A chaque époque historique la propriété s’est développée différemment et dans une série de rapports sociaux entièrement différents. Ainsi définir la propriété bourgeoise n’est autre chose que faire l’exposé de tous les rapports sociaux de la production bourgeoise.
Vouloir donner une définition de la propriété, comme d’un rapport indépendant, d’une catégorie à part, d’une idée abstraite et éternelle, ce ne peut être qu’une illusion de métaphysique ou de jurisprudence.
M. Proudhon, tout en ayant l’air de parler de la propriété général, ne traite que de la propriété foncière, de la renie foncière.
L’origine de la rente, comme de la propriété, est pour ainsi dire extra-économique : elle réside dans des considérations de psychologie et de morale qui ne tiennent que de fort loin à la production des richesses [1].
Ainsi, M. Proudhon se reconnaît incapable de comprendre l’origine économique de la rente et de la propriété. Il convient que cette incapacité l’oblige à recourir à des considérations de psychologie et de morale, lesquelles, tenant en effet de fort loin à la production des richesses, tiennent pourtant de fort près à l’exiguïté de ses vues historiques. M. Proudhon affirme que l’origine de la propriété a quelque chose de mystique et de mystérieux. Or, voir du mystère dans l’origine de la propriété, c’est-à-dire transformer en mystère le rapport de la production elle-même à la distribution des instruments de production, n’est-ce pas, pour parler le langage de M. Proudhon, renoncer à toute prétention à la science économique ?
M. Proudhon
se borne à rappeler qu’à la septième époque de l’évolution économique – le crédit – la fiction ayant fait évanouir la réalité, l’activité humaine menaçant de se perdre dans le vide, il était devenu nécessaire de rattacher plus fortement l’homme à la nature : or, la rente,a été le prix de ce nouveau contrat [2].
L’homme aux quarante écus a pressenti un Proudhon à venir :
Monsieur le créateur, à vous permis : chacun est maître dans son monde mais vous ne me ferez jamais croire que celui où nous sommes soit de verre.
Dans votre monde, où le crédit était un moyen pour se perdre dans le vide, il est très possible que la propriété soit devenue nécessaire pour rattacher l’homme à la nature. Dans le monde de la production réelle, où la propriété foncière précède toujours le crédit, l’horror vacui [3] de M. Proudhon ne pouvait pas exister.
L’existence de la rente une fois admise, quelle qu’en soit d’ailleurs l’origine, elle se débat contradictoirement entre le fermier et le propriétaire foncier. Quel est le dernier terme de ce débat, en d’autres mots, quelle est la quotité moyenne de la rente ? Voici ce que dit M. Proudhon :
La théorie de Ricardo répond à cette question. Au début de la société, lorsque l’homme, nouveau sur la terre, n’avait devant lui que l’immensité des forêts, que la terre était vaste et que l’industrie commençait à naître, la rente dut être nulle. La terre, non encore façonnée par le travail, était un objet d’utilité; ce n’était pas une valeur d’échange; elle était commune, non sociale. Peu à peu, la multiplication des familles et le progrès de l’agriculture firent sentir le prix de la terre. Le travail vint donner au sol sa valeur : de là naquit la rente. Plus, avec la même quantité de services, un champ put rendre de fruits, plus il fut estimé; aussi la tendance des propriétaires fut-elle toujours de s’attribuer la totalité des fruits du sol, moins le salaire du fermier, c’est-à-dire moins les frais de production. Ainsi la propriété vient à la suite du travail pour lui enlever tout ce qui, dans le produit, dépasse les frais réels. Le propriétaire remplissant un devoir mystique et représentant vis-à-vis du colon la communauté, le fermier n’est plus, dans les prévisions de la Providence, qu’un travailleur responsable, qui doit rendre compte à la société de tout ce qu’il recueille en sus de son salaire légitime… Par essence et destination, la rente est donc un instrument de justice distributive, l’un des mille moyens que le génie économique met en oeuvre pour arriver à l’égalité. C’est un immense cadastre exécuté contradictoirement par les propriétaires et fermiers, sans collision possible, dans un intérêt supérieur, et dont le résultat définitif doit être d’égaliser la possession de la terre entre les exploiteurs du sol et les industriels… Il ne fallait pas moins que cette magie de la propriété pour arracher au colon l’excédent du-produit qu’il ne peut s’empêcher de regarder comme sien et dont il se croit exclusivement l’auteur. La rente, ou pour mieux dire la propriété, a brisé l’égoïsme agricole et créé une solidarité que nulle puissance, nul partage de la terre n’aurait fait naître… À présent, l’effet moral de la propriété obtenu, reste à faire la distribution de la rente.
Tout ce fracas de mots se réduit d’abord à ceci : Ricardo dit que l’excédent du prix des produits agricoles sur leurs frais de production, y compris le profit et l’intérêt ordinaires du capital, donne la mesure de la rente. M. Proudhon fait mieux. Il fait intervenir le propriétaire, comme un Deus ex machina, qui arrache au colon tout l’excédent de sa production sur les frais de la production. Il se sert de l’intervention du propriétaire pour expliquer la propriété, de l’intervention du rentier pour expliquer la rente. Il répond au problème en posant le même problème et en l’augmentant encore d’une syllabe.
Observons encore qu’en déterminant la rente par la différence de fécondité de la terre, M. Proudhon lui assigne une nouvelle origine, puisque la terre, avant d’être estimée d’après les différents degrés de fertilité, “ n’était pas ”, suivant lui, “ une valeur d’échange, mais était commune ”. Qu’est-elle donc devenue, cette fiction de la rente qui avait pris naissance dans la nécessité de ramener à la terre l’homme qui allait se perdre dans l’infini du vide ?
Dégageons maintenant la doctrine de Ricardo des phrases providentielles, allégoriques et mystiques dans lesquelles M. Proudhon a eu soin de l’envelopper.
La rente, dans le sens de Ricardo, est la. propriété foncière à l’état bourgeois : c’est-à-dire la propriété féodale qui a subi les conditions de la production bourgeoise.
Nous avons vu que, d’après la doctrine de Ricardo, le prix de tous les objets est finalement déterminé par les frais de production, y compris le profit industriel; en d’autres termes, par le temps de travail employé. Dans l’industrie manufacturière, le prix du produit obtenu par le minimum de travail règle le prix de toutes les autres marchandises de la même espèce, attendu qu’on peut multiplier à l’infini les instruments de production les moins coûteux et les plus productifs, et que la libre concurrence amène nécessairement un prix de marché, c’est-à-dire un prix commun pour tous les produits de la même espèce.
Dans l’industrie agricole, au contraire, c’est le prix du produit obtenu par la plus grande quantité de travail qui règle le prix de tous les produits de la même espèce. En premier lieu, on ne peut pas, comme dans l’industrie manufacturière, multiplier à volonté les instruments de production du même degré de productivité, c’est-à-dire les terrains du même degré de fécondité. Puis, à mesure que la population s’accroît, on en vient à exploiter des terrains d’une qualité inférieure, ou à faire sur le même terrain de nouvelles mises de capital, proportionnellement moins productives que les premières. Dans l’un et l’autre cas, on fait usage d’une plus grande quantité de travail pour obtenir un produit proportionnellement moindre. Le besoin de la population ayant rendu nécessaire ce surcroît de travail, le produit du terrain d’une exploitation plus coûteuse a son écoulement forcé tout aussi bien que celui du terrain d’une exploitation à meilleur marché. La concurrence nivelant le prix du marché, le produit du meilleur terrain sera payé tout aussi cher que celui du terrain inférieur. C’est l’excédent du prix des produits du meilleur terrain sur les frais de leur production qui constitue la rente. Si l’on avait toujours à sa disposition des terrains du même degré de fertilité; si l’on pouvait, comme dans l’industrie manufacturière, recourir toujours à des machines moins coûteuses et plus productives, ou si les secondes mises de capital produisaient autant que les premières, alors le prix des produits agricoles serait déterminé par le prix des denrées produites par les meilleurs instruments de production, comme nous l’avons vu pour le prix des produits manufacturés. Mais aussi, dès ce moment, la rente aurait disparu.
Pour que la doctrine de Ricardo soit généralement vraie, il faut que les capitaux puissent être librement appliqués aux différentes branches de l’industrie; qu’une concurrence fortement développée entre les capitalistes ait porté les profits à un taux égal; que le fermier ne soit plus qu’un capitaliste industriel qui demande, pour l’emploi de son capital à des terrains inférieurs, un profit égal à celui qu’il tirerait de son capital appliqué, par exemple, à l’industrie cotonnière; que l’exploitation agricole soit soumise au régime de la grande industrie; enfin, que le propriétaire foncier lui-même ne vise plus qu’au revenu monétaire.
En Irlande, la rente n’existe pas encore quoique le fermage y ait pris un développement extrême. La rente étant l’excédent non seulement sur le salaire, mais encore sur le profit industriel, elle ne saurait exister là où le revenu du propriétaire n’est qu’un prélèvement sur le salaire.
Ainsi la rente, bien loin de faire de l’exploiteur de la terre, du fermier un simple travailleur, et
d’arracher au colon l’excédent du produit qu’il ne peut s’empêcher de regarder comme sien,
met en présence du propriétaire foncier le capitaliste industriel, au lieu de l’esclave, du serf, du tributaire, du salarié.
La propriété foncière, une fois constituée en rente, n’a plus en sa possession que l’excédent sur les frais de production, déterminés non seulement par le salaire, mais aussi par le profit industriel. C’est donc au propriétaire foncier que la rente arrachait une partie de son revenu.
Aussi s’est-il écoulé un grand laps de temps avant que le fermier féodal fût remplacé par le capitaliste industriel. En Allemagne, par exemple, cette transformation n’a commencé que dans le dernier tiers du XVIII° siècle. Il n’y a que l’Angleterre où ce rapport entré le capitaliste industriel et le propriétaire foncier ait pris tout son développement.
Tant qu’il n’y avait que le colon de M. Proudhon, il n’y avait pas de rente. Dès qu’il y a rente, le colon n’est pas le fermier, mais l’ouvrier, le colon du fermier. L’amoindrissement du travailleur, réduit au rôle de simple ouvrier, journalier, salarié, travaillant pour le capitaliste industriel; l’intervention du capitaliste industriel, exploitant la terre comme toute autre fabrique; la transformation du propriétaire foncier de petit souverain en usurier vulgaire : voilà les différents rapports exprimés par la rente.
La rente, dans le sens de Ricardo, c’est l’agriculture patriarcale transformée en industrie commerciale, le capital industriel appliqué à la terre, la bourgeoisie des villes transplantée dans les campagnes. La rente, au lieu d’attacher l’homme à la nature, n’a fait que rattacher l’exploitation de la terre à la concurrence. Une fois constituée en rente, la propriété foncière elle-même est le résultat de la concurrence, puisque dès lors elle dépend de la valeur vénale des produits agricoles. Comme rente, la propriété foncière est mobilisée et devient un effet de commerce. La rente n’est possible que du moment où le développement de l’industrie des villes et l’organisation sociale qui en résulte, forcent le propriétaire foncier a ne viser qu’au profit vénal, au rapport monétaire de ses produits agricoles, à ne voir enfin dans sa propriété foncière qu’une machine à battre monnaie. La rente a si parfaitement détaché le propriétaire foncier du sol, de la nature, qu’il n’a pas seulement besoin de connaître ses terres, ainsi que cela se voit en Angleterre. Quant au fermier, au capitaliste industriel et à l’ouvrier agricole, ils ne sont pas plus attachés à la terre qu’ils exploitent, que l’entrepreneur et l’ouvrier des manufactures ne le sont au coton ou à la laine qu’ils fabriquent; ils n’éprouvent de l’attachement que pour le prix de leur exploitation, pour le produit monétaire. De là, les jérémiades des partis réactionnaires, qui appellent de tous leurs vœux le retour de la féodalité, de la bonne vie patriarcale, des mœurs simples et des grandes vertus de nos aïeux. L’assujettissement du sol aux lois qui régissent toutes les autres industries est et sera toujours le sujet de condoléances intéressées. Ainsi, on peut dire que la rente est devenue la force motrice qui a lancé l’idylle dans le mouvement de l’histoire.
Ricardo, après avoir supposé la production bourgeoise comme nécessaire pour déterminer la rente, l’applique néanmoins à la propriété foncière de toutes les époques et de tous les pays. Ce sont là les errements de tous les économistes, qui représentent les rapports de la production bourgeoise comme des catégories éternelles.
Du but providentiel de la rente, qui est, pour M. Proudhon, la transformation du colon en travailleur responsable, il passe à la rétribution égalitaire de la rente.
La rente, ainsi que nous venons de le voir, est constituée par le prix égal des produits de terrains inégaux en fertilité, de manière qu’un hectolitre de blé qui a coûté 10 francs est vendu 20 francs, si les frais de production s’élèvent, pour un terrain de qualité inférieure, à 20 francs.
Tant que le besoin force d’acheter tous les produits agricoles apportés sur le marché, le prix du marché est déterminé par les frais du produit le plus coûteux. C’est donc cette égalisation du prix résultant de la concurrence et non de la différente fertilité des terrains, qui constitue au propriétaire du meilleur terrain une rente de 10 francs pour chaque hectolitre que vend son fermier.
Supposons un instant que le prix du blé soit déterminé par le temps de travail nécessaire pour le produire, et aussitôt l’hectolitre de blé obtenu sur le meilleur terrain se vendra 10 francs, tandis que l’hectolitre de blé obtenu sur le terrain de qualité inférieure sera payé 20 francs. Cela admis, le prix moyen du marché sera de 15 francs tandis que, d’après la loi de la concurrence, il est de 20 francs. Si le prix moyen était de 15 francs, il n’y aurait lieu à aucune distribution, ni égalitaire, ni autre, car il n’y aurait pas de rente. La rente n’existe que par cela même que l’hectolitre de blé, qui coûte au producteur 10 francs, se vend 20 francs. M. Proudhon suppose l’égalité du prix du marché à frais de production inégaux, pour en venir à la réparation égalitaire du produit de l’inégalité.
Nous concevons que des économistes, tels que Mill, Cherbuliez, Hilditch et autres, aient demandé que la rente soit attribuée à l’État pour servir à l’acquittement des impôts. C’est là la franche expression de la haine que le capitaliste industriel voue au propriétaire foncier, qui lui paraît une inutilité, une superfétation dans l’ensemble de la production bourgeoise.
Mais faire d’abord payer l’hectolitre de blé 20 francs, pour faire ensuite une distribution générale des 10 francs qu’on a prélevés en trop sur les consommateurs, cela suffit pour que le génie social poursuive mélancoliquement sa route en zigzag, et aille se cogner la tête contre un angle quelconque.
La rente devient, sous la plume de M. Proudhon,
un immense cadastre, exécuté contradictoirement par les propriétaires et les fermiers… dans un intérêt supérieur, et dont le résultat définitif doit être d’égaler la possession de la terre entre les exploiteurs du sol et les industriels.
Pour qu’un cadastre quelconque, formé par la rente, soit d’une valeur pratique, il faut toujours rester dans les conditions de la société actuelle.
Or, nous avons démontré que le fermage payé par le fermier au propriétaire n’exprime un peu exactement la rente que dans les pays les plus avancés dans l’industrie et dans le commerce. Encore ce fermage renferme-t-il souvent l’intérêt payé au propriétaire pour le capital incorporé à la terre. La situation des terrains, le voisinage des villes, et bien d’autres circonstances encore, influent sur le fermage et modifient la rente. Ces raisons péremptoires suffiraient pour prouver l’inexactitude d’un cadastre basé sur la rente.
D’un autre côté, la rente ne saurait être l’indice constant du degré de fertilité d’un terrain, puisque l’application moderne de la chimie vient à chaque instant changer la nature du terrain, et que les connaissances géologiques commencent précisément de nos jours a renverser toute l’ancienne estimation de la fertilité relative : ce n’est que depuis vingt ans environ qu’on a défriché de vastes terrains dans les comtés orientaux de l’Angleterre, terrains qu’on laissait incultes faute d’avoir bien apprécié les rapports entre l’humus et la composition de la couche inférieure. Ainsi l’histoire, loin de donner dans la rente un cadastre tout formé, ne fait que changer, renverser totalement les cadastres déjà formés.
Enfin la fertilité n’est pas une qualité aussi naturelle qu’on pourrait bien le croire : elle se rattache intimement aux rapports sociaux actuels. Une terre peut être très fertile cultivée en blé, et cependant le prix du marché pourra déterminer le cultivateur à la transformer en prairie artificielle et à la rendre ainsi infertile.
M. Proudhon n’a improvisé son cadastre, qui ne vaut même pas le cadastre ordinaire, que pour donner un corps au but providentiellement égalitaire de la rente.
La rente, continue M. Proudhon, est l’intérêt payé pour un capital qui ne périt jamais, savoir la terre. Et comme ce capital n’est susceptible d’aucune augmentation quant à la matière, mais seulement d’une amélioration indéfinie, quant à l’usage, il arrive que, tandis que l’intérêt ou le bénéfice du prêt (mutuum) tend à diminuer sans cesse par l’abondance des capitaux, la rente tend à augmenter toujours par le perfectionnement de l’industrie, duquel résulte l’amélioration dans l’usage de la terre… Telle est, dans son essence, la rente [4].
Cette fois, M. Proudhon voit dans la rente tous les symptômes de l’intérêt, à cela près qu’elle, provient d’un capital d’une nature spécifique. Ce capital, c’est la terre, capital éternel,
qui n’est susceptible d’aucune augmentation quant à la matière, mais seulement d’une amélioration indéfinie quant à l’usage.
Dans la marche progressive de là civilisation, l’intérêt a une tendance continuelle vers la baisse, tandis que la rente tend continuellement vers la hausse. L’intérêt baisse à cause de l’abondance des capitaux; la rente hausse avec les perfectionnements apportés dans l’industrie, lesquels ont pour conséquence un usage toujours mieux entendu de la terre.
Telle est, dans son essence, l’opinion de M. Proudhon.
Examinons d’abord jusqu’à quel point il est juste de dire que la rente est l’intérêt d’un capital.
Pour le propriétaire foncier lui-même, la rente représente l’intérêt du capital que lui a coûté la terre, ou qu’il en tirerait s’il la. vendait. Mais en achetant ou en vendant la terre, il n’achète ou ne vend que la rente. Le prix qu’il a mis pour se faire acquéreur de la rente, se règle sur le taux de l’intérêt en général et n’a rien à faire avec la nature même de la rente. L’intérêt des capitaux placés en terrains est, en général, inférieur à l’intérêt des capitaux placés dans les manufactures ou le commerce. Ainsi pour celui qui ne distingue pas l’intérêt que la terre représente au propriétaire [5] d’avec la rente elle-même, l’intérêt de la terre capital diminue encore plus que l’intérêt des autres capitaux. Mais il ne s’agit pas du prix d’achat ou de vente de la rente, de la valeur vénale de la rente, de la rente capitalisée, il s’agit de la rente elle-même,
Le fermage peut impliquer encore, outre la rente proprement dite, l’intérêt du capital incorporé à la terre. Alors, le propriétaire reçoit cette partie du fermage non comme propriétaire, mais comme capitaliste; ce n’est cependant pas là la rente proprement dite dont nous avons à parler.
La terre, tant qu’elle n’est pas exploitée comme moyen de production, n’est pas un capital. Les terres capitaux peuvent être augmentées tout aussi bien que tous les autres instruments de production. On n’y ajoute rien à la matière, pour parler le langage de M. Proudhon, mais on multiplie les terres qui servent d’instrument de production. Rien qu’à appliquer à des terres, déjà transformées en moyen de production, de secondes mises de capital, on augmente la terre capital sans rien ajouter à la terre matière, c’est-à-dire à l’étendue de la terre. La terre matière de M. Proudhon, c’est la terre comme borne. Quant à l’éternité qu’il attribue à la terre, nous voulons bien qu’elle ait cette vertu comme matière. La terre capital n’est pas plus éternelle que tout autre capital.
L’or et l’argent, qui donnent l’intérêt, sont aussi durables et éternels que la terre. Si le prix de l’or et de l’argent baisse tandis que celui de la terre va haussant, cela ne vient certes pas de sa nature plus ou moins éternelle.
La terre capital est un capital fixe, mais le capital fixe s’use aussi bien que les capitaux circulants. Les améliorations apportées à la terre ont besoin de reproduction et d’entretien; elles ne durent qu’un temps et elles ont cela de commun avec toutes les autres améliorations dont on se sert pour transformer la matière en moyen de. production. Si la terre capital était éternelle, certains terrains présenteraient un tout autre aspect qu’ils n’ont aujourd’hui, et nous verrions la campagne de Rome, la Sicile, la Palestine, dans tout l’éclat de leur ancienne prospérité.
Il y a même des cas où la terre capital pourrait disparaître, alors même que les améliorations resteraient incorporées à la terre.
D’abord, cela arrive toutes les fois que la rente proprement dite s’anéantit par la concurrence de nouveaux terrains plus fertiles; ensuite, les améliorations qui pouvaient avoir une valeur à une certaine époque, cessent d’en avoir du moment qu’elles sont devenues universelles par le développement de l’agronomie.
Le représentant de la terre capital, ce n’est pas le propriétaire foncier, mais le fermier. Le revenu que la terre donne comme capital, c’est l’intérêt et le profit industriel et non la rente. Il y a des terres qui rapportent cet intérêt et ce profit et qui ne rapportent point de rente.
En résumé, la terre, en tant qu’elle donne un intérêt, est la terre capital, et, comme terre capital, elle ne donne pas une rente, elle ne constitue pas la propriété foncière. La rente résulte des rapports sociaux dans lesquels l’exploitation se fait. Elle ne saurait pas résulter de la nature plus ou moins dure, plus ou moins durable de la terre. La rente provient de la société et non pas du sol.
D’après M. Proudhon, l’ “ amélioration dans l’usage de la terre ”, – conséquence du “ perfectionnement de l’industrie ”, – est cause de la hausse continuelle de la rente. Cette amélioration la fait au contraire baisser périodiquement.
En quoi consiste, en général, toute amélioration, soit dans l’agriculture, soit dans la manufacture ? C’est à produire plus avec le même travail, c’est à produire autant, ou même plus avec moins de travail. Grâce à ces améliorations, le fermier est dispensé d’employer une plus grande quantité de travail pour un produit proportionnellement moindre. Il n’a pas besoin alors de recourir à des terrains inférieurs, et des portions du capital appliquées successivement au même terrain restent également productives. Donc ces améliorations, loin de faire hausser continuellement la rente, comme le dit M. Proudhon, sont, au contraire, autant d’obstacles temporaires qui s’opposent à sa hausse.
Les propriétaires anglais du XVII° siècle sentaient si bien cette vérité qu’ils s’opposèrent aux progrès de l’agriculture, de crainte de voir diminuer leurs revenus [6].
[1] Proudhon : Ouvrage cité, tome Il, p. 265. ↑
[2] Idem, tome II. p. 265. ↑
[3] “ L’horreur du vide. ” (N.R.) ↑
[4] Proudhon : Ouvrage cité. tome II, p 265. ↑
[5] Pour… “ pour le propriétaire ” (N.R) ↑
[6] Voir Petty, économiste anglais du temps de Charles II. ↑