Qu’une nouvelle édition du 18 Brumaire soit devenue nécessaire trente-trois ans après sa parution, cela prouve que cette brochure n’a encore aujourd’hui rien perdu de sa valeur.
En effet, c’était un travail génial. Immédiatement après l’événement qui surprit tout le monde politique comme un éclair dans le ciel serein, qui fut maudit par les uns avec des cris d’indignation vertueuse, et accueilli par les autres comme l’acte apportant le salut hors de la Révolution et comme le châtiment du trouble provoqué par elle, mais fut un objet d’étonnement et d’incompréhension pour tous, Marx en fit un exposé court, épigrammatique. Il y expliquait toute la marche des événements survenus en France depuis les journées de Février dans leurs rapports internes, montrait comment le miracle du 2 Décembre [1] n’était que le résultat naturel, nécessaire de ces rapports, sans avoir besoin de traiter le héros du coup d’État autrement qu’avec un mépris bien mérité. Et le tableau était brossé avec une telle maîtrise que toutes les révélations faites depuis n’ont fait qu’apporter de nouvelles preuves de la fidélité avec laquelle il reflète la réalité. Cette compréhension remarquable de l’histoire quotidienne vivante, cette intelligence claire des événements, au moment même où ils se déroulaient, est, en effet, sans exemple.
Mais, pour cela, il fallait la connaissance profonde de l’histoire de France qu’avait Marx. La France est le pays où les luttes de classes ont été menées chaque fois, plus que partout ailleurs, jusqu’à la décision complète, et où, par conséquent, les formes politiques changeantes, à l’intérieur desquelles elles se meuvent et dans lesquelles se résument leurs résultats, prennent les contours les plus nets. Centre du féodalisme au moyen âge, pays classique, depuis la Renaissance, de la monarchie héréditaire, la France a, dans sa grande Révolution, détruit le féodalisme et donné à la domination de la bourgeoisie un caractère de pureté classique qu’aucun autre pays n’a atteint en Europe. De même, la lutte du prolétariat révolutionnaire contre la bourgeoisie régnante y revêt des formes aiguës, inconnues ailleurs. Telle est la raison pour laquelle Marx non seulement étudiait avec une prédilection spéciale l’histoire du passé français, mais encore suivait dans tous ses détails l’histoire courante, rassemblait les matériaux destinés à être utilisés plus tard, et ne fut, par conséquent, jamais surpris par les événements.
Mais à cela vint s’ajouter encore une autre circonstance. Ce fut précisément Marx qui découvrit le premier la loi d’après laquelle toutes les luttes historiques, qu’elles soient menées sur le terrain politique, religieux, philosophique ou dans tout autre domaine idéologique, ne sont, en fait, que l’expression plus ou moins nette des luttes des classes sociales, loi en vertu de laquelle l’existence de ces classes, et par conséquent aussi leurs collisions sont, à leur tour, conditionnées par le degré de développement de leur situation économique, par leur mode de production et leur mode d’échange, qui dérive lui-même du précédent [2]. Cette loi, qui a pour l’histoire la même importance que la loi de la transformation de l’énergie pour les sciences naturelles, lui fournit ici également la clé pour la compréhension de l’histoire de la deuxième République française. C’est cette histoire qui lui a servi à mettre sa loi à l’épreuve et, trente-trois ans après, il nous faut encore reconnaître qu’elle a subi brillamment cette épreuve.
Friedrich Engels
[1] 2 décembre 1851, coup d’État contre-révolutionnaire perpétré en France par Louis-Napoléon Bonaparte et ses partisans. ↑
[2] Voici, plus précisément, comment Marx lui-même situait, dans une lettre à Joseph Weydemeyer datée du 5 mars 1852, sa contribution à l’étude de l’histoire :
Marx à Joseph Weydemeyer (à New York), Londres, 5 mars 1852.
K. Marx, F. Engels, Oeuvres choisies, Tome premier, Éditions du progrès, Moscou, 1976, p. 549.
…En ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert ni l’existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles. Longtemps avant moi des historiens bourgeois avaient décrit le développement historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient exprimé l’anatomie économique. Ce que je fis de nouveau, ce fut : 1. de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases de développement historique déterminé de la production ; 2. que la lutte des classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3. que cette dictature elle-même ne constitue que la transition à l’abolition de toutes les classes, et à une société sans classes…»