Le 20 décembre [1], la tête de Janus de la République constitutionnelle n’avait encore montré qu’une de ses faces, la face exécutive sous les traits indécis et plats de Louis Bonaparte : le 29 mai 1849, elle montra sa seconde face, la législative, sillonnée des rides qu’y avaient laissées les orgies de la Restauration et de la monarchie de Juillet. Avec l’Assemblée nationale législative, la République constitutionnelle apparaissait achevée, c’est-à-dire sous sa forme étatique républicaine où la domination de la classe bourgeoise est constituée, la domination commune des deux grandes fractions royalistes qui forment la bourgeoisie française, les légitimistes et les orléanistes coalisés, le parti de l’ordre. Tandis que la République française devenait ainsi la propriété de la coalition des partis royalistes, la coalition européenne des puissances contre-révolutionnaires entreprenait, dans le même mouvement, une croisade générale contre les derniers asiles des révolutions de Mars. La Russie faisait irruption en Hongrie, la Prusse marchait contre l’armée constitutionnelle de l’Empire et Oudinot bombardait Rome. La crise européenne approchait manifestement d’un tournant décisif. Les yeux de toute l’Europe étaient fixés sur Paris, les yeux de tout Paris sur l’Assemblée législative.
Le 11 juin, Ledru-Rollin monta à la tribune, il n’y fit point de discours, il formula un réquisitoire contre les ministres, nu, sans apparat, fondé sur les faits, concentré, violent.
L’attaque contre Rome est une attaque contre la Constitution, l’attaque contre la République romaine, une attaque contre la République française. L’article 5 de la Constitution est ainsi conçu : « La République française n’emploie jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple », et le président dirige l’armée française contre la liberté romaine. L’article 4 [2] de la Constitution interdit au pouvoir exécutif de déclarer aucune guerre sans le consentement de l’Assemblée nationale. La décision de la Constituante du 8 mai ordonne expressément aux ministres de ramener le plus rapidement possible l’expédition romaine à sa détermination primitive, elle leur interdit donc tout aussi expressément la guerre contre Rome – et Oudinot bombarde Rome. Ainsi, Ledru-Rollin appelait la Constitution elle-même comme témoin à charge contre Bonaparte et ses ministres. A la majorité royaliste de l’Assemblée nationale il jetait à la face, lui, le tribun de la Constitution, cette déclaration menaçante : « Les républicains sauront faire respecter la Constitution par tous les moyens, même par la force des armes ! » « Par la force des armes ! » répéta le centuple écho de la Montagne. La majorité répondit par un tumulte effroyable. Le président de l’Assemblée nationale rappela Ledru-Rollin à l’ordre. Ledru-Rollin répéta sa déclaration provocante et déposa finalement sur le bureau du président la proposition de mise en accusation de Bonaparte et de ses ministres. L’Assemblée nationale, par 361 voix contre 203, décida de passer purement et simplement à l’ordre du jour sur le bombardement de Rome.
Ledru-Rollin croyait-il pouvoir battre l’Assemblée nationale par la Constitution et le président par l’Assemblée nationale ?
La Constitution interdisait, il est vrai, toute attaque contre la liberté des pays étrangers, mais ce que l’armée française attaquait à Rome, ce n’était pas, selon le ministère, la « liberté », mais le « despotisme de l’anarchie ». En dépit de toutes les expériences de l’Assemblée constituante, la Montagne n’avait-elle pas encore compris que l’interprétation de la Constitution n’appartenait pas à ceux qui l’avaient faite, mais uniquement encore à ceux qui l’avaient acceptée ? Qu’il fallait que sa lettre fût interprétée dans son sens viable et que le sens bourgeois était son seul sens viable ? Que Bonaparte et la majorité royaliste de l’Assemblée nationale étaient les interprètes authentiques de la Constitution, comme le curé est l’interprète authentique de la Bible, et le juge l’interprète authentique de la loi ? L’Assemblée nationale fraîchement issue des élections générales devait-elle se sentir liée par les dispositions testamentaires de la Constituante morte dont un Odilon Barrot avait brisé la volonté en pleine vie ? En se référant à la décision de la Constituante du 8 mai, Ledru-Rollin avait oublié que cette même Constituante avait rejeté le 11 mai sa première proposition de mise en accusation de Bonaparte et des ministres, qu’elle avait acquitté le président et les ministres, qu’elle avait ainsi sanctionné comme « constitutionnelle » l’attaque contre Rome, qu’il ne faisait qu’interjeter appel contre un jugement déjà rendu et qu’il en appelait de la Constituante républicaine à la Législative royaliste ? La Constitution fait appel elle-même à l’insurrection en appelant, dans un article spécial, chaque citoyen à la défendre. Ledru-Rollin s’appuyait sur cet article. Mais les pouvoirs publics ne sont-ils pas également organisés pour protéger la Constitution, et la violation de la Constitution ne commence-t-elle pas seulement à partir du moment où l’un des pouvoirs publics constitutionnels se rebelle contre l’autre ? Et le président de la République, les ministres de la République, l’Assemblée nationale de la République étaient dans l’accord le plus parfait.
Ce que la Montagne cherchait, le 11 juin, c’était une « insurrection dans les limites de la raison pure », c’est-à-dire une insurrection purement parlementaire. Intimidée par la perspective d’un soulèvement armé des masses populaires, la majorité de l’Assemblée devait briser dans Bonaparte et ses ministres, sa propre puissance et la signification de sa propre élection. La Constituante n’avait-elle pas cherché de façon analogue à casser l’élection de Bonaparte, quand elle insistait avec tant d’acharnement pour le renvoi du ministère Barrot-Falloux ?
Ni les exemples d’insurrections parlementaires du temps de la Convention ne manquaient où avaient été renversés d’un seul coup, de fond en comble, les rapports de majorité à minorité – et pourquoi la jeune Montagne n’aurait-elle pas réussi à faire ce qui avait réussi à l’ancienne ? Ni les conditions du moment ne semblaient défavorables à une telle entreprise. L’agitation populaire avait atteint à Paris un degré inquiétant, l’armée ne semblait pas, d’après ses votes, bien disposée pour le gouvernement, la majorité législative elle-même était encore trop récente pour s’être consolidée, et, au surplus, elle était composée de gens âgés. Si une insurrection parlementaire réussissait à la Montagne, le gouvernail de l’État tombait immédiatement entre ses mains. De son côté, la petite bourgeoisie démocrate, comme toujours, ne désirait rien de plus impatiemment que de voir se livrer la lutte par-dessus sa tête, dans les nuages, entre les esprits défunts du Parlement. Enfin, tous deux, la petite bourgeoisie démocrate et ses représentants, la Montagne, par une insurrection parlementaire, réalisaient leur grand objectif : briser la puissance de la bourgeoisie sans enlever ses chaînes au prolétariat, ou sans le faire apparaître autrement qu’en perspective; le prolétariat aurait été utilisé sans qu’il devînt dangereux.
Après le vote du 11 juin de l’Assemblée nationale eut lieu une entrevue entre quelques membres de la Montagne et des délégués des sociétés ouvrières secrètes. Ces dernières insistèrent pour qu’on déclenchât un mouvement le soir même. La Montagne rejeta résolument ce plan. Elle ne voulait à aucun prix se laisser enlever des mains la direction; ses alliés lui étaient aussi suspects que ses adversaires, et avec raison. Le souvenir de juin 1848 agitait de façon plus vive que jamais les rangs du prolétariat parisien. Celui-ci, cependant, était enchaîné à son alliance avec la Montagne. Cette dernière représentait le plus grand parti des départements, elle exagérait son influence dans l’armée, elle disposait de la partie démocratique de la garde nationale, elle avait derrière elle la puissance morale de la boutique. Commencer l’insurrection dans ce moment contre sa volonté, c’était pour le prolétariat, décimé d’ailleurs par le choléra, chassé de Paris en masse par le chômage, renouveler inutilement les journées de juin 1848 sans la situation qui avait imposé ce combat désespéré. Les délégués prolétariens firent la seule chose rationnelle : ils firent prendre l’engagement à la Montagne de se compromettre, c’est-à-dire de sortir des limites de la lutte parlementaire dans le cas où son acte d’accusation serait rejeté. Pendant tout le 13 juin, le prolétariat conserva cette attitude d’observation sceptique et il attendit un corps à corps inévitable engagé sérieusement, sans retour entre la garde nationale démocrate et l’armée pour se jeter alors dans la bataille et pousser rapidement la révolution par-delà le but petit-bourgeois qu’on lui assignait. En cas de victoire, on avait déjà constitué la Commune prolétarienne à mettre à côté du gouvernement officiel. Les ouvriers parisiens avaient appris à l’école sanglante de juin 1848.
Le 12 juin, le ministre Lacrosse fit lui-même à l’Assemblée législative la proposition de passer aussitôt à la discussion de l’acte d’accusation. Pendant la nuit, le gouvernement avait pris toutes ses dispositions de défense et d’attaque; la majorité de l’Assemblée nationale était résolue à pousser dans la rue la minorité rebelle, la minorité elle-même ne pouvait plus reculer, les dés étaient jetés, 377 voix contre 8 repoussèrent l’acte d’accusation, la Montagne qui s’était abstenue se précipita en grondant dans le hall de propagande de La Démocratie pacifique [3] et dans les bureaux du journal.
Une fois éloignée de l’édifice parlementaire, sa force fut brisée de même qu’éloignée de la terre se brisait la force d’Antée, son fils géant. Samsons dans les locaux de l’Assemblée législative, ils ne furent plus que des philistins dans les locaux de La Démocratie pacifique. Un débat se déroula long, bruyant, vide. La Montagne était résolue à imposer le respect de la Constitution par tous les moyens « sauf par la force des armes ». Elle fut soutenue dans sa décision par un manifeste et par une députation des « Amis de la Constitution ». Les « Amis de la Constitution », c’est ainsi que s’appelaient les ruines de la coterie du National, du parti bourgeois républicain. Alors que sur ses représentants parlementaires qui lui restaient, 6 avaient voté contre le rejet de l’acte d’accusation, et tous les autres pour, alors que Cavaignac mettait son sabre à la disposition du parti de l’ordre, la plus grande partie extra-parlementaire de la coterie saisit avidement l’occasion de sortir de sa position de paria politique et d’entrer en foule dans les rangs du Parti démocrate. N’apparaissaient-ils pas comme les hérauts naturels de ce Parti qui se cachait sous leur bouclier, sous leur principe, sous la Constitution ?
Jusqu’à l’aube, la « Montagne » resta en travail. Elle accoucha d’ « une proclamation au Peuple » qui parut le matin du 13 juin dans deux journaux socialistes à une place plus ou moins honteuse. Elle déclarait le président, les ministres, la majorité de l’Assemblée législative « hors la Constitution » et invitait la garde nationale, l’armée et finalement aussi le peuple « à se soulever ». « Vive la Constitution ! » tel était le mot d’ordre lancé, mot d’ordre qui ne signifiait pas autre chose que « A bas la révolution ! »
A cette proclamation constitutionnelle de la Montagne correspondit, le 13 juin, ce qu’on appelle une démonstration pacifique des petits bourgeois, c’est-à-dire une procession partant du Château-d’Eau et passant par les boulevards, 30 000 hommes, pour la plupart des gardes nationaux, sans armes, mêlés à des membres des sections ouvrières secrètes, se déroulant aux cris de « Vive la Constitution !», poussés de façon mécanique, glaciale, par les membres mêmes du défilé et que l’écho du peuple qui déferlait sur les trottoirs répétait ironiquement au lieu de le grossir, pareil au tonnerre. Au chant à voix multiples il manquait la voix de poitrine. Et quand le cortège passa devant le local des « Amis de la Constitution » et que parut au faîte de la maison un héraut stipendié de la Constitution qui, fendant l’air d’un geste puissant de son chapeau claque, fit pleuvoir de ses poumons cyclopéens comme une grêle sur la tête des pèlerins le mot d’ordre : « Vive la Constitution ! », ceux-ci semblèrent eux-mêmes un instant vaincus par le comique de la situation. On sait que le cortège arrivé sur les boulevards, à l’entrée de la rue de la Paix fut reçu d’une façon très peu parlementaire par les dragons et les chasseurs de Changarnier, qu’il se dispersa dans toutes les directions en un clin d’œil, ne jetant encore derrière lui que quelques maigres cris de « Aux armes ! », afin que s’accomplît l’appel aux armes parlementaires du 11 juin.
La majorité de la Montagne, rassemblée rue du Hasard, disparut lorsque cette dispersion brutale de la procession pacifique, des bruits confus de meurtre de citoyens sans armes sur les boulevards, le tumulte croissant dans la rue parurent annoncer l’approche d’une émeute. A la tête d’une petite troupe de députés, Ledru-Rollin sauva l’honneur de la Montagne. Sous la protection de l’artillerie de Paris qui s’était rassemblée au Palais national, ils se rendirent au Conservatoire des Arts et Métiers où l’on devait rencontrer la 5° et la 6° légion de la garde nationale. Mais c’est en vain que les Montagnards attendirent la 5° et la 6° légion; ces gardes nationaux prudents laissèrent en plan leurs représentants, l’artillerie de Paris empêcha elle-même le peuple d’élever des barricades, un chaos confus rendait toute décision impossible, les troupes de lignes s’avancèrent, la baïonnette croisée, une partie des représentants furent faits prisonniers, une autre partie s’échappa. Ainsi se termina le 13 juin.
Si le 23 juin 1848 fut l’insurrection du prolétariat révolutionnaire, le 13 juin 1849 fut l’insurrection des petits bourgeois démocrates, chacune de ces deux insurrections étant l’expression pure, classique de la classe qui l’animait,
Ce fut à Lyon seulement qu’on en vint à un conflit opiniâtre, sanglant. Dans cette ville où la bourgeoisie et le prolétariat industriels se trouvent directement face à face, où le mouvement ouvrier n’est pas, comme à Paris, enveloppé et déterminé par le mouvement général, le 13 juin perdit, par contre coup, son caractère primitif. Là où, par ailleurs, il éclata en province, il ne prit pas feu – ce fut un éclair de chaleur.
Le 13 juin clôt la première période d’existence de la République constitutionnelle qui avait acquis sa vie normale, le 29 mai 1849, par la réunion de l’Assemblée législative. Toute la durée de ce prologue est remplie par la lutte bruyante entre le parti de l’ordre et la Montagne, entre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie qui se cabre vainement contre l’établissement de la République bourgeoisie en faveur de laquelle elle avait conspiré elle-même sans interruption dans le Gouvernement provisoire et dans la Commission exécutive, et pour laquelle elle s’était battue fanatiquement contre le prolétariat pendant les journées de Juin. Le 13 juin brise sa résistance et fait de la dictature législative des royalistes unifiés un fait accompli . A partir de cet instant, l’Assemblée nationale n’est plus que le Comité de salut public du parti de l’ordre.
Paris avait mis en « accusation » le président, les ministres et la majorité de l’Assemblée nationale, ceux-ci mirent Paris en « état de siège », La Montagne avait déclaré la majorité de l’Assemblée législative « hors la Constitution », la majorité traduisit la Montagne devant la Haute Cour pour violation de la Constitution et proscrivit tout ce qu’il y avait encore de vigoureux dans son sein. On la décima au point de la réduire à un tronc sans tête ni cœur. La minorité était allée jusqu’à tenter une insurrection parlementaire; la majorité éleva son despotisme parlementaire à la hauteur d’une loi. Elle décréta un nouveau règlement qui supprimait la liberté de la tribune et donnait pouvoir au président de l’Assemblée nationale de punir pour trouble de l’ordre les représentants par la censure, l’amende, la suspension de l’indemnité parlementaire, l’expulsion temporaire, la cachot. Au-dessus du tronc de la Montagne, elle suspendit non pas le glaive, mais les verges. Ceux qui restaient des députés de la Montagne auraient dû, pour leur honneur, se retirer en masse. La dissolution du parti de l’ordre fût accélérée par un tel acte. Il ne pouvait que se décomposer en ses éléments originels à partir du moment où J’apparence d’une opposition ne les maintenait plus unis.
En même temps qu’on les privait de leur force parlementaire, on dépouillait les petits bourgeois démocrates de leur force armée, en licenciant l’artillerie parisienne ainsi que les 8°, 9° et 12° légions de la garde nationale. Par contre, la légion de la haute finance qui avait assailli, le 13 juin, les imprimeries de Boulé et de Roux, brisé les presses, dévasté les bureaux des journaux républicains, arrêté arbitrairement rédacteurs, compositeurs, imprimeurs, expéditeurs, garçons de courses, reçut du haut de la tribune une approbation encourageante. Sur toute l’étendue de la France se répéta la dissolution des gardes nationales suspectes de républicanisme.
Une nouvelle loi contre la presse, une nouvelle loi contre les associations, une nouvelle loi sur l’état de siège, les prisons de Paris archicombles, les réfugiés politiques pourchassés, tous les journaux au delà des frontières du National, suspendus, Lyon et les cinq départements limitrophes livrés à la chicane brutale du despotisme militaire, les parquets présents partout, l’armée des fonctionnaires si souvent épurée déjà, encore une fois épurée, – tels furent les lieux communs inévitables que renouvelle sans cesse la réaction victorieuse et qui, après les massacres et les déportations de Juin, ne méritent d’être mentionnés que parce que cette fois ils furent dirigés non seulement contre Paris, mais aussi contre les départements, non seulement contre le prolétariat, mais surtout contre les classes moyennes.
Les lois répressives qui remettaient à la décision du gouvernement la proclamation de l’état de siège, garrottaient encore plus solidement la presse et supprimaient le droit d’association, absorbèrent toute l’activité législative de l’Assemblée nationale pendant les mois de juin, de juillet et d’août.
Cependant, cette époque est caractérisée non par l’exploitation de fait, mais de principe de la victoire, non par les décisions de l’Assemblée nationale, mais par l’exposé Les motifs de ces décisions, non par la chose, mais par la phrase, non par la phrase, mais par l’accent et le geste qui animent la phrase. L’expression impudente, sans ménagement, des opinions royalistes, les insultes d’une distinction méprisante contre la République, la divulgation par coquetterie frivole des projets de restauration, en un mot, la violation fanfaronne des convenances républicaines donnent à cette période sa tonalité et sa couleur particulières. « Vive la Constitution ! » fut le cri de bataille des vaincus du 13 juin. Les vainqueurs étaient donc déliés de l’hypocrisie du langage constitutionnel, c’est-à-dire républicain. La contre-révolution soumettait la Hongrie, l’Italie, l’Allemagne, et l’on croyait déjà la Restauration aux portes de la France. Il s’engagea une véritable concurrence, à qui ouvrirait la danse entre les chefs des fractions de l’ordre, en affichant leur royalisme dans le Moniteur, en se confessant et en se repentant des péchés qu’ils avaient pu commettre par libéralisme sous la République et en en demandant pardon à Dieu et aux hommes. Il ne se passa pas un jour sans qu’à la tribune de l’Assemblée nationale la révolution fût déclarée un malheur public, sans qu’un hobereau légitimiste quelconque de la province constatât solennellement qu’il n’avait jamais reconnu la République, sans qu’un des déserteurs et traîtres poltrons de la monarchie de Juillet racontât, après coup, les prouesses héroïques que, seule, la philanthropie de Louis-Philippe ou d’autres malentendus l’avaient empêché de réaliser. Ce qu’on devait admirer dans les journées de Février, ce n’était pas la générosité du peuple vainqueur, mais l’abnégation et la modération des royalistes qui lui avaient permis de vaincre. Un représentant du peuple proposa qu’une partie des secours destinés aux blessés de Février fût attribuée aux gardes nationaux qui, dans ces journées, avaient seuls bien mérité de la patrie. Un autre voulait qu’on décrétât l’érection d’une statue équestre au duc d’Orléans sur la place du Carrousel. Thiers appela la Constitution un morceau de papier malpropre. Les uns à la suite des autres – apparaissaient à la tribune des orléanistes qui regrettaient d’avoir conspiré contre la royauté légitime, des légitimistes qui se reprochaient d’avoir accéléré la chute de la royauté en général par leur rébellion contre la royauté illégitime. Thiers qui regrettait d’avoir intrigué contre Molé, Molé contre Guizot, Barrot contre tous les trois. Le cri de « Vive la République social-démocrate ! » fut déclaré inconstitutionnel. Le cri de « Vive la République ! » fut poursuivi comme social-démocrate. Le jour de l’anniversaire de la bataille de Waterloo, un représentant déclara : « Je crains moins l’invasion des Prussiens que la rentrée en France des exilés révolutionnaires. » Aux plaintes contre le terrorisme organisé à Lyon et dans les départements voisins, Baraguay d’Hilliers répondait : « J’aime mieux la terreur blanche que la terreur rouge. » Et l’Assemblée d’éclater en applaudissements frénétiques, chaque fois qu’une épigramme contre la République, contre la Révolution, contre la Constitution, pour la royauté, pour la Sainte-Alliance tombait des lèvres de ses orateurs. Chaque violation des plus petites formalités républicaines – ne pas appeler, par exemple, les représentants « citoyens » – enthousiasmait les chevaliers de l’ordre.
Les élections complémentaires du 8 juillet à Paris, faites sous l’influence de l’état de siège et dans l’abstention d’une grande partie du prolétariat, l’occupation de Rome par l’armée française; l’entrée en cortège des Éminences rouges et, à leur suite, de l’inquisition et du terrorisme des moines à Rome ajoutèrent de nouvelles victoires à la victoire de Juin et accentuèrent l’ivresse du parti de l’ordre. Enfin, au milieu d’août, moitié dans l’intention d’assister aux Conseils départementaux qui venaient de se réunir, moitié par fatigue des orgies de tendances qui duraient depuis de nombreux mois, les royalistes décrétèrent une prorogation de deux mois à l’Assemblée nationale. Avec une ironie bien visible ils laissèrent une commission de vingt-cinq représentants, la crème des légitimistes et des orléanistes, un Molé, un Changarnier, comme représentants de l’Assemblée nationale et gardiens de la République. L’ironie était plus profonde qu’ils le pensaient. Condamnés par l’histoire à aider à renverser la royauté qu’ils aimaient, ils étaient destinés par elle à conserver la République qu’ils haïssaient.
Avec la prorogation de l’Assemblée législative se termina la deuxième période de l’existence de la République constitutionnelle, sa période de gourme royaliste.
L’état de siège de Paris une fois levé, l’action de la presse avait repris de nouveau. Durant la suspension des journaux social-démocrates, pendant la période de la législation répressive et des insanités royalistes, le Siècle, l’ancien représentant littéraire des petits bourgeois monarchistes constitutionnels, se républicanisa. La Presse, l’ancien interprète littéraire des réformateurs bourgeois, se démocratisa: le National, l’ancien organe classique des bourgeois républicains, se socialisa.
Les sociétés secrètes croissaient en extension et en intensité, à mesure que les clubs publics devenaient impossibles. Les associations industrielles ouvrières, tolérées comme étant des sociétés purement commerciales, sans aucune valeur économique, devenaient, au point de vue politique, autant de moyens d’unir le prolétariat. Le 13 juin avait enlevé aux différents partis semi-révolutionnaires leurs chefs officiels, les masses qui restaient y gagnèrent d’agir de leur propre chef. Les chevaliers de l’ordre avaient intimidé en prophétisant des horreurs de la République rouge; les excès grossiers, les atrocités hyperboréennes de la contre-révolution victorieuse en Hongrie, en Bade, à Rome lavèrent la «République rouge ». Quant aux couches intermédiaires mécontentes de la société française, elles commençaient à préférer les prédictions de la République rouge avec ses atrocités problématiques aux atrocités de la monarchie blanche avec leur caractère de désespoir réel. Aucun socialiste ne fit en France plus de propagande révolutionnaire que Haynau [4]. A chaque capacité selon ses œuvres !
Cependant, Louis Bonaparte mettait à profit les vacances de l’Assemblée nationale pour faire des voyages princiers dans les provinces; les légitimistes les plus ardents allaient en pèlerinage à Ems [5] auprès du descendant de saint Louis, et la masse des représentants du peuple, amis de l’ordre, intriguait dans les conseils départementaux qui venaient de se réunir. Il s’agissait de leur faire exprimer ce que la majorité de l’Assemblée nationale n’osait pas encore dire, déclaration d’urgence de la révision immédiate de la Constitution. Constitutionnellement, la Constitution ne pouvait être révisée qu’en 1852 par une Assemblée nationale convoquée spécialement à cet effet. Mais si la majorité des conseils départementaux se prononçait dans ce sens, l’Assemblée nationale ne devait-elle pas, à l’appel de la France, sacrifier la virginité de la Constitution ? L’Assemblée nationale nourrissait les mêmes espoirs à l’égard de ces assemblées provinciales que les nonnes à l’égard des Pandours dans la Henriade de Voltaire. Mais les Putiphars, de l’Assemblée nationale n’avaient affaire, à quelques exceptions près, qu’à autant de Joseph provinciaux. La majorité écrasante ne voulut pas comprendre l’insinuation pressante. La révision de la Constitution fut mise à mal par les instruments mêmes qui devaient l’appeler à la vie par les votes des Conseils départementaux. La voix de la France, et, à la vérité, celle de la France bourgeoise, avait parlé et s’était prononcée contre la révision.
Au début d’octobre, l’Assemblée nationale législative se réunit de nouveau – quantum mutatus ab illo [6]. Sa physionomie était modifiée du tout au tout. Le rejet inattendu de la révision de la part des conseils départementaux l’avait ramenée dans les limites de la Constitution et lui avait montré les limites de sa durée. Les orléanistes avaient été rendus méfiants par les pèlerinages des légitimistes à Ems, les légitimistes avaient conçu des soupçons des pourparlers des orléanistes avec Londres, les journaux des deux fractions avaient attisé le feu et pesé les prétentions réciproques de leurs prétendants, orléanistes et légitimistes unis gardaient rancune aux bonapartistes de leurs menées que révélaient les voyages princiers, les tentatives plus ou moins visibles d’émancipation du président, le langage plein de prétention des journaux bonapartistes; Louis Bonaparte gardait rancune à l’Assemblée nationale qui ne trouvait légitime que la conspiration légitimiste orléaniste, à un ministère qui le trahissait constamment au profit de l’Assemblée nationale. Enfin, le ministère lui-même était divisé sur la politique romaine et sur l’impôt sur le revenu, proposé par le ministre Passy et dénoncé comme socialiste par les conservateurs.
Une des premières propositions du ministère Barrot à l’Assemblée législative réunie de nouveau, fut une demande de crédit de 300 000 francs pour constituer un douaire à la duchesse d’Orléans. L’Assemblée nationale l’accorda, ajoutant ainsi au registre des dettes de la nation française une somme de sept millions de francs. Ainsi, pendant que Louis-Philippe continuait à jouer avec succès le rôle du « pauvre honteux », ni le ministère n’osait proposer une augmentation de traitement en faveur de Bonaparte, ni l’Assemblée ne paraissait disposée à l’accorder. Et Louis Bonaparte hésitait, comme toujours, devant ce dilemme : Aut Caesar, aut Clichy [7].
La deuxième demande de crédit ministérielle de neuf millions de francs pour payer les frais de l’expédition de Rome accrut la tension entre Bonaparte d’un côté et les ministres de l’Assemblée nationale de l’autre. Louis Bonaparte avait fait paraître, dans Le Moniteur, une lettre à son officier d’ordonnance, Edgar Ney, où il astreignait le gouvernement papal à des garanties constitutionnelles. Le pape de son côté, avait lancé une allocution – motu proprio [8] – où il repoussait toute restriction à son pouvoir restauré. Avec sa lettre, Bonaparte soulevait par une indiscrétion voulue le rideau de son cabinet, pour poser lui-même devant la galerie comme un génie plein de bonne volonté, mais méconnu, et enchaîné dans sa propre maison. Ce n’était pas la première fois qu’il jouait, plein de coquetterie, avec les « coups d’aile furtifs d’une âme libre ». Thiers, le rapporteur de la commission, ignora complètement le coup d’aile de Bonaparte et se contenta de traduire en français l’allocution papale. Ce ne fut pas le ministère, mais Victor Hugo qui essaya de sauver le président par un ordre du jour où l’Assemblée nationale devait approuver la lettre de Napoléon. Allons donc ! Allons donc ! C’est sous cette interjection frivole et irrespectueuse que la majorité enterra la proposition de Hugo. La politique du président ? La lettre du président ? Le président lui-même ? Allons donc ! Allons donc ! Qui diable prend donc M. Bonaparte au sérieux ? Croyez-vous, monsieur Victor Hugo, que nous vous croyons, quand vous dites que vous croyez au président ? Allons donc ! Allons donc !
Enfin, la rupture entre Bonaparte et l’Assemblée nationale fut précipitée par la discussion sur le rappel des d’Orléans et des Bourbons. A défaut du ministère, le cousin du président, le fils de l’ex-roi de Westphalie avait déposé cette proposition dont le seul but était de ravaler les prétendants légitimiste et orléaniste au même rang ou plutôt plus bas, que le prétendant bonapartiste qui lui, du moins, était, en fait, au sommet de l’État.
Napoléon Bonaparte fut assez irrévérencieux pour faire du rappel des familles royales exilées et de l’amnistie des insurgés de Juin les articles d’une seule et même proposition. L’indignation de la majorité le contraignit aussitôt à demander pardon de cet enchantement criminel du sacré et de l’infâme, des races royales et de l’engeance prolétarienne, des étoiles fixes de la société et des feux follets de ses bourbiers et à accorder à chacune des deux propositions le rang qui lui était dû. L’Assemblée nationale repoussa énergiquement le rappel de la famille royale et Berryer, le Démosthène [9] des légitimistes, ne laissa aucun doute sur le sens de ce vote. La dégradation bourgeoise des prétendants, voilà le but poursuivi ! On veut leur ravir leur auréole, la dernière majesté qui leur est restée, la majesté de l’exil ! Que penserait-on, s’écria Berryer, de celui des prétendants qui, oublieux de son illustre origine, reviendrait vivre ici en simple particulier ! On ne pouvait dire plus nettement à Louis Bonaparte que sa présence ne lui avait rien fait gagner, et que, si les royalistes coalisés avaient besoin de lui ici en France comme homme neutre sur le fauteuil présidentiel, les prétendants sérieux à la couronne devaient rester dérobés aux regards profanes par les nuées de l’exil.
Le I° novembre, Louis Bonaparte répondit à l’Assemblée législative par un message qui annonçait, en des termes assez brusques, le renvoi du ministère Barrot et la constitution d’un nouveau ministère. Le ministère Barrot-Falloux était le ministère de la coalition royaliste, le ministère d’Hautpoul fut le ministère de Bonaparte, l’organe du président, face à l’Assemblée législative, le ministère des commis.
Bonaparte n’était plus l’homme simplement neutre du 10 décembre 1848. La possession du pouvoir exécutif avait groupé autour de lui quantité d’intérêts, la lutte contre l’anarchie obligeait le parti de l’ordre lui-même à augmenter son influence et si Bonaparte n’était plus populaire, le parti de l’ordre, lui, était impopulaire. Quant aux orléanistes et aux légitimistes, ne pouvait-il pas espérer, grâce à leur rivalité et à la nécessité d’une restauration monarchique quelconque, les contraindre à la reconnaissance du prétendant neutre ?
C’est du 1er novembre 1849 que date la troisième période d’existence de la République constitutionnelle, période qui se termine le 10 mars 1850. Ce n’est pas seulement le jeu régulier des institutions constitutionnelles, tant admiré par Guizot, qui commence la dispute entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Envers les convoitises de restauration des orléanistes et des légitimistes coalisés, Bonaparte représente le titre de son pouvoir réel, la République; à l’égard des convoitises de restauration de Bonaparte, le parti de l’ordre représente le titre de leur domination commune, la République; à l’égard des orléanistes, les légitimistes, à l’égard des légitimistes, les orléanistes représentent le statu quo, la République. Toutes ces fractions du parti de l’ordre dont chacune a in petto son propre roi et sa propre restauration, font prévaloir alternativement, face aux convoitises d’usurpation et de soulèvement de leurs rivales, la domination commune de la bourgeoisie, la forme sous laquelle les prétentions particulières restent neutralisées et réservées – la République.
De même que Kant fait de la république, seule forme rationnelle de l’État, un postulat de la raison pratique dont la réalisation n’est jamais atteinte, mais qu’il faut constamment rechercher comme but et avoir à l’esprit, de même ces royalistes en font autant avec la royauté.
Ainsi, la République constitutionnelle, sortie des mains des républicains bourgeois en tant que formule idéologique creuse, devient dans les mains des royalistes coalisés une forme vivante et riche de contenu. Et Thiers disait plus vrai qu’il ne pensait quand il déclarait : « C’est nous, les royalistes, qui sommes les vrais soutiens de la République constitutionnelle. »
Le renversement du ministère de coalition, l’avènement du ministère des commis a une seconde signification. Son ministre des Finances s’appelait Fould. Fould, ministre des Finances, c’est l’abandon officiel de la richesse nationale française à la Bourse, c’est l’administration de la fortune publique par la Bourse et dans l’intérêt de la Bourse. Par la nomination de Fould, l’aristocratie financière annonçait sa restauration dans le Moniteur. Cette restauration complétait nécessairement les autres qui constituent autant d’anneaux de la chaîne de la République constitutionnelle.
Louis-Philippe n’avait jamais osé faire d’un véritable loup-cervier un ministre des Finances. De même que sa royauté était le nom idéal pour la domination de la haute bourgeoisie, les intérêts privilégiés devaient dans ses ministères porter des noms d’une idéologie désintéressée. La République bourgeoise poussa partout au premier plan ce que les diverses monarchies, légitimiste comme orléaniste, tenaient caché à l’arrière-plan. Elle fit descendre sur la terre ce que celles-ci avaient divinisé. Elle mit les noms propres bourgeois des intérêts de classe dominants à la place de leurs noms de saints.
Toute notre exposition a montré que la République, dès le premier jour de son existence, n’a pas renversé, mais, au contraire, constitué l’aristocratie financière. Mais les concessions qu’on lui faisait étaient un destin auquel on se soumettait sans qu’on veuille le faire naître. Avec Fould, l’initiative gouvernementale revint à l’aristocratie financière.
On se demandera comment la bourgeoisie coalisée pouvait supporter et tolérer la domination de la finance qui, sous Louis-Philippe, reposait sur l’exclusion ou la subordination des autres fractions bourgeoises ?
La réponse est simple.
D’abord, l’aristocratie financière constitue elle-même une partie d’une importance prépondérante de la coalition royaliste dont le pouvoir gouvernemental commun se nomme République. Les coryphées et les compétences des orléanistes ne sont-ils point les anciens alliés et complices de l’aristocratie financière ? N’est-elle pas elle-même la phalange dorée de l’orléanisme ? En ce qui concerne les légitimistes, déjà sous Louis-Philippe ils avaient été dans la pratique de toutes les orgies de spéculation boursières, minières et ferroviaires. Enfin, l’union de la grande propriété foncière avec la haute finance est un fait normal. A preuve l’Angleterre, à preuve l’Autriche même.
Dans un pays comme la France où la grandeur de la production nationale est démesurément inférieure à la grandeur de la dette nationale, où la rente de l’État constitue l’objet le plus important de la spéculation, et où la Bourse forme le marché principal pour le placement du capital qui veut s’investir de façon improductive, dans un pays de ce genre il faut qu’une masse innombrable de gens de toutes les classes bourgeoises ou semi-bourgeoises participent à la dette publique, au jeu de la Bourse, à la finance. Tous ces participants subalternes ne trouvent-ils pas leurs soutiens et leurs chefs naturels dans la fraction qui représente ces intérêts dans les proportions les plus formidables, qui les représente dans leur totalité ?
Le fait que la fortune publique échoit aux mains de la haute finance, par quoi est-il déterminé ? Par l’endettement toujours croissant de l’État. Et l’endettement de l’État ? Par l’excès continuel de ses dépenses sur ses recettes, disproportion qui est à la fois la cause et l’effet du système des emprunts publics.
Pour échapper à cet endettement, il faut que l’État ou bien restreigne ses dépenses, c’est-à-dire simplifie, réduise l’organisme gouvernemental, qu’il gouverne aussi peu que possible, qu’il emploie le moins de personnel possible, qu’il se mette le moins possible en relation avec la société bourgeoise. Cette voie était impossible pour le parti de l’ordre dont les moyens de répression, dont l’immixtion officielle au nom de l’État, dont la présence en tous lieux par le moyen d’organismes de l’État devaient nécessairement augmenter au fur et à mesure que sa domination et que les conditions d’existence de sa classe étaient menacées de nombreux côtés. On ne peut réduire la gendarmerie au fur et à mesure que se multiplient les attaques contre les personnes et la propriété.
Ou bien, il faut que l’État cherche à éviter les dettes et arrive à un équilibre momentané, bien que provisoire, du budget, en faisant peser sur les épaules des classes les plus riches des contributions extraordinaires. Pour soustraire la richesse nationale à l’exploitation de la Bourse, le parti de l’ordre devait-il sacrifier sa propre fortune sur l’autel de la patrie ? Pas si bête !
Donc, sans bouleversement complet de l’État français, pas de bouleversement du budget public français. Avec ce budget public, nécessité de l’endettement de l’État, et, avec l’endettement de l’État, nécessité de la domination du commerce, des dettes publiques, des créanciers de l’État, des banquiers, des marchands d’argent, des loups-cerviers. Une fraction seulement du parti de l’ordre participait directement au renversement de l’aristocratie financière : les fabricants. Nous ne parlons pas des industriels moyens, ni des petits, nous parlons des régents des intérêts de la fabrique qui avaient sous Louis-Philippe formé la large base de l’opposition dynastique. Leur intérêt est, incontestablement, la diminution des frais de production, donc, la diminution des impôts qui entrent dans la production, donc, la diminution des dettes publiques dont les intérêts entrent dans les impôts, donc, le renversement de l’aristocratie financière.
En Angleterre – et les plus grands fabricants français sont des petits bourgeois à côté de leurs rivaux anglais – nous rencontrons vraiment des fabricants, un Cobden, un Bright à la tête de la croisade contre la banque et l’aristocratie boursière. Pourquoi n’y en a-t-il pas en France ? En Angleterre, c’est l’industrie qui prédomine; en France, c’est l’agriculture. En Angleterre, l’industrie a besoin du free trade (libre-échange), en France, elle a besoin de la protection douanière, du monopole national à côté des autres monopoles. L’industrie française ne domine pas la production française, les industriels français, par conséquent, ne dominent pas la bourgeoisie française. Pour faire triompher leurs intérêts contre les autres fractions de la bourgeoisie, ils ne peuvent pas comme les Anglais se mettre à la tête du mouvement et pousser en même temps à l’extrême leurs intérêts de classe; il leur faut se mettre à la suite de la révolution et servir des intérêts qui sont contraires aux intérêts généraux de leur classe. En février, ils avaient méconnu leur position, Février en fit des gens avisés. Et qui est plus directement menacé par les ouvriers que l’employeur, le capitaliste industriel ? Voilà pourquoi le fabricant devint nécessairement en France le membre le plus fanatique du parti de l’ordre. La diminution de son profit par la finance, qu’est-ce que c’est en comparaison de la suppression du profit par le prolétariat ?
En France, le petit bourgeois fait ce que, normalement, devrait faire le bourgeois industriel; l’ouvrier fait ce qui, normalement, serait la tâche du petit bourgeois; et la tâche de l’ouvrier, qui l’accomplit ? Personne. On ne la résout pas en France, en France on la proclame. Elle n’est nulle part résolue dans les limites de la nation, la guerre de classes au sein de la société française s’élargit en une guerre mondiale où les nations se trouvent face à face. La solution ne commence qu’au moment où, par la guerre mondiale, le prolétariat est mis à la tête du peuple qui domine le marché mondial, à la tête de l’Angleterre. La révolution, trouvant là non son terme, mais son commencement d’organisation, n’est pas une révolution au souffle court. La génération actuelle ressemble aux Juifs que Moïse conduit à travers le désert. Elle n’a pas seulement un nouveau monde à conquérir, il faut qu’elle périsse pour faire place aux hommes qui seront à la hauteur du nouveau monde.
Revenons à Fould.
Le 14 novembre 1849, Fould monta à la tribune de l’Assemblée nationale et exposa son système financier : apologie de l’ancien système fiscal, maintien de l’impôt des boissons, retrait de l’impôt sur le revenu de Passy !
Et cependant Passy n’était pas un révolutionnaire, c’était un ancien ministre de Louis-Philippe. Il appartenait à ces puritains de la force de Dufaure et aux confidents les plus intimes de Teste, le bouc émissaire de la monarchie de Juillet [10]. Passy avait, lui aussi, fait l’éloge de l’ancien système fiscal, recommandé le maintien de l’impôt sur les boissons mais il avait en même temps arraché son voile au déficit public. Il avait expliqué la nécessité d’un nouvel impôt, de l’impôt sur le revenu, si l’on ne voulait pas aller à la banqueroute publique. Fould, qui recommandait celle-ci à Ledru-Rollin, plaida à la Législative en faveur du déficit de l’État. Il promit des économies dont le secret se dévoila plus tard : on vit, par exemple, des dépenses diminuer de 60 millions et la dette flottante s’accroître de 200 millions – tours d’escamotage dans le groupement des chiffres, dans l’établissement de la reddition des comptes qui aboutissaient tous finalement à de nouveaux emprunts.
Sous Fould, l’aristocratie financière, à côté des autres fractions bourgeoises qui la jalousaient, n’étala point, naturellement, autant de corruption cynique que sous Louis-Philippe. Mais, d’abord, le système restait le même, augmentation constante des dettes, dissimulation du déficit. Puis, avec le temps, l’escroquerie boursière d’autrefois se manifesta avec plus de cynisme. A preuve, la loi sur le chemin de fer d’Avignon, les fluctuations mystérieuses des valeurs d’État dont un moment parla tout Paris, enfin, les spéculations malheureuses de Fould et de Bonaparte sur les élections du 10 mars.
Avec la restauration officielle de l’aristocratie financière, le peuple français ne pouvait manquer de se trouver à la veille d’un nouveau 24 février.
Dans un accès de misanthropie contre son héritière, la Constituante avait supprimé l’impôt sur les boissons pour l’an de grâce 1850. Ce n’est pas avec la suppression d’anciens impôts qu’on pouvait payer de nouvelles dettes. Créton, un crétin du parti de l’ordre, avait proposé le maintien de l’impôt des boissons avant même la prorogation de l’Assemblée législative. Fould reprit cette proposition au nom du ministère bonapartiste et le 20 décembre 1849, jour anniversaire de la proclamation de Bonaparte, l’Assemblée nationale décida la restauration de l’impôt sur les boissons.
Le premier orateur en faveur de cette restauration n’était pas un financier, c’était le chef des jésuites, Montalembert. Sa déduction fut d’une simplicité frappante : l’impôt, c’est la mamelle où s’allaite le gouvernement. Le gouvernement, ce sont les instruments de la répression, ce sont les organes de l’autorité, c’est l’armée, c’est la police, ce sont les fonctionnaires, les juges, les ministres, ce sont les prêtres, l’attaque contre l’impôt, c’est l’attaque des anarchistes contre les sentinelles de l’ordre qui protègent la production matérielle et spirituelle de la société bourgeoise contre les incursions des Vandales prolétariens. L’impôt, c’est la cinquième divinité, à côté de la propriété, de la famille, de l’ordre et de la religion. Or, l’impôt sur les boissons est incontestablement un impôt, et, en outre, ce n’est pas un impôt ordinaire, mais un impôt traditionnel, d’esprit monarchique, respectable. Vive l’impôt sur les boissons ! Three cheers and one cheer more [11] !
Le paysan, lorsqu’il évoque le diable, lui donne les traits du porteur de contrainte. Dès le moment où Montalembert fit de l’impôt un dieu, le paysan devint impie, athée et se jeta dans les bras du diable, du socialisme. La religion de l’ordre s’était moquée de lui, les jésuites s’étaient moqués de lui, Bonaparte s’était moqué de lui. Le 20 décembre 1849 avait irrémédiablement compromis le 20 décembre 1848. Le « neveu de son oncle » n’était pas le premier de sa famille qui fût battu par l’impôt sur les boissons, par cet impôt qui, selon l’expression de Montalembert, « annonce la tourmente révolutionnaire ». Le vrai, le grand Napoléon, déclarait à Sainte-Hélène que le rétablissement de l’impôt sur les boissons avait plus contribué à sa chute que tout le reste en lui aliénant les paysans du midi de la France. Déjà sous Louis XIV, objet de la haine populaire (voir les écrits de Boisguillebert et de Vauban), aboli par la première révolution, il fut rétabli en 1808 par Napoléon sous une forme nouvelle. Quand la Restauration rentra en France, non seulement les Cosaques trottaient devant elle, mais aussi les promesses solennelles de la suppression de l’impôt sur les boissons. Naturellement, la gentilhommerie n’avait pas besoin de tenir parole à la « gent taillable à merci et miséricorde ». 1830 promit la suppression de l’impôt sur les boissons. Ce n’était pas son genre de faire ce qu’il disait et de dire ce qu’il faisait. 1848 promit la suppression de l’impôt sur les boissons comme il promit tout. Enfin, la Constituante, qui ne promit rien, fit, comme nous l’avons dit plus haut, une disposition testamentaire selon laquelle l’impôt sur les boissons devait disparaître le 1er janvier 1850. Et c’est juste dix jours avant le 1er janvier 1850 que la Législative le rétablit; ainsi donc le peuple français lui donnait continuellement la chasse et quand il l’avait fait sortir par la porte il le voyait rentrer par la fenêtre.
La haine populaire contre l’impôt sur les boissons s’explique par le fait qu’il réunit en lui tous les côtés odieux du système fiscal français. Son mode de perception est odieux, son mode de répartition est aristocratique, car, les pourcentages d’impôt étant les mêmes pour les vins les plus ordinaires et pour les plus fins, il augmente donc en proportion géométrique dans la mesure où diminue la fortune des consommateurs, c’est un impôt progressif à rebours. Aussi provoque-t-il directement à l’empoisonnement des classes travailleuses en tant que prime aux vins falsifiés et fabriqués. Il diminue la consommation en élevant des octrois aux portes de toutes les villes de plus de 4000 habitants et en les transformant en autant de pays étrangers prélevant des droits de douane contre le vin français. Or les gros négociants en vin, mais plus encore les petits, les marchands de vins, sont autant d’adversaires déclarés de l’impôt sur les boissons. Et, enfin, en diminuant la consommation, l’impôt sur les boissons enlève à la production son débouché. En même temps qu’il met les ouvriers des villes dans l’impossibilité de payer le vin, il met les viticulteurs dans l’incapacité de le vendre. Or, la France compte une population de 12 millions de vignerons. On comprend dès lors la haine du peuple en général, on comprend notamment le fanatisme des paysans contre l’impôt sur les boissons. En outre, dans sa restauration ceux-ci ne virent pas un événement isolé, plus ou moins accidentel. Les paysans ont une sorte de tradition historique qui se transmet de père en fils, et à cette école de l’histoire on se murmurait à l’oreille que chaque gouvernement, tant qu’il veut tromper les paysans, promet la suppression de l’impôt sur les boissons et que dès qu’il les a trompés, il le maintient ou le rétablit. C’est à l’impôt sur les boissons que le paysan reconnaît le bouquet du gouvernement, sa tendance. Le rétablissement de l’impôt sur les boissons, le 20 décembre, signifiait : Louis Bonaparte est comme les autres; mais il n’était pas comme les autres, il était une invention des paysans, et dans les pétitions qui comptaient des millions de signatures contre l’impôt sur les boissons, ils reprenaient les voix qu’ils avaient accordées un an auparavant au « neveu de son oncle.»
La population campagnarde, qui dépasse les deux tiers de la population française, est composée dans sa plus grande partie de propriétaires fonciers prétendument libres. La première génération, affranchie gratuitement par la Révolution de 1789 des charges féodales, n’avait rien payé pour la terre. Mais les générations suivantes payèrent sous la forme de prix du sol, ce que leurs aïeux demi-serfs avaient payé sous forme de rente, de dîme, de corvées, etc. Plus, d’une part, s’accroissait la population, plus, d’autre part, augmentait le partage des terres – et plus le prix de la parcelle montait, car le chiffre de la demande croissait avec son exiguïté. Mais à mesure qu’augmentait le prix que le paysan payait pour la parcelle, soit qu’il l’achetât directement, soit qu’il se la fit compter comme capital par ses cohéritiers, l’endettement du paysan, c’est-à-dire l’hypothèque augmentait dans la même proportion. Le titre de créance pris sur la terre s’appelle en effet hypothèque, nantissement sur la terre. De même que sur la propriété moyenâgeuse s’accumulent les privilèges, de même, s’accumulent sur la parcelle moderne les hypothèques. D’un autre côté, dans le régime du parcellement, la terre est pour son propriétaire un pur instrument de production. A mesure qu’on morcelle la terre, sa fertilité diminue. L’application de la machine à la terre, la division du travail, les grands travaux d’amélioration du sol comme la pose de canaux, l’assèchement, l’irrigation, etc., deviennent de plus en plus impossibles, en même temps que les faux frais de la culture s’accroissent proportionnellement à la division de l’instrument de production lui-même. Et il en est ainsi, que le propriétaire de la parcelle possède ou non du capital. Mais plus la division augmente, et plus le bien-fonds constitue avec son inventaire extrêmement misérable tout le capital du paysan parcellaire, et moins le capital s’investit dans la terre, et plus le petit paysan manque de terre, d’argent et de connaissances pour utiliser les progrès de l’agronomie, et plus la culture du sol régresse. Enfin, le produit net diminue dans la mesure où s’accroît la consommation brute et où la famille du paysan tout entière est écartée de toute autre occupation par sa propriété sans pour cela que celle-ci soit capable de la faire vivre.
C’est donc dans la mesure où s’accroît la population et avec elle le partage de la terre, que renchérit l’instrument de production, la terre et que diminue sa fertilité, c’est dans la même mesure que périclite l’agriculture et que s’endette le paysan. Et ce qui était l’effet devient à son tour la cause. Chaque génération laisse l’autre plus endettée, chaque nouvelle génération commence dans des conditions plus défavorables et plus dures; l’hypothèque engendre l’hypothèque et quand le paysan ne peut plus offrir sa parcelle, en nantissement de nouvelles dettes, c’est-à-dire la charger de nouvelles hypothèques, il devient directement la proie de l’usure et les intérêts usuraires se font de plus en plus énormes.
Il est donc arrivé que le paysan français, sous forme d’intérêts pour les hypothèques mises sur la terre, sous forme d’intérêts pour des avances non hypothéquées des usuriers, cède au capitaliste non seulement une rente foncière, non seulement le profit industriel, en un mot non seulement tout le bénéfice net, mais même une partie du salaire, de sorte qu’il est tombé au degré du tenancier irlandais; et tout cela sous le prétexte d’être propriétaire privé.
Ce procès fut accéléré en France par les charges fiscales toujours croissantes et par les frais de justice provenant soit directement des formalités mêmes dont la législation française entoure la propriété foncière, soit des conflits innombrables amenés par les parcelles qui partout se touchent et s’enchevêtrent, soit de la fureur processive des paysans dont la jouissance de la propriété se borne à faire prévaloir fanatiquement la propriété imaginaire, le droit de propriété.
D’après un tableau statistique, datant de 1840, le produit brut du sol en France s’élevait à 5 237 178 000 francs. Il faut en déduire 3 552 000 000 de francs pour les frais de culture, y compris la consommation des hommes qui la travaillent. Reste un produit net le 1 685 178 000 francs dont il faut retrancher 550 millions pour les intérêts hypothécaires, 100 millions pour les fonctionnaires de la justice, 350 millions pour les impôts et 107 millions pour les droits d’enregistrement, de timbre et d’hypothèques, etc. Reste la troisième partie du produit net, 538 millions; répartis par tête de la population, cela ne fait même pas 25 francs de produit net. Naturellement, ne sont portés en compte dans ce calcul ni l’usure non hypothécaire, ni les honoraires d’avocats, etc.
On comprendra quelle fut la situation des paysans français quand la République eut ajouté encore de nouvelles charges aux anciennes. On voit que son exploitation ne se distingue que par la forme de l’exploitation du prolétariat industriel. L’exploiteur est le même : le Capital. Les capitalistes pris isolément exploitent les paysans pris isolément par les hypothèques et l’usure. La classe capitaliste exploite la classe paysanne par l’impôt d’État. Le titre de propriété est le talisman au moyen duquel le capital l’a jusqu’ici ensorcelée, le prétexte sous lequel il l’a excitée contre le prolétariat industriel. Seule, la chute du capital peut élever le paysan, seul, un gouvernement anticapitaliste, prolétarien, peut le faire sortir de sa misère économique, de sa dégradation sociale. La République constitutionnelle c’est la dictature de ses exploiteurs coalisés, la République social-démocrate, la République rouge, c’est la dictature de ses alliés. Et la balance monte ou baisse, selon les voix que le paysan jette dans l’urne électorale. C’est à lui-même de décider de son sort. Voilà ce que disaient les socialistes dans des pamphlets, des almanachs, des calendriers, des tracts de toute sorte. Ce langage lui devenait plus compréhensible grâce aux écrits contraires du parti de l’ordre qui, s’adressant à lui de son côté, par son exagération grossière, l’interprétation et la représentation brutales des intentions et des idées des socialistes, atteignait au vrai ton du paysan et excitait sa convoitise du fruit défendu. Mais le langage le plus compréhensible, c’étaient les expériences mêmes que la classe paysanne avait faites de l’exercice du droit de suffrage, et les déceptions qui, dans la précipitation révolutionnaire, coup sur coup s’abattaient sur elle. Les révolutions sont les locomotives de l’histoire.
Le bouleversement graduel se manifesta chez les paysans par différents symptômes. Il se montra déjà aux élections pour l’Assemblée législative, il se montra dans l’état de siège proclamé dans les cinq départements limitrophes de Lyon, il se montra quelques mois après le 13 juin dans l’élection d’un montagnard à la place de l’ancien président de la Chambre introuvable [12] par le département de la Gironde, il se montra le 20 décembre 1849 dans l’élection d’un député rouge à la place d’un légitimiste décédé dans le département du Gard, cette terre promise des légitimistes, théâtre des forfaits les plus effroyables contre les républicains en 1794 et 1795, centre de la terreur blanche en 1815 où libéraux et protestants furent ouvertement assassinés. C’est après le rétablissement de l’impôt sur les boissons que ce révolutionnement de la classe la plus stationnaire se manifesta de la façon la plus visible. Les mesures gouvernementales et les lois de janvier et de février 1850 sont presque exclusivement dirigées contre les départements et les paysans. C’est la preuve la plus frappante de leurs progrès.
La circulaire d’Hautpoul faisant du gendarme l’inquisiteur du préfet, du sous-préfet et avant tout du maire, qui organisait l’espionnage jusque dans les recoins de la commune rurale la plus éloignée, la loi contre les instituteurs [13] qui les soumettait, eux, les capacités, les porte-parole, les éducateurs et les interprètes de la classe paysanne, à l’arbitraire du préfet qui les pourchassait comme du gibier, eux, les prolétaires de la classe des gens instruits, d’une commune dans l’autre; la proposition de loi contre les maires qui suspendait au-dessus de leurs têtes l’épée de Damoclès de la Révolution et qui les opposait à chaque instant, eux, les présidents des communes rurales, au président de la République et au parti de l’ordre; l’ordonnance [14] qui transformait les 17 divisions militaires de la France en quatre pachaliks et qui octroyait aux Français la caserne et le bivouac pour salon national : la loi sur l’enseignement [15] par laquelle le parti de l’ordre proclamait que l’inconscience et l’abrutissement de la France par la force sont la condition de son existence sous le régime du suffrage universel, qu’étaient-ce que toutes ces lois et mesures ? Autant de tentatives désespérées de gagner à nouveau au parti de l’ordre les départements et les paysans des départements.
Considérés comme moyens de répression, ils étaient pitoyables et allaient à l’encontre de leur propre but. Les grandes mesures comme le maintien de l’impôt sur les boissons, l’impôt des 45 centimes, le rejet dédaigneux des pétitions des paysans demandant le remboursement des milliards, etc., toutes ces foudres législatives frappaient la classe paysanne une seule fois seulement en grand, le coup venant du centre; les lois et mesures mentionnées firent de l’attaque et de la résistance la conversation journalière générale de chaque chaumière, inoculant la révolution dans chaque village, la localisant et en faisant la révolution paysanne.
D’autre part ces propositions de Bonaparte, leur adoption par l’Assemblée nationale, ne prouvent-elles pas l’union des deux pouvoirs de la République constitutionnelle, du moins quand il s’agit de la répression de l’anarchie, c’est-à-dire de toutes les classes qui s’insurgent contre la dictature bourgeoise ? Soulouque n’avait-il pas, immédiatement après son brusque message, assuré la Législative de son dévouement à l’ordre par le message de Carlier, qui suivit immédiatement, de cette caricature obscène, grossière de Fouché [16], comme Louis Bonaparte lui-même était la plate caricature de Napoléon ?
La loi sur l’enseignement nous montre l’alliance des jeunes catholiques et des vieux voltairiens. La domination des bourgeois unis pouvait-elle être autre chose que le despotisme coalisé de la Restauration amie des jésuites et de la monarchie de Juillet jouant à l’esprit fort. Les armes qu’une des fractions bourgeoises avait distribuées parmi le peuple contre l’autre dans leurs luttes réciproques pour la suprématie, ne fallait-il pas les reprendre au peuple depuis qu’il se dressait face à leur dictature conjuguée ? Rien, pas même le rejet des concordats à l’amiable n’a plus indigné la boutique parisienne que ce coquet étalage de jésuitisme.
Cependant, les collisions continuaient aussi bien entre les différentes fractions du parti de l’ordre qu’entre l’Assemblée nationale et Bonaparte. Il ne plut guère à l’Assemblée nationale que Bonaparte, immédiatement après son coup d’État, après la formation de son propre ministère bonapartiste, mandât devant lui les invalides de la monarchie maintenant nommés préfets, et fît de leur agitation anticonstitutionnelle en faveur de sa réélection à la présidence la condition de leur maintien dans leur fonction, que Carlier célébrât son inauguration par la suppression d’un club légitimiste, que Bonaparte fondât son propre journal, Le Napoléon, qui révélait au public, les convoitises secrètes du président, alors que ses ministres étaient obligés de les désavouer à la tribune de la Législative; il ne lui plut guère, ce maintien insolent du ministère en dépit de plusieurs votes de défiance, guère non plus la tentative de capter la faveur des sous-officiers par une haute paie journalière de quatre sous et la faveur du prolétariat par un plagiat des Mystères, d’Eugène Sue, par une banque de prêts d’honneur [17] ; guère enfin l’impudence avec laquelle on faisait proposer par les ministres la déportation en Algérie des derniers insurgés de Juin restants pour rejeter l’impopularité en gros sur les représentants législatifs, alors que le président se réservait pour lui-même la popularité en détail au moyen de quelques actes de grâce. Thiers laissa tomber des paroles menaçantes de coups d’État et de coups de tête, et la Législative se vengea de Bonaparte en rejetant toute proposition de loi qu’il déposait pour lui-même, en soumettant à une enquête bruyante et pleine de méfiance chacune de celles qu’il faisait dans l’intérêt général pour voir si, en augmentant le pouvoir exécutif, il ne visait pas le profit de son pouvoir personnel. En un mot, elle se vengeait par la conspiration du mépris. Le parti des légitimistes, de son côté, voyait avec mécontentement les orléanistes, plus capables, s’emparer de nouveau de presque tous les postes et la centralisation croître, alors qu’il cherchait par principe son salut dans la décentralisation. Et c’était la vérité. La contre-révolution centralisait à tour de bras, c’est-à-dire qu’elle préparait le mécanisme de la révolution. Par le cours forcé des billets de banque, elle centralisait même l’or et l’argent de la France dans la Banque de Paris, créant ainsi le trésor de guerre tout prêt de la révolution.
Les orléanistes, enfin, constataient avec dépit qu’on opposait le principe de la légitimité à leur principe du bâtard et se voyaient négligés et maltraités à chaque instant en tant que mésalliance bourgeoise du noble époux.
Nous avons vu peu à peu les paysans, les petits bourgeois, les couches moyennes en général passer aux côtés du prolétariat, poussés à l’opposition ouverte contre la République officielle, traités en adversaires par celle-ci. Révolte contre la dictature bourgeoise, besoin d’une modification de la société, maintien des institutions démocratiques-républicaines comme étant ses organes moteurs, groupement autour du prolétariat en tant que force révolutionnaire décisive – telles sont les caractéristiques communes de ce qu’on a appelé le parti de la social-démocratie, le parti de la République rouge. Ce parti de l’anarchie, comme le baptisent ses adversaires, n’est pas moins que le parti de l’ordre, une coalition d’intérêts différents. De la plus petite réforme de l’ancien désordre social jusqu’à la subversion de l’ancien ordre social, du libéralisme bourgeois jusqu’au terrorisme révolutionnaire, tels sont les lointains extrêmes qui constituent le point de départ et le point terminal du parti de l’ « anarchie ».
La suppression des droits protecteurs – c’est du socialisme ! car elle s’attaque au monopole de la fraction industrielle du parti de l’ordre. La régularisation du budget de l’État, c’est du socialisme ! car elle s’attaque au monopole de la fraction financière du parti de l’ordre. L’entrée libre de la viande et des céréales étrangères, c’est du socialisme ! car elle s’attaque au monopole de la troisième fraction du parti de l’ordre, de la grande propriété foncière. Les revendications du parti libre-échangiste, c’est-à-dire du parti bourgeois anglais le plus avancé, apparaissaient en France, comme autant de revendications socialistes. Le voltairianisme, c’est du socialisme ! car il s’attaque à une quatrième fraction du parti de l’ordre, la fraction catholique. Liberté de la presse, droit d’association, instruction générale du peuple, c’est du socialisme, du socialisme ! Ils s’attaquent au monopole du parti de l’ordre dans son ensemble.
La marche de la révolution avait mûri si rapidement la situation que les amis des réformes de toutes nuances, que les exigences les plus modestes des classes moyennes étaient contraints de se grouper autour du drapeau du parti subversif le plus extrême, autour du drapeau rouge.
Aussi varié que fût d’ailleurs le socialisme des diverses grandes fractions du parti de l’anarchie, suivant les conditions économiques et tous les besoins révolutionnaires de leur classe ou de leur fraction de classe qui en découlaient, il était d’accord sur un point – proclamer qu’il est le moyen d’émancipation du prolétariat et que l’émancipation de celui-ci est son but. Tromperie voulue chez les uns, illusion chez les autres, qui proclament le monde transformé selon leurs besoins comme le meilleur des mondes pour tous, comme la réalisation de toutes les exigences révolutionnaires, et la suppression de toutes les collisions révolutionnaires.
Sous les phrases socialistes générales assez semblables du parti de l’anarchie se cache le socialisme du National, de la Presse et du Siècle qui veut, de façon plus ou moins conséquente, renverser la domination de l’aristocratie financière et délivrer l’industrie et le commerce de leurs chaînes antérieures. C’est le socialisme de l’industrie, du commerce et de l’agriculture dont les régents dans le parti de l’ordre renient ses intérêts dans la mesure où ils ne concordent plus avec leurs monopoles privés. De ce socialisme bourgeois qui, naturellement, comme chacune des variétés de socialisme, rallie une partie des ouvriers et des petits bourgeois, se distingue le socialisme petit-bourgeois proprement dit, le socialisme par excellence. Le capital pourchasse cette classe principalement en tant que créancier, elle demande des institutions de crédit; il l’écrase par la concurrence et elle demande des associations subventionnées par l’État; il l’accable par la concentration et elle demande des impôts progressifs, des restrictions à l’héritage, l’entreprise par l’État de grands travaux et d’autres mesures qui entravent de vive force la croissance du capital. Comme elle rêve d’une réalisation pacifique de son socialisme – sauf peut-être une seconde révolution de Février de quelques jours – le procès historique prochain lui paraît naturellement comme l’application de systèmes que les penseurs sociaux conçoivent ou ont conçu, soit en compagnie, soit en inventeurs isolés. Les petits bourgeois deviennent ainsi les éclectiques ou les adeptes des systèmes socialistes existants, du socialisme doctrinaire qui n’a été l’expression théorique du prolétariat qu’aussi longtemps que celui-ci ne s’était pas développé encore suffisamment jusqu’à devenir un mouvement historique libre indépendant.
Ainsi donc, pendant que l’utopie, le socialisme doctrinaire qui subordonne l’ensemble du mouvement à un de ses moments, qui met à la place de la production commune, sociale, l’activité cérébrale du pédant individuel et dont la fantaisie supprime la lutte révolutionnaire des classes avec ses nécessités au moyen de petits artifices ou de grosses sentimentalités, pendant que ce socialisme doctrinaire qui se borne au fond à idéaliser la société actuelle, à en reproduire une image sans aucune ombre et qui veut faire triompher son idéal contre la réalité sociale, alors que le prolétariat laisse ce socialisme à la petite bourgeoisie, alors que la lutte des différents systèmes entre eux fait ressortir chacun des prétendus systèmes comme le maintien prétentieux d’un des points de transition du bouleversement social contre l’autre point, le prolétariat se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui. Ce socialisme est la déclaration permanente de la révolution, la dictature de classe du prolétariat, comme point de transition nécessaire pour arriver à la suppression des différences de classes en général, à la suppression de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, à la suppression de toutes les relations sociales qui correspondent à ces rapports de production, au bouleversement de toutes les idées qui émanent de ces relations sociales.
L’espace réservé à cet exposé ne permet pas de développer davantage ce sujet.
Nous avons vu que si dans le parti de l’ordre, ce fut l’aristocratie financière qui prit nécessairement la tête, dans le parti de l’ « anarchie », ce fut le prolétariat. Alors que les diverses classes unies en une ligue révolutionnaire se groupaient autour du prolétariat, alors que les départements devenaient de moins en moins sûrs et que l’Assemblée législative elle-même s’irritait de plus en plus contre les prétentions du Soulouque français, les élections complémentaires, longtemps ajournées et retardées pour remplacer les Montagnards, proscrits du 13 juin, approchaient.
Méprisé par ses ennemis, maltraité et journellement humilié par ses prétendus amis, le gouvernement ne voyait qu’un moyen de sortir de sa situation répugnante et insupportable : l’émeute. Une émeute à Paris aurait permis de proclamer l’état de siège dans la capitale et dans les départements et d’être ainsi maître des élections. D’autre part, les amis de l’ordre, face à un gouvernement ayant remporté la victoire sur l’anarchie, étaient contraints à des concessions s’ils ne voulaient pas eux-mêmes apparaître comme des anarchistes.
Le gouvernement se mit à l’œuvre. Au commencement de février 1850, on provoqua le peuple en abattant les arbres de la liberté [18]. Ce fut en vain. Une fois que les arbres de la liberté eurent perdu leur place, ce fut le gouvernement lui-même qui perdit la tête et qui recula, effrayé devant sa propre provocation. Mais l’Assemblée nationale accueillit cette maladroite tentative d’émancipation de Bonaparte avec une méfiance glaciale. L’enlèvement des couronnes d’immortelles de la colonne de Juillet n’eut pas plus de succès [19]. Elle fournit à une partie de l’armée l’occasion de manifestations révolutionnaires et à l’Assemblée nationale le prétexte d’un vote de défiance plus ou moins déguisé contre le ministère. Ce fut vainement que la presse du gouvernement menaça de la suppression du suffrage universel, de l’invasion des cosaques. Vainement, d’Hautpoul invita-t-il en pleine Législative la gauche à descendre dans la rue en déclarant que le gouvernement était prêt à la recevoir. D’Hautpoul n’obtint rien d’autre qu’un rappel à l’ordre du président, et le parti de l’ordre laissa avec une secrète joie maligne, un député de la gauche persifler les convoitises usurpatrices de Bonaparte. Vainement, enfin, prophétisa-t-on une révolution pour le 24 février. Le gouvernement fit en sorte que le 24 février fût ignoré du peuple.
Le prolétariat ne se laissait provoquer à aucune émeute parce qu’il était sur le point de faire une révolution.
Sans se laisser arrêter par les provocations du gouvernement qui ne faisaient qu’augmenter l’irritation générale contre l’état de choses existant, le comité électoral entièrement sous l’influence des ouvriers présenta trois candidats pour Paris : Deflotte, Vidal et Carnot. Deflotte était un déporté de Juin, amnistié dans un des accès de popularité de Bonaparte, c’était un ami de Blanqui et il avait participé à l’attentat du 15 mai; Vidal, connu comme écrivain communiste par son livre De la Répartition des richesses, ancien secrétaire de Louis Blanc à la Commission du Luxembourg; Carnot, fils du conventionnel qui avait organisé la victoire, le moins compromis des membres du parti du National, ministre de l’Enseignement dans le Gouvernement provisoire et dans la Commission exécutive et dont le projet de loi démocratique sur l’enseignement populaire était une protestation vivante contre la loi sur l’enseignement due aux jésuites. Ces trois candidats représentaient les trois classes alliées : en tête l’insurgé de Juin, le représentant du prolétariat révolutionnaire; à côté de lui le socialiste doctrinaire, le représentant de la petite bourgeoisie socialiste; le troisième, enfin, le représentant du parti républicain bourgeois dont les formules démocratiques, face au parti de l’ordre, acquéraient un sens socialiste et avaient perdu depuis longtemps leur sens propre. C’était comme en Février, une coalition générale contre la bourgeoisie et le gouvernement. Mais, cette fois, le prolétariat était à la tête de la ligue révolutionnaire.
En dépit de tous les efforts, les candidats socialistes triomphèrent. L’armée elle-même vota pour l’insurgé de Juin contre son propre ministre de la Guerre, Lahitte. Le parti de l’ordre fut comme frappé de la foudre. Les élections départementales ne le consolèrent pas, leur résultat fut une majorité de montagnards.
L’élection du 10 mars 1850 [20]. C’était la rétractation de juin 1848 : les massacreurs et les déporteurs des insurgés de Juin rentrèrent à l’Assemblée nationale, mais l’échine basse, à la suite des déportés et leurs principes au bout des lèvres. C’était la rétractation du 13 juin 1849 : la Montagne proscrite par l’Assemblée nationale rentrait à l’Assemblée nationale, mais comme la trompette avancée de la révolution et non plus comme son chef. C’était la rétractation du 10 décembre : Napoléon avait essuyé un échec avec soin ministre Lahitte. L’histoire parlementaire de la France ne connaît qu’un cas analogue; l’échec de Haussy, ministre de Charles X en 1830. L’élection du 10 mars 1850 était enfin la cassation de celle du 13 mai qui avait donné la majorité au parti de l’ordre. L’élection du 10 mars protestait contre la majorité du 13 mai. Le 10 mars était une révolution. Derrière les bulletins de vote il y a les pavés.
« Le vote du 10 mars, c’est la guerre », s’écria Ségur d’Aguesseau, un des membres les plus avancés du parti de l’ordre.
Avec le 10 mars 1850 la République constitutionnelle entre dans une nouvelle phase, dans la phase de sa dissolution. Les différentes fractions de la majorité sont de nouveau unies entre elles et à Bonaparte. Elles sont de nouveau les chevaliers de l’ordre et il est de nouveau leur homme neutre. Lorsqu’elles se rappellent qu’elles sont royalistes, c’est uniquement parce qu’elles désespèrent de la possibilité de la République bourgeoise, lorsqu’il se souvient qu’il est président, c’est uniquement parce qu’il désespère de le rester.
A l’élection de Deflotte, l’insurgé de Juin, Bonaparte riposte sur l’indication du parti de l’ordre par la nomination de Baroche comme ministre de l’Intérieur, de Baroche l’accusateur de Blanqui et de Barbès, de Ledru-Rollin et de Guinard. A l’élection de Carnot, la Législative riposte par le vote de la loi sur l’enseignement, à l’élection de Vidal par l’étouffement de la presse socialiste. Par les coups de trompette de sa presse, le parti de l’ordre cherche à dissiper sa propre peur. « Le glaive est sacré », s’écrie un de ses organes. « Il faut que les défenseurs de l’ordre prennent l’offensive contre le parti rouge », dit un autre. « Entre le socialisme et la société, c’est un duel à mort, une guerre impitoyable, sans répit; dans ce duel désespéré, il faut que l’un ou l’autre disparaisse, si la société n’anéantit pas le socialisme, c’est le socialisme qui anéantira la société », chante un troisième coq de l’ordre. Élevez les barricades de l’ordre, les barricades de la religion, les barricades de la famille ! Il faut en finir avec les 127 000 électeurs de Paris ! Une nuit de Saint-Barthélemy [21] des socialistes ! Et le parti de l’ordre croit un instant à la certitude de sa propre victoire. C’est contre les « boutiquiers de Paris » que ses organes se démènent de la façon la plus fanatique. L’insurgé de Juin, représentant élu par les boutiquiers de Paris ! Cela veut dire qu’un second juin 1848 est impossible, cela veut dire qu’un second 13 juin 1849 est impossible, cela veut dire que l’influence morale du capital est brisée, cela veut dire que l’Assemblée bourgeoise ne représente plus que la bourgeoisie, cela veut dire que la grande propriété est perdue, puisque son vassal, la petite propriété, cherche son salut dans le camp des non-possédants.
Le parti de l’ordre revient naturellement à son inévitable lieu commun. « Davantage de répression », s’écrie-t-il, « répression décuplée ! », mais sa force de répression est dix fois plus faible tandis que la résistance a centuplé. L’instrument principal de la répression même, l’armée, ne faut-il pas la réprimer ? Et le parti de l’ordre prononce son dernier mot : « Il faut rompre le cercle de fer d’une légalité étouffante. La République constitutionnelle est impossible. Il nous faut lutter avec nos vraies armes, depuis février 1848, nous avons combattu la Révolution avec ses armes et sur son terrain nous avons accepté ses institutions, la Constitution est une forteresse qui ne protège que les assaillants, non les assiégés ! En nous dissimulant dans le ventre du cheval de Troie, dans Ilion la sainte, nous n’avons pas, imitant nos ancêtres, les Grecs, conquis la ville ennemie, nous nous sommes faits, au contraire, nous-mêmes prisonniers. »
Mais le fondement de la Constitution est le suffrage universel. La suppression du suffrage universel, ce sera le dernier mot du parti de l’ordre de la dictature bourgeoise.
Le suffrage universel leur donna raison le 24 mai 1848, le 20 décembre 1848, le 13 mai 1849, le 8 juillet 1849. Le suffrage universel s’est fait tort à lui-même le 10 mars 1850. La domination bourgeoise en tant qu’émanation et résultat du suffrage universel, en tant qu’expression de la volonté du peuple souverain, voilà le sens de la Constitution bourgeoise. Mais à partir du moment où le contenu de ce droit de suffrage, de cette volonté souveraine n’est plus la domination bourgeoise, la Constitution a-t-elle encore un sens ? N’est-ce pas le devoir de la bourgeoisie de réglementer le droit de vote de telle façon qu’il veuille le raisonnable, sa domination ? Le suffrage universel en supprimant constamment à nouveau le pouvoir public existant et en le faisant émaner à nouveau de son sein, ne supprime-t-il pas toute stabilité, ne met-il pas à chaque instant en question tous les pouvoirs établis, n’anéantit-il pas l’autorité, ne menace-t-il pas de faire de l’anarchie même l’autorité ? Après le 10 mars 1850, qui pouvait encore en douter ?
En rejetant le suffrage universel dont elle s’était jusqu’alors drapée, et dans lequel elle puisait sa toute-puissance, la bourgeoisie avoue sans détours : « Notre victoire s’est maintenue jusqu’ici par la volonté du peuple, il faut l’affermir maintenant contre la volonté du peuple. » Et, d’une façon conséquente, elle cherche ses appuis non plus en France, mais au dehors, à l’étranger, dans l’invasion.
Avec l’invasion, elle soulève, second Coblence ayant établi son siège en France même, toutes les passions nationales contre elle. Avec son attaque contre le suffrage universel, elle fournit à la nouvelle révolution un prétexte général, et la révolution a besoin d’un prétexte de ce genre. Tout prétexte particulier séparerait les fractions de la ligue révolutionnaire et ferait ressortir leurs différences. Le prétexte général étourdit les classes semi-révolutionnaires, il leur permet de s’illusionner elles-mêmes sur le caractère déterminé de la révolution à venir, sur les conséquences de leur propre action. Toute révolution a besoin d’une question de banquets. Le suffrage universel, c’est la question de banquets de la nouvelle révolution.
Mais les fractions bourgeoises coalisées sont déjà condamnées en se réfugiant, de la seule forme possible de leur pouvoir commun, la forme la plus puissante et la plus achevée de leur domination de classe, la République constitutionnelle, vers la forme inférieure incomplète et plus faible de la monarchie. Elles ressemblent à ce vieillard qui, pour reconquérir ses forces juvéniles, reprenait ses beaux habits d’enfant et cherchait, avec bien du mal, à en recouvrir ses membres flétris. Leur République n’avait qu’un mérite, celui d’être la serre chaude de la révolution.
Le 10 mars 1850 porte la suscription : « Après moi le déluge . »
[1] Jour de la proclamation de Bonaparte président de la République. ↑
[2] Il s’agit, en réalité, de l’article 54. ↑
[3] La Démocratie pacifique, organe des fouriéristes, publié par Considérant. ↑
[4] Haynau : Général autrichien célèbre par sa répression sanglante de la révolution en Italie (1848) et en Hongrie (1849). Au cours d’un voyage à travers l’Angleterre, les ouvriers d’une entreprise de Londres s’emparèrent de lui et le rouèrent de coups. ↑
[5] Ems était le lieu de séjour du prétendant au trône de France de la dynastie des Bourbons, le comte de Chambord (que ses partisans appelèrent Henri V). Son rival de la dynastie d’Orléans (Louis-Philippe), qui s’enfuit après la révolution de Février en Angleterre, vivait à Claremont, dans le voisinage de Londres. Ems et Claremont étaient donc les centres d’intrigues monarchistes. ↑
[6] Combien différente de ce qu’elle était ! ↑
[7] Ou César, ou Clichy (Clichy était la prison pour dettes). ↑
[8] De son propre mouvement. ↑
[9] Démosthène (383-322 avant notre ère) : Brillant orateur populaire et homme politique d’Athènes, représentant du camp démocratique modéré. ↑
[10] Le 8 juin 1849 commença devant la Cour des pairs de Paris le procès contre Parmentier et le général Cubières pour corruption de fonctionnaires dans le but d’obtenir une concession de mines de sel, ainsi que contre le ministre d’alors des Travaux publics, Teste, pour concussion. Ce dernier essaya pendant le procès de se suicider. Tous furent condamnés à de lourdes amendes, Teste, en outre, à trois ans de prison. (Note de F. Engels.) ↑
[11] Trois bravos et un bravo encore. ↑
[12] C’est ainsi qu’on appelle dans l’histoire la Chambre des députés fanatiquement ultra-royaliste, réactionnaire, élue en 1815, immédiatement après la seconde chute de Napoléon. ↑
[13] Entrée en vigueur le 13 décembre 1849. Sur la base de cette loi, les instituteurs pouvaient être révoqués arbitrairement par les préfets et soumis à des peines disciplinaires. ↑
[14] Le 15 février, une ordonnance était publiée concernant l’organisation du commandement militaire. Les districts étaient divisés en gouvernements généraux que Marx a comparés aux pachaliks turcs, parce qu’ils se distinguaient par la domination absolue des autorités militaires. ↑
[15] La loi sur l’enseignement, bien connue sous le nom de « loi Falloux », adoptée par l’Assemblée nationale le 15 mars 1850, livrait entièrement l’instruction populaire au clergé. ↑
[16] Fouché Joseph (1759-1820) : Homme politique de la grande Révolution française et de l’Empire. Ancien jacobin, participa au coup d’État contre-révolutionnaire du 9 thermidor et à celui du 18 brumaire. Ministre de la Police (avec de petites interruptions) depuis 1799 jusqu’en 1815, il servit la République. Napoléon, les Bourbons, de nouveau Napoléon et pour la deuxième fois Louis XVIII. Indispensable à tous, prêt à trahir chacun, Fouché fut un des intrigants et arrivistes les plus doués que connaisse l’histoire. ↑
[17] La banque des pauvres, proposée par Eugène Sue dans ses Mystères de Paris, a été caractérisée par Marx et Engels dans la Sainte Famille: « A la prendre raisonnablement, l’idée de cette banque des pauvres se ramène à ceci : tant que l’ouvrier a de l’occupation, on lui retient sur son salaire la somme dont il aura besoin pour vivre durant les jours de chômage. Que je lui avance, au moment du chômage, une certaine somme d’argent avec charge pour lui de me la rembourser durant la période de travail, ou que, durant la période de travail, il me remette une certaine somme d’argent avec charge pour moi de la lui restituer aux moments de chômage, cela revient au même. Il me rend toujours, pendant qu’il travaille, ce que je lui donne pendant qu’il chôme. » ↑
[18] Le 5 février 1850, le préfet de police Carlier, bonapartiste, ordonna d’arracher tous les « arbres de la liberté ». La coutume de planter des « arbres de la liberté » remonte à l’époque de la Révolution française, et on la fit renaître pendant la révolution de juillet 1830 et la révolution de février 1848. ↑
[19] Le 24 février, anniversaire de la Révolution, le peuple avait orné le piédestal et les grilles de la colonne de Juillet et les tombeaux des morts pour la liberté avec des fleurs et des couronnes. Dans la nuit, la police enleva cette décoration, ce qui provoqua dans le peuple une tempête d’indignation. ↑
[20] Le 10 mars 1850 eurent lieu des élections complémentaires à l’Assemblée législative. De nouveaux députés furent élus en remplacement de ceux qui avaient été jetés en prison ou bannis après l’intervention de la Montagne, le 13 juin 1849. ↑
[21] La nuit de la Saint-Barthélemy (du 23 ou 24 août 1572) est un des épisodes les plus sanglants des guerres de religion en France. Sur l’ordre du roi, les huguenots furent massacrés par les catholiques. ↑