L’or et l’argent sont les premières marchandises dont la valeur soit arrivée à sa constitution.
Donc, l’or et l’argent sont les premières applications de la “ valeur constituée ”… par M. Proudhon. Et comme M. Proudhon constitue les valeurs des produits en les déterminant par la quantité comparative de travail y fixé, la seule chose qu’il avait à faire, c’était de prouver que les variations survenues dans la valeur de l’or et de l’argent s’expliquent toujours par les variations du temps de travail qu’il faut pour les produire. M. Proudhon n’y songe pas [1]. Il ne parle pas de l’or et de l’argent comme marchandise, il en parle comme monnaie.
Toute sa logique, si logique il y a, consiste à escamoter la qualité qu’ont l’or et l’argent de servir de monnaie, au bénéfice de toutes les marchandises qui ont la qualité d’être évaluées par le temps du travail. Décidément il y a plus de naïveté que de malice dans cet escamotage.
Un produit utile, étant évalué par le temps de travail nécessaire à le produire, est toujours acceptable en échange. Témoin, s’écrie M. Proudhon, l’or et l’argent, qui se trouvent dans mes conditions voulues d’ “ échangeabilité ”. Donc l’or et l’argent – c’est la valeur arrivée à l’état de constitution, C’est l’incorporation de l’idée de M. Proudhon. Il est on ne peut plus heureux dans le choix de son exemple. L’or et l’argent, outre la qualité qu’ils ont d’être une marchandise, évaluée comme toute autre marchandise par le temps du travail, ont encore celle d’être agent universel d’échange, d’être monnaie. En prenant maintenant l’or et l’argent comme une application de la “ valeur constituée ” par le temps du travail, rien de plus facile que de prouver que toute marchandise dont la valeur sera constituée par le temps du travail sera toujours échangeable, sera monnaie.
Une question toute simple se présente à l’esprit de M. Proudhon. L’or et l’argent, pourquoi ont-ils le privilège d’être le type de la “ valeur constituée ” ?
La fonction particulière que l’usage a dévolue aux métaux précieux de servir d’agent au commerce est purement conventionnelle, et toute autre marchandise pourrait, moins commodément peut-être, mais d’une manière aussi authentique, remplir ce rôle : les économistes le reconnaissent et l’on en cite plus d’un exemple. Quelle est donc la raison de cette préférence généralement accordée aux métaux, pour servir de monnaie, et comment s’explique cette spécialité des fonctions, sans analogue dans l’économie politique, de l’argent ?… Or, est-il possible de rétablir la série d’où la monnaie semble avoir été détachée, et par conséquent de ramener celle-ci à son véritable principe ?
Déjà, en posant la question en ces termes, M. Proudhon a supposé la monnaie. La première question qu’il aurait dû se poser, c’est de savoir pourquoi, dans les échanges tels qu’ils sont constitués actuellement, on a dû individualiser pour ainsi dire la valeur échangeable en créant un agent spécial d’échange. La monnaie, ce n’est pas une chose, c’est un rapport social. Pourquoi le rapport de la monnaie est-il un rapport de la production, comme tout autre rapport économique, tel que la division du travail, etc. ? Si M. Proudhon s’était bien rendu compte de ce rapport, il n’aurait pas vu dans la monnaie une exception, un membre détaché d’une série inconnue ou à retrouver.
Il aurait reconnu, au contraire, que ce rapport est un anneau, et, comme tel, intimement lié à tout l’enchaînement des autres rapports économiques, et que ce rapport correspond à un mode de production déterminé, ni plus ni moins que l’échange individuel. Que fait-il, lui ? Il commence par détacher la monnaie de l’ensemble du mode de production actuel, pour en faire plus tard le premier membre d’une série imaginaire, d’une série à retrouver.
Une fois qu’on a reconnu la nécessité d’un agent particulier d’échange, c’est-à-dire la nécessité de la monnaie, alors il ne s’agit plus que d’expliquer pourquoi cette fonction particulière est dévolue à l’or et à l’argent plutôt qu’à toute autre marchandise. C’est là une question secondaire qui ne s’explique plus par l’enchaînement des rapports de production, mais par les qualités spécifiques inhérentes à l’or et l’argent comme matière. Si, d’après tout cela, les économistes dans cette occasion
se sont jetés hors du domaine de la science, s’ils ont fait de la physique, de la mécanique, de l’histoire, etc.
comme le leur reproche M. Proudhon, ils n’ont fait que ce qu’ils devaient faire. La question n’est plus du domaine de l’économie politique.
Ce qu’aucun des économistes, dit M. Proudhon, n’a ni vu ni compris, c’est la raison économique qui a déterminé, en faveur des métaux précieux, la faveur dont ils jouissent.
La raison économique que nul, et pour cause, n’a ni vue ni comprise, M. Proudhon l’a vue, comprise et léguée à la postérité.
Or ce que nul n’a remarqué, c’est que de toutes les marchandises, l’or et l’argent sont les premières dont la valeur soit arrivée à la constitution. Dans la période patriarcale, l’or et l’argent se marchandent encore et s’échangent en lingots, mais déjà avec une tendance visible à la domination et avec une préférence marquée. Peu à peu les souverains s’en emparent et y apposent leur sceau : et de cette consécration souveraine naît la monnaie, c’est-à-dire la marchandise par excellence, celle qui, nonobstant toutes les secousses du commerce, conserve une valeur proportionnelle déterminée et se fait accepter en tout paiement… Le trait distinctif de l’or et de l’argent vient, je le répète, de ce que, grâce à leurs propriétés métalliques, aux difficultés de leur production, et surtout à l’intervention de l’autorité publique, ils ont de bonne heure conquis, comme marchandise, la fixité et l’authenticité.
Dire que, de toutes les marchandises, l’or et l’argent sont les premières dont la valeur soit arrivée à la constitution, c’est-à-dire après tout ce qui précède, que l’or et l’argent sont les premières arrivées à l’état de monnaie, voilà la grande révélation de M. Proudhon, voilà la vérité que nul n’avait découverte avant lui.
Si, par ces mots, M. Proudhon a voulu dire que l’or et l’argent sont des marchandises pour la production desquelles le temps a été connu plus tôt que pour toutes les autres, ce serait encore une des suppositions dont il est si prompt à gratifier ses lecteurs. Si nous voulions nous en tenir à cette érudition patriarcale, nous dirions à M. Proudhon que le temps nécessaire pour produire les objets de première nécessité, tels que le fer, etc., a été connu en premier lieu. Nous lui ferons grâce de l’arc classique d’Adam Smith.
Mais, après tout cela, comment M. Proudhon peut-il encore parler de la constitution d’une valeur, puisqu’une valeur n’est jamais constituée toute seule ? Elle est constituée, non par le temps qu’il faut pour la produire toute seule, mais par rapport à la quotité de tous les autres produits qui peuvent être créés dans le même temps. Ainsi la constitution de la valeur de l’or et de l’argent suppose la constitution déjà toute donnée d’une foule d’autres produits.
Ce n’est donc pas la marchandise qui est arrivée, dans l’or et l’argent, à l’état de “ valeur constituée ”, c’est la “ valeur constituée ” de M. Proudhon qui est arrivée, dans l’or et l’argent à l’état de monnaie.
Examinons maintenant de plus près ces raisons économiques, qui d’après M. Proudhon ont valu à l’or et à l’argent l’avantage d’être érigés en monnaie plus tôt que tous les autres produits, en passant par l’état constitutif de la valeur.
Ces raisons économiques sont : la “ tendance visible à la domination ”, la “ préférence marquée ” déjà dans la “ période patriarcale ”, et autres circonlocutions du fait même, qui augmentent la difficulté, puisqu’elles multiplient le fait, en multipliant les incidents que M. Proudhon fait survenir pour expliquer le fait. M. Proudhon n’a pas encore épuisé toutes les raisons prétendues économiques. En voici une d’une force souveraine, irrésistible :
C’est de la consécration souveraine que naît la monnaie : les souverains s’emparent de l’or et de l’argent et y apposent leur sceau.
Ainsi le bon plaisir des souverains est, pour M. Proudhon, la raison suprême en économie politique !
Vraiment, il faut être dépourvu de toute connaissance historique pour ignorer que ce sont les souverains qui, de tout temps, ont subi les conditions économiques, mais que ce ne sont jamais eux qui leur ont fait la loi. La législation tant politique que civile ne fait que prononcer, verbaliser le pouvoir des rapports économiques.
Le souverain s’est-il emparé de l’or et de l’argent, pour en faire les agents universels d’échange, en y imprimant son sceau, ou ces agents universels d’échange ne se sont-ils pas plutôt emparés du souverain en le forçant à leur imprimer son sceau et à leur donner une consécration politique ?
L’empreinte qu’on a donnée et qu’on donne à l’argent ce n’est pas celle de sa valeur, c’est celle de son poids. La fixité et l’authenticité dont parle M. Proudhon ne s’appliquent qu’au titre de la monnaie, et ce titre indique combien il y a de matière métallique dans un morceau d’argent monnayé.
La seule valeur intrinsèque d’un marc d’argent, dit Voltaire avec le bon sens qu’on lui connaît, est un marc d’argent, une demi-livre du poids de 8 onces. Le poids et le titre font seuls cette valeur intrinsèque [2].
Mais la question : combien vaut une once d’or et d’argent ? n’en subsiste pas moins. Si un cachemire du magasin du Grand Colbert portait la marque de fabrique : pure laine, cette marque de fabrique ne vous dirait pas encore la valeur du cachemire. Il resterait toujours à savoir combien vaut la laine.
Philippe I°, roi de France, dit M. Proudhon, mêle à la livre tournois de Charlemagne un tiers d’alliage, s’imaginant que lui seul ayant le monopole de la fabrication des monnaies, il peut faire ce que fait tout commerçant ayant le monopole d’un produit. Qu’était-ce en effet que cette altération des monnaies tant reprochée à Philippe et à ses successeurs !
Un raisonnement très juste, au point de vue de la routine commerciale, mais très faux en science économique, savoir que l’offre et la demande étant la règle des valeurs, on peut, soit en produisant une rareté factice, soit en accaparant la fabrication, faire monter l’estimation et partant la valeur des choses, et que cela est vrai de l’or et de l’argent comme du blé, du vin, de l’huile, du tabac. Cependant la fraude de Philippe ne fut pas plutôt soupçonnée que sa monnaie fut réduite à sa juste valeur et qu’il perdit en même temps ce qu’il avait cru gagner sur ses sujets. Même chose arriva à la suite de toutes les tentatives analogues.
D’abord il a été démontré, maintes et maintes fois, que, si le prince s’avise d’altérer la monnaie, c’est lui qui y perd. Ce qu’il a gagné en une seule fois par la première émission, il le perd autant de fois que les monnaies falsifiées lui rentrent sous la forme d’impôts, etc. Mais Philippe et ses successeurs ont su se mettre plus ou moins à l’abri de cette perte, car, une fois la monnaie altérée mise en circulation, ils n’avaient rien de plus pressé à faire que d’ordonner une refonte générale des monnaies sur l’ancien pied.
Et puis d’ailleurs, si Philippe I° avait véritablement raisonné comme M. Proudhon, Philippe I° n’aurait pas bien raisonné “ au point de vue commercial ”. Ni Philippe I°, ni M. Proudhon ne font preuve de génie mercantile, quand ils s’imaginent qu’on peut altérer la valeur de l’or aussi bien que celle de toute autre marchandise par la seule raison que leur valeur est déterminée par le rapport de l’offre à la demande.
Si le roi Philippe avait ordonné qu’un muid de blé s’appelât désormais deux muids de blé, le roi aurait été un escroc. Il aurait trompé tous les rentiers, tous les gens qui avaient à recevoir cent muids de blé, il aurait été la cause que tous ces gens-là, au lieu de recevoir cent muids de blé, n’en auraient reçu que cinquante. Supposez le roi débiteur de cent muids de blé; il n’en aurait eu à payer que cinquante. Mais dans le commerce cent muids n’auraient jamais valu plus de cinquante. En changeant le nom on ne change pas la chose. La quantité du blé, soit offerte, soit demandée, ne sera ni diminuée ni augmentée par ce seul changement de nom. Ainsi le rapport de l’offre à la demande étant également le même malgré cette altération de nom, le prix du blé ne subira aucune altération réelle. En parlant de l’offre et de la demande des choses, on ne parle pas de l’offre et de la demande du nom des choses. Philippe I° n’était pas faiseur d’or ou d’argent, comme dit Proudhon; il était faiseur du nom des monnaies. Faites passer vos cachemires français pour des cachemires asiatiques, il est possible que vous trompiez un acheteur ou deux; mais la fraude une fois connue, vos prétendus cachemires asiatiques descendront au prix des cachemires français. En donnant une fausse étiquette à l’or et à l’argent, le roi Philippe I° ne pouvait faire des dupes que tant que la fraude n’était pas connue. Comme tout autre boutiquier, il trompait ses pratiques par une fausse qualification de la marchandise – cela ne pouvait durer qu’un temps. Tôt ou tard il devait subir la rigueur des lois commerciales. Est-ce là ce que M. Proudhon voulait prouver ? Non. D’après lui, c’est du souverain, et non du commerce, que l’argent reçoit sa valeur. Et qu’a-t-il prouvé effectivement ? Que le commerce est plus souverain que le souverain. Que le souverain ordonne qu’un marc soit désormais deux marcs, le commerce vous dira toujours que ces deux mares ne valent que le marc d’auparavant.
Mais pour cela la question de la valeur déterminée par la quantité de travail n’a pas fait un pas. Il reste toujours à décider si ces deux-mares, redevenus le marc d’auparavant, sont déterminés par les frais de production ou par la loi de l’offre et de la demande ?
M. Proudhon continue :
Il est même à considérer que si, au lieu d’altérer les monnaies, il avait été au pouvoir du roi d’en doubler la masse, la valeur échangeable de l’or et de l’argent aurait aussitôt baissé de moitié, toujours pour cette raison de proportionnalité et d’équilibre.
Si cette opinion, que M. Proudhon partage avec les autres économistes, est juste, elle prouve en faveur de leur doctrine de l’offre et de la demande, et nullement en faveur de la proportionnalité de M. Proudhon. Car, quelle que fût la quantité de travail fixé dans la masse doublée de l’or et de l’argent, sa valeur serait tombée de moitié, la demande étant restée la même et l’offre ayant doublé. Ou bien est-ce que, par hasard, “ la loi de proportionnalité ” se confondrait cette fois avec la loi si dédaignée de l’offre et de la demande ? Cette juste proportionnalité de M. Proudhon est en effet tellement élastique, elle se prête à tant de variations, de combinaisons et de permutations, qu’elle pourrait bien coïncider une fois avec le rapport de l’offre à la demande.
Faire “ toute marchandise acceptable dans l’échange, sinon de fait, au moins de droit ”, en se fondant sur le rôle que jouent l’or et l’argent, c’est donc méconnaître ce rôle. L’or et l’argent ne sont acceptables de droit que parce qu’ils le sont de fait, et ils le sont de fait parce que l’organisation actuelle de la production a besoin d’un agent universel d’échange. Le droit n’est que la reconnaissance officielle du fait.
Nous l’avons vu, l’exemple de l’argent comme application de la valeur passée à l’état de constitution, n’avait été choisi par M. Proudhon que pour faire passer en contrebande toute sa doctrine de l’échangeabilité, c’est-à-dire pour démontrer que toute marchandise évaluée par ses frais de production doit arriver à l’état de monnaie. Tout cela serait bel et bon, n’était l’inconvénient que précisément l’or et l’argent, en tarit que monnaie, sont de toutes les marchandises les seules qui ne soient pas déterminées par leurs frais de production; et cela est tellement vrai, que dans la circulation elles peuvent être remplacées par le papier.
Tant qu’il y aura une certaine proportion observée entre les besoins de circulation et la quantité de monnaie émise, que ce soit de la monnaie en papier, en or, en platine ou en cuivre, il ne pourra pas être question d’une proportion à observer entre la valeur intrinsèque (les frais de production) et la valeur nominale de la monnaie. Sans doute, dans le commerce international, la monnaie est déterminée, comme toute autre marchandise, par le temps du travail. Mais c’est qu’aussi l’or et l’argent passés dans le commerce international sont des moyens d’échange comme produit et non comme monnaie, c’est-à-dire perdent ce caractère de “ fixité et d’authenticité ”, de “ consécration souveraine ”, qui forment pour M. Proudhon leur caractère spécifique. Ricardo a si bien compris cette vérité, qu’après avoir basé tout son système sur la valeur déterminée par le temps du travail, et qu’après avoir dit :
L’or et l’argent, ainsi que toutes les autres marchandises, n’ont de valeur qu’à proportion de la quantité de travail nécessaire pour les produire et les faire arriver au marché,
il ajoute néanmoins que la valeur de la monnaie n’est pas déterminée par le temps de travail fixé dans sa matière, mais seulement par la loi de l’offre et de la demande.
Quoique le papier n’ait point de valeur intrinsèque, cependant si l’on en borne la quantité, sa valeur échangeable peut égaler la valeur d’une monnaie métallique de la même dénomination ou de lingots estimés en espèces. C’est encore par le même principe, c’est-à-dire en bornant la quantité de la monnaie, que des pièces d’un bas titre peuvent circuler pour la même valeur qu’elles auraient eue si leur poids et leur titre étaient ceux fixés par la loi, et non d’après la valeur intrinsèque du métal pur qu’elles contiendraient. Voilà pourquoi dans l’histoire des monnaies anglaises nous trouvons que notre numéraire n’a jamais été déprécié dans la même proportion qu’il a été altéré. La raison en est qu’il n’a jamais été multiplié en proportion de sa dépréciation [3].
Voici ce qu’observe J.-B. Say au sujet de ce passage de Ricardo.
Cet exemple devrait suffire, il me semble, pour convaincre l’auteur que la base de toute valeur est non pas la quantité de travail nécessaire pour faire une marchandise, mais le besoin qu’on en a, balancé par sa rareté.
Ainsi la monnaie, qui pour Ricardo n’est plus une valeur déterminée par le temps de travail, et que J.-B. Say prend à cause de cela pour exemple afin de convaincre Ricardo que les autres valeurs ne sauraient pas non plus être déterminées par le temps de travail, cette monnaie, dis-je, prise par J.-B. Say pour exemple d’une valeur déterminée exclusivement par l’offre et la demande, devient pour M. Proudhon l’exemple par excellence de l’application de la valeur constituée… par le temps du travail.
Pour en finir, si la monnaie n’est point une “ valeur constituée ” par le temps du travail, elle saurait bien moins encore avoir quelque chose de commun avec la juste “ proportionnalité ” de M. Proudhon. L’or et l’argent sont toujours échangeables, parce qu’ils ont la fonction particulière de servir comme agent universel d’échange, et nullement parce qu’ils existent dans une quantité proportionnelle à l’ensemble des richesses; ou pour mieux dire encore, ils sont toujours proportionnels parce que, seuls de toutes les marchandises, ils servent de monnaie, d’agent universel d’échange, quelle que soit leur quantité par rapport à l’ensemble des richesses.
La monnaie en circulation ne saurait jamais être assez abondante pour regorger : car si vous en baissez la valeur, vous en augmenterez dans la même proportion la quantité, et en augmentant sa valeur, vous en diminuez la quantité [4].
“ Quel imbroglio que l’économie politique ! ”, s’écrie M. Proudhon.
“ Maudit or ! ” s’écrie plaisamment un communiste (par la bouche de M. Proudhon). Autant vaut dire : Mauvais froment, maudites vignes, maudits moutons; car,
de même que l’or et l’argent, toute valeur commerciale doit arriver à son exacte et rigoureuse détermination.
L’idée de faire arriver les moutons et les vignes à l’état de monnaie n’est pas neuve. En France, elle appartient au siècle de Louis XIV. A cette époque, l’argent ayant commencé à établir sa toute-puissance, on se plaignait de la dépréciation de toutes les autres marchandises, et on appelait de tous ses vœux le moment où “ toute valeur commerciale ” pourrait arriver à son exacte et rigoureuse détermination, à l’état de monnaie. Voici ce que nous trouvons déjà dans Boisguillebert, l’un des plus anciens économistes de la France :
L’argent alors, par cette survenue innombrable de concurrents qui seront les denrées mêmes rétablies dans leurs justes valeurs, sera rembarré dans ses bornes naturelles [5].
On voit que les premières illusions de la bourgeoisie sont aussi ses dernières.b : L’excédent du Travail
On lit dans des ouvrages d’économie politique cette hypothèse absurde : Si le prix de toutes choses était doublé… Comme si le prix de toutes choses n’était pas la proportion des choses, et qu’on pût doubler une proportion, un rapport, une loi ! [6]
Les économistes sont tombés dans cette erreur, faute d’avoir su faire l’application de la “ loi de proportionnalité ” et de la “ valeur constituée ”.
Malheureusement, on lit dans l’ouvrage même de M. Proudhon, tome 1er, p. 110, cette hypothèse absurde, que “ si le salaire haussait généralement, le prix de toutes choses hausserait ”. Au surplus, si l’on trouve dans des ouvrages d’économie politique la phrase en question, on y trouve aussi son explication.
Si l’on dit que le prix de toutes les marchandises hausse ou baisse, on exclut toujours l’une ou l’autre des marchandises, la marchandise exclue est en général l’argent ou le travail [7].
Passons maintenant à la seconde application de la “ valeur constituée ”, et d’autres proportionnalités dont le seul défaut est d’être peu proportionnées; et voyons si M. Proudhon y est plus heureux que dans la monétisation des moutons.
Un axiome généralement admis par les économistes est que tout travail doit laisser un excédent. Cette proposition est pour moi d’une vérité universelle et absolue : c’est le corollaire de la loi de la proportionnalité, que l’on peut regarder comme le sommaire de toute la science économique. Mais, j’en demande pardon aux économistes, le principe que tout travail doit laisser un excédent n’a pas de sens dans leur théorie, et n’est susceptible d’aucune démonstration [8].
Pour prouver que tout travail doit laisser un excédent, M. Proudhon personnifie la société; il en fait une société personne, société qui n’est pas, tant s’en faut, la société des personnes, puisqu’elle a ses lois à part, n’ayant rien de commun avec les personnes dont se compose la société, et son “ intelligence propre ”, qui n’est pas l’intelligence du commun des hommes, mais une intelligence qui n’a pas le sens commun. M. Proudhon reproche aux économistes de n’avoir pas compris la personnalité de cet être collectif. Nous aimons à lui opposer le passage suivant d’un économiste américain qui reproche aux autres économistes tout le contraire :
L’entité morale (the moral entity), l’être grammatical (the grammatical being) nommé société a été revêtu d’attributions qui n’ont d’existence réelle que dans l’imagination de ceux qui avec un mot font une chose… Voilà ce qui a donné lieu à bien des difficultés et à de déplorables méprises dans l’économie politique [9].
Ce principe de l’excédent du travail, continue M. Proudhon, n’est vrai des individus que parce qu’il émane de la société, qui leur confère ainsi le bénéfice de ses propres lois.
M. Proudhon veut-il dire par là tout simplement que la production de l’individu social dépasse celle de l’individu isolé ? Est-ce de cet excédent de la production des individus associés sur celle des individus non associés, que M. Proudhon entend parler ? S’il en est ainsi, nous pourrons lui citer cent économistes qui ont exprimé cette simple vérité sans tout le mysticisme dont s’entoure M. Proudhon. Voici ce que dit, par exemple, M. Sadler :
Le travail combiné donne des résultats que le travail individuel ne saurait jamais produire. A mesure donc que l’humanité augmentera en nombre, les produits de l’industrie réunie excéderont de beaucoup la somme d’une simple addition calculée sur cette augmentation… Dans les arts mécaniques comme dans les travaux de la science, un homme peut actuellement faire plus dans un jour qu’un individu isolé pendant toute sa vie. L’axiome des mathématiciens, que le tout est égal aux parties n’est plus vrai, appliqué a notre sujet. Quant au travail, ce grand pilier de l’existence humaine (the great pillar of human existence), on peut dire que le produit des efforts accumulés excède de beaucoup tout ce que des efforts individuels et séparés peuvent jamais produire [10].
Revenons à M. Proudhon. L’excédent du travail, dit-il. s’explique par la société personne. La vie de cette personne suit des lois opposées aux lois qui font agir l’homme comme individu, ce qu’il veut prouver par des “ faits ”.
La découverte d’un procédé économique ne peut jamais valoir à l’inventeur un profit égal à celui qu’il procure à la société… On a remarqué que les entreprises des chemins de fer sont beaucoup moins une source de richesses pour les entrepreneurs que pour l’État… Le prix moyen du transport des marchandises par le roulage est de 18 centimes par tonne et par kilomètre, marchandise prise et rendue en magasin. On a calculé qu’à ce prix, une entreprise ordinaire de chemin de fer n’obtiendrait pas 10 % de bénéfice net, résultat à peu près égal à celui d’une entreprise de roulage. Mais admettons que la célérité du transport par chemin de fer soit à celle du roulage de terre comme 4 est à 1 : comme dans la société le temps est la valeur même, à égalité de prix le chemin de fer présentera sur le roulage un avantage de 400 %. Cependant, cet avantage énorme, très réel pour la société, est bien loin de se réaliser dans la même proportion pour le voiturier, qui tandis qu’il fait jouir la société d’une mieux-value de 400 %, ne retire pas, quant à lui, 10 %. Supposons, en effet, pour rendre la chose encore plus sensible, que le chemin de fer porte son tarif à 25 centimes, celui du roulage restant à 18 : il perdra à l’instant toutes ses consignations. Expéditeurs, destinataires, tout le monde reviendra à la malbrouke, à la patache, s’il le faut. On désertera la locomotive : un avantage social de 400 % sera sacrifié à une perte privée de 35 %. La raison de cela est facile à saisir : l’avantage qui résulte de la célérité du chemin de fer est tout social, et chaque individu n’y participe qu’en une proportion minime (n’oublions pas qu’il ne s’agit dans ce moment que du transport des marchandises), tandis que la perte frappe directement et personnellement le consommateur. Un bénéfice social égal à 400 représente pour l’individu, si la société est seulement d’un million d’hommes, quatre dix millièmes; tandis qu’une perte de 33 % pour le consommateur supposerait un déficit social de 33 millions [11].
Passe encore que M. Proudhon exprime une célérité mise au quadruple par 400 % de la célérité primitive; mais qu’il mette en rapport les pour cent de célérité avec les pour cent de profit et qu’il forme une proportion entre deux rapports qui, pour être mesurés séparément par des pour cent, sont néanmoins incommensurables entre eux : c’est établir une proportion entre les pour cent et en laisser de côté les dénominations.
Des pour cent sont toujours des pour cent, 10 % et 400 % sont commensurables; ils sont l’un à l’autre comme 10 est à 400. Donc, conclut M. Proudhon, un profit de 10 % vaut quarante fois moins qu’une célérité quadruplée. Pour sauver les apparences, il dit que, pour la société, le temps est la valeur (time is money). Cette erreur provient de ce qu’il se rappelle confusément qu’il y a un rapport entre la valeur et le temps du travail, et il n’a rien de plus pressé à faire que d’assimiler le temps du travail au temps du transport, c’est-à-dire qu’il identifie les quelques chauffeurs, gardes de convoi et consorts, dont le temps de travail n’est autre que le temps de transport, avec la société tout entière. Pour le coup, voilà la célérité devenue capital, et, en ce cas, il a pleinement raison de dire : “ Un bénéfice de 400 % sera sacrifié à une perte de 35 %. ” Après avoir établi en mathématicien cette étrange proposition, il nous en donne l’explication en économiste.
Un bénéfice social égal à 400 représente pour l’individu, si la société est seulement d’un million d’hommes, quatre dix millièmes.
D’accord; mais il ne s’agit pas de 400, il s’agit de 400 %, et un bénéfice de 400 % représente pour l’individu 400 %, ni plus ni moins. Quel que soit le capital, les dividendes se feront toujours dans le rapport de 400 %. Que fait M. Proudhon ? Il prend les pour cent pour le capital, et comme s’il eût craint que sa confusion ne fût point assez manifeste, assez “ sensible ”, il continue :
“ Une perte de 33 % pour le consommateur supposerait un déficit total de 33 millions ”; 33 % de perte pour le consommateur restent 33 % de perte pour un million de consommateurs. Comment ensuite M. Proudhon peut-il dire pertinemment que le déficit social, dans le cas d’une perte de 33 %, s’élève à 33 millions, quand il ne connaît ni le capital social ni même le capital d’un seul des intéressés ? Ainsi, il ne suffisait pas à M. Proudhon d’avoir confondu le capital et les pour cent; il se dépasse en identifiant le capital mis dans une entreprise et le nombre des intéressés.
“ Supposons, en effet, pour rendre la chose encore plus sensible ”, un capital déterminé. Un profit social de 400 %, réparti sur un million de participants, intéressés chacun pour 1 franc, donne 4 francs de bénéfice par tête et non pas 0,0004, comme le prétend M. Proudhon. De même, une perte de 33 % pour chacun des participants représente un déficit social de 330 000 francs et non pas de 33 millions (100 : 33 = 1 000 000 : 330 000).
M. Proudhon, préoccupé de sa théorie de la société personne, oublie de faire la division par 100, il obtient ainsi 330.000 francs de perte; mais 4 francs de profit par tête font pour la société 4 millions de francs de profit. Reste pour la société un profit net de 3.670.000 francs. Ce compte exact démontre tout juste le contraire de ce qu’a voulu démontrer M. Proudhon : c’est que les bénéfices et pertes de la société ne sont point en raison inverse avec les bénéfices et les pertes des individus.
Après avoir rectifié ces simples erreurs de pur calcul, voyons un peu les conséquences auxquelles on arriverait, si on voulait admettre pour les chemins de fer ce rapport de célérité et de capital, tel que M. Proudhon le donne, moins les erreurs de calcul. Supposons qu’un transport quatre fois plus rapide coûte quatre fois plus, ce transport ne donnerait pas moins de profit que le roulage qui est quatre fois plus lent et coûte le quart des frais. Donc, si le roulage prend 18 centimes, le chemin de fer pourrait prendre 72 centimes. Ce serait selon la “ rigueur mathématique ”, la conséquence des suppositions de M. Proudhon, toujours moins ses erreurs de calcul. Mais voilà tout d’un coup qu’il nous dît que si, au lieu de 72 centimes, le chemin de fer n’en prenait que 25, il perdrait à l’instant toutes ses consignations. Décidément, il faut revenir à la malbrouke, à la patache même. Seulement, si nous avons un conseil à donner à M. Proudhon, c’est de ne pas oublier dans son “ Programme de l’association progressive ” de faire la division par 100. Mais, hélas ! il n’est guère a espérer que notre conseil soit écouté, car M. Proudhon est tellement enchanté de son calcul “ progressif ” correspondant à l’ “ association progressive ”, qu’il s’écrie avec beaucoup d’emphase :
J’ai déjà fait voir au chapitre II, par la solution de l’antinomie de la valeur, que l’avantage de toute découverte utile est incomparablement moindre pour l’inventeur, quoi qu’il fasse, que pour la société; j’ai porté la démonstration sur ce point jusqu’à la rigueur mathématique !
Revenons à la fiction de la société personne, fiction qui n’avait d’autre but que de prouver la simple vérité que voici : une invention nouvelle faisant produire avec la même quantité de travail une plus grande quantité de marchandises, fait baisser la valeur vénale du produit. La société fait donc un profit, non en obtenant plus de valeurs échangeables, mais en obtenant plus de marchandises pour la même valeur. Quant à l’inventeur, la concurrence fait tomber successivement son profit jusqu’au niveau général des profits. M. Proudhon a-t-il prouvé cette proposition ainsi qu’il voulait le faire ? Non. Cela ne l’empêche pas de reprocher aux économistes d’avoir manqué cette démonstration. Pour lui prouver le contraire, nous ne citerons que Ricardo et Lauderdale; Ricardo, chef de l’école, qui détermine la valeur par le temps du travail, Lauderdale, un des défenseurs les plus acharnés de la valeur par l’offre et la demande. Tous les deux ont développé la même thèse.
En augmentant constamment la facilité de production, nous diminuons constamment la valeur de quelques-unes des choses produites auparavant, quoique par ce même moyen non seulement nous ajoutions à la richesse nationale, mais que nous augmentions encore la faculté de produire pour l’avenir… Aussitôt qu’au moyen des machines, ou par nos connaissances en physique, nous forçons les agents naturels à faire l’ouvrage que l’homme faisait auparavant, la valeur échangeable de cet ouvrage tombe en conséquence. S’il fallait dix hommes pour tourner un moulin à blé, et qu’on découvrît que par le moyen du vent ou de l’eau le travail de ces dix hommes pourrait être épargné, la farine qui serait le produit de l’action du moulin tomberait dès ce moment de valeur, en proportion de la somme de travail épargné : et la société se trouverait enrichie de toute la valeur des choses que le travail de ces dix hommes pourrait produire, les fonds destinés à l’entretien des travailleurs n’ayant pas éprouvé par là la moindre diminution [12].
Lauderdale à son tour, dit :
Le profit des capitaux provient toujours de ce qu’ils suppléent à une portion de travail que l’homme devrait faire de ses mains, ou de ce qu’ils accomplissent une portion de travail au-dessus des efforts personnels de l’homme et qu’il ne saurait exécuter lui-même. Le mince bénéfice que font en général les propriétaires des machines, comparé au prix du travail auquel elles suppléent, feront naître des doutes peut-être sur la justesse de cette opinion. Une pompe à feu, par exemple, tire en un jour plus d’eau d’une mine de charbon que ne pourraient en sortir sur leur dos trois cents hommes, même en s’aidant de baquets; et il n’est pas douteux qu’elle remplace leur travail à bien moins de frais. C’est ici le cas de toutes les machines. Le travail qui se faisait par la main de l’homme à laquelle elles se sont substituées, elles doivent le faire à plus bas prix… Je suppose qu’un brevet soit donné à l’inventeur d’une machine qui fait l’ouvrage de quatre : comme le privilège exclusif empêche toute concurrence, hors celle qui résulte du travail des ouvriers, il est clair que le salaire de ceux-ci, dans toute la durée du privilège, sera la mesure du prix que l’inventeur doit mettre à ses produits : c’est-à-dire que, pour s’assurer de l’emploi, il exigera un peu moins que le salaire du travail auquel sa machine supplée. Mais à l’expiration du privilège, d’autres machines de même espèce s’établissent et rivalisent avec la sienne. Alors il réglera son prix sur le principe général, le faisant dépendre de l’abondance des machines. Le profit des fonds employés…, quoiqu’il résulte d’un travail suppléé, se règle enfin, non par la valeur de ce travail, mais, comme dans tous les autres cas, par la concurrence entre les propriétaires des fonds; et le degré en est toujours fixé par la proportion de la quantité des capitaux offerts pour cette fonction avec la demande qu’on en fait.
En dernier lieu donc, tant que le profit sera plus grand que dans les autres industries, il y aura des capitaux qui se jetteront sur l’industrie nouvelle, jusqu’à ce que le taux des bénéfices en soit descendu au niveau commun.
Nous venons de voir que l’exemple du chemin de fer n’était guère propre à jeter quelque jour sur la fiction de la société personne. Néanmoins, M. Proudhon reprend hardiment son discours :
Ces points éclaircis, rien de plus aisé que d’expliquer comment le travail doit laisser à chaque producteur un excédent.
Ce qui suit maintenant appartient à l’antiquité classique. C’est un conte poétique fait pour délasser le lecteur des fatigues qu’a dû lui causer la rigueur des démonstrations mathématiques qui le précèdent. M. Proudhon donne à sa société personne le nom de Prométhée, dont il glorifie les hauts faits en ces termes :
D’abord, Prométhée sortant du sein de la nature s’éveille à la vie dans une inertie pleine de charmes, etc… Prométhée se met à l’œuvre et, dès sa première journée, première journée de la seconde création, le produit de Prométhée, c’est-à-dire sa richesse, son bien-être, est égal à dix. Le second jour, Prométhée divise son travail, et son produit devient égal à cent. Le troisième jour et chacun des jours suivants, Prométhée invente des machines, découvre de nouvelles utilités dans les corps, de nouvelles forces dans la nature… A chaque pas que fait son industrie, le chiffre de sa production s’élève et lui dénonce un surcroît de félicité. Et puisque enfin, pour lui, consommer c’est produire, il est clair que chaque journée de consommation, n’emportant que le produit de la veille, laisse un excédent de produit à la journée du lendemain.
Ce Prométhée de M. Proudhon est un drôle de personnage, aussi faible en logique qu’en économie politique. Tant que Prométhée ne fait que nous enseigner la division du travail, l’application des machines, l’exploitation des forces naturelles et du pouvoir scientifique, multipliant les forces productives des hommes et donnant un excédent comparé à ce que produit le travail isolé, ce nouveau Prométhée n’a que le malheur de venir trop tard. Mais dès que Prométhée se mêle de parler production et consommation, il devient réellement grotesque. Consommer, pour lui, c’est produire; il consomme le lendemain ce qu’il a produit la veille, c’est comme cela qu’il a toujours une journée d’avance; cette journée d’avance c’est son “ excédent de travail ”. Mais, en consommant le lendemain ce qu’il a produit la veille, il faut bien que le premier jour, qui n’avait pas de veille, il ait travaillé pour deux journées, afin d’avoir dans la suite une journée d’avance. Comment Prométhée a-t-il gagné le premier jour cet excédent, alors qu’il n’y avait ni division de travail, ni machines, ni même d’autres connaissances des forces physiques que celle du feu ? Ainsi la question, pour avoir été reculée “ jusqu’au premier jour de la seconde création ”, n’a pas fait un pas en avant. Cette manière d’expliquer les choses tient à la fois du grec et de l’hébreu, elle est à la fois mystique et allégorique, elle donne parfaitement à M. Proudhon le droit de dire :
J’ai démontré par la théorie et par les faits le principe que tout travail doit laisser un excédent.
Les faits, c’est le fameux calcul progressif, la théorie, c’est le mythe de Prométhée.
Mais, continue M. Proudhon, ce principe aussi certain qu’une proposition d’arithmétique, est loin encore de se réaliser pour tout le monde. Tandis que, par le progrès de l’industrie collective, chaque journée de travail individuel obtient un produit de plus en plus grand, et, par une conséquence nécessaire, tandis que le travailleur, avec le même salaire, devrait devenir tous les jours plus riche, il existe dans la société des États qui profitent et d’autres qui dépérissent.
En 1770, la population des Royaumes-Unis de la Grande-Bretagne était de 15 millions et la population productive de 3 millions. Le pouvoir scientifique de la production égalait environ une population de 12 millions d’individus de plus; donc, en somme, il y avait 15 millions de forces productives. Ainsi le pouvoir productif était à la population comme 1 est à 1, et le pouvoir scientifique était au pouvoir manuel comme 4 est à 1.
En 1840, la population ne dépassait pas 30 millions : la population productive était de 6 millions, tandis que le pouvoir scientifique montait à 650 millions, c’est-à-dire qu’il était à la population entière comme 21 à 1, et au pouvoir manuel comme 108 à 1.
Dans la société anglaise, la journée de travail a donc acquis en soixante-dix ans, un excédent de 2 700 % de productivité, c’est-à-dire qu’en 1840 elle a produit vingt-sept fois autant qu’en 1770. D’après M. Proudhon, il faudrait poser la question que voici : pourquoi l’ouvrier anglais de 1840 n’a-t-il pas été vingt-sept fois plus riche que celui de 1770 ? En posant une pareille question, on supposerait naturellement que les Anglais auraient pu produire ces richesses sans que les conditions historiques dans lesquelles elles ont été produites, telles que : accumulation privée des capitaux, division moderne du travail, atelier automatique, concurrence anarchique, salariat, enfin tout ce qui est basé sur l’antagonisme des classes, eussent existé. Or, pour le développement des forces productives et de l’excédent de travail, c’étaient précisément là les conditions d’existence. Donc il a fallu pour obtenir ce développement des forces productives et cet excédent de travail, qu’il y eût des classes qui profitent et d’autres qui dépérissent.
Qu’est-ce donc, en dernier lieu, que ce Prométhée ressuscité par M. Proudhon ? C’est la société, ce sont les rapports sociaux basés sur l’antagonisme des classes. Ces rapports sont, non pas des rapports d’individu à individu, mais d’ouvrier à capitaliste, de fermier à propriétaire foncier, etc. Effacez ces rapports, et vous aurez anéanti toute la société et votre Prométhée n’est plus qu’un fantôme sans bras ni jambes, c’est-à-dire sans atelier automatique, sans division de travail, manquant enfin de tout ce que vous lui avez donné primitivement pour lui faire obtenir cet excédent de travail.
Si donc, dans la théorie, il suffisait, comme le fait M. Proudhon, d’interpréter la formule de l’excédent de travail dans le sens de l’égalité, sans prendre garde aux conditions actuelles de la production, il devrait suffire, dans la pratique, de faire parmi les ouvriers une répartition égalitaire de toutes les richesses actuellement acquises, sans rien changer aux conditions actuelles de la production. Ce partage n’assurerait pas un grand degré de confort à chacun des participants.
Mais M. Proudhon n’est pas aussi pessimiste qu’on pourrait bien le croire. Comme la proportionnalité est tout pour lui, il faut bien qu’il voie dans le Prométhée tout donné, c’est-à-dire dans la société actuelle, un commencement de réalisation de son idée favorite.
Mais partout aussi le progrès de la richesse, c’est-à-dire la proportionnalité des valeurs, est la loi dominante, et quand les économistes opposent aux plaintes du parti social l’accroissement progressif de la fortune publique, et les adoucissements apportés à la condition des classes même les plus malheureuses, ils proclament, sans s’en douter, une vérité qui est la condamnation de leurs théories.
Qu’est-ce, en effet, que la richesse collective, la fortune publique ? C’est la richesse de la bourgeoisie, et non pas celle de chaque bourgeois en particulier. Eh bien ! les économistes n’ont fait autre chose que de démontrer comment dans les rapports de production tels qu’ils existent, la richesse de la bourgeoisie s’est développée et doit s’accroître encore. Quant aux classes ouvrières, c’est encore une question fort contestée que de savoir si leur condition s’est améliorée à la suite de l’accroissement de la richesse prétendue publique. Si les économistes nous citent, à l’appui de leur optimisme, l’exemple des ouvriers anglais occupés à l’industrie cotonnière, ils ne voient leur situation que dans les rares moments de la prospérité du commerce. Ces moments de prospérité sont, aux époques de crise et de stagnation, dans la “ juste proportionnalité ” de 3 à 10. Mais peut-être aussi, en parlant d’amélioration, les économistes ont-ils voulu parler de ces millions d’ouvriers qui durent périr aux Indes orientales, pour procurer au million et demi d’ouvriers occupés en Angleterre à la même industrie, trois années de prospérité sur dix.
Quant à la participation temporaire à l’accroissement de la richesse publique, c’est différent. Le fait de participation temporaire s’explique par la théorie des économistes. Il en est la confirmation et nullement la “ condamnation ”, comme le dit M. Proudhon. S’il y avait quelque chose à condamner, ce serait certes le système de M. Proudhon, qui réduirait, ainsi que nous l’avons démontré, l’ouvrier au minimum de salaire, malgré l’accroissement des richesses. Ce n’est qu’en le réduisant au minimum de salaire, qu’il y aurait fait une application de la juste proportionnalité des valeurs, de la “ valeur constituée ” – par le temps du travail. C’est parce que le salaire, par suite de la concurrence, oscille au-dessus ou au-dessous du prix des vivres nécessaires à la sustentation de l’ouvrier, que celui-ci peut participer tant soit peu au développement de la richesse collective, mais qu’il peut aussi périr de misère. C’est là toute la théorie des économistes qui ne se font pas illusion.
Après ses longues divagations au sujet des chemins de fer, de Prométhée et de la nouvelle société à reconstituer sur la “ valeur constituée ”, M. Proudhon se recueille; l’émotion le gagne et il s’écrie d’un ton paternel :
J’adjure les économistes de s’interroger un moment, dans le silence de leur cœur, loin des préjugés qui les troublent et sans égard aux emplois qu’ils occupent ou qu’ils attendent, aux intérêts qu’ils desservent, aux suffrages qu’ils ambitionnent, aux distinctions dont leur vanité se berce : qu’ils disent si jusqu’à ce jour le principe que tout travail doit laisser un excédent leur était apparu avec cette chaîne de préliminaires et de conséquences que nous avons soulevée.
[1] On sait que Proudhon n’a pas tenu compte de cet avertissement. En 1849 Il essaya lui-même d’ouvrir une nouvelle banque d’échange à Paris. Mais elle fit faillite avant même d’être entrée vraiment en fonctions. Des poursuites judiciaires furent engagées envers Proudhon à la suite de ce krach. (Note d’Engels pour l’édition de 1886) ↑
[2] Voltaire : Système de Law. ↑
[3] Ricardo : Ouvrage cité. ↑
[4] Ricardo : Ouvrage cité. ↑
[5] Boisguillebert : Économistes financiers du XVIII° siècle, Édition Daire, p. 422. ↑
[6] Proudhon : Ouvrage cité, tome I, p. 81. ↑
[7] Encyclopaedia Metropolitana or Universal Dictionary of Knowledge, vol. IV, à l’article Political Economy, par Senior, London, 1836. (Voyez aussi, sur cette expression J. St. Mill : Essays an some unsettled Questions of Political Economy, London, 1844, et Tooke : An History of Prices, etc., London, 1838.) ↑
[8] Proudhon : Ouvrage cité. ↑
[9] Th. Cooper : Lectures on the Elements of Political Economy, Columbia, 1826. ↑
[10] T. Sadler : The Law of Population. London, 1830. ↑
[11] Proudhon : Ouvrage cité. ↑
[12] Ricardo : Ouvrage cité. ↑