables; la croissance du mouvement révolutionnaire dans tous les pays du monde, tout cela conduit non seulement à la possibilité, mais aussi à la nécessité de la victoire du prolétariat dans certains pays. L’histoire de la révolution en Russie en est une preuve directe. Seulement il importe de ne pas oublier ici que le renversement de la bourgeoisie ne peut être réalisé avec succès que lorsque sont réunies certaines conditions, absolument indispensables, sans lesquelles il est inutile même de songer à la prise du pouvoir par le prolétariat.
Voici ce que dit Lénine à propos de ces conditions dans sa brochure la Maladie infantile :
La loi fondamentale de la révolution, confirmée par toutes les révolutions et notamment par les trois révolutions russes du XIXe siècle, la voici : pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C’est seulement lorsque «ceux d’en bas» ne veulent plus et que «ceux d’en haut» ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher. Cette vérité s’exprime autrement en ces termes : la révolution est impossible sans une crise nationale (affectant exploités et exploiteurs)*. Ainsi donc, pour qu’une révolution ait lieu, il faut: premièrement, obtenir que la majorité des ouvriers (ou, en tout cas, la majorité des ouvriers conscients, réfléchis, politiquement actifs) ait compris parfaitement la nécessité de la révolution et soit prête à mourir pour elle; il faut ensuite que les classes dirigeantes traversent une crise gouvernementale, qui entraîne dans la vie politique jusqu’aux masses les plus retardataires… affaiblit le gouvernement et rend possible pour les révolutionnaires son prompt renversement.
T. XXV, p. 222.
Mais renverser le pouvoir de la bourgeoisie et instaurer le pouvoir du prolétariat dans un seul pays, ce n’est pas encore assurer la pleine victoire du socialisme. Ayant consolidé son pouvoir et entraîné la paysannerie à sa suite, le prolétariat du pays victorieux peut et doit édifier la société socialiste. Mais cela signifie-t-il qu’il arrivera par là même à la pleine victoire, à la victoire définitive du socialisme ? Autrement dit, cela signifie-t-il qu’il peut, par les seules forces de son pays, asseoir définitivement le socialisme et garantir pleinement le pays contre l’intervention et, partant, contre la restauration ? Evidemment non. Pour cela il est nécessaire que la révolution triomphe au moins dans quelques pays. Aussi la révolution victorieuse a-t-elle pour tâche essentielle de développer et de soutenir la révolution dans les autres pays. Aussi la révolution du pays victorieux ne doit-elle pas se considérer comme une grandeur se suffisant à elle- même, mais comme un auxiliaire, comme un moyen pour hâter la victoire du prolétariat dans les autres pays.
Cette pensée Lénine l’a exprimée en deux mots, en disant que la tâche de la révolution victorieuse consiste à faire le «maximum de ce qui est réalisable dans un seul pays pour le développement, le soutien, l’éveil de la révolution dans tous les pays». (La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, t. XXIII, p. 385.) Tels sont, en somme, les traits caractéristiques de la théorie léniniste de la révolution prolétarienne.