1. La nature du salaire
L’ouvrier vend au capitaliste sa force de travail. Il en reçoit la valeur sous forme de salaire. Lors de l’embauchage, un salaire fixe est imposé pour un nombre déterminé d’heures par jour, mettons 8 francs pour une journée de travail de 8 heures, ou 1 franc par heure.
L’ouvrier vend sa force de travail, mais il semble vendre son travail ; il touche un salaire comme expression monétaire de la valeur de sa force de travail, mais on a l’impression que le salaire est l’expression monétaire de la valeur du travail et non celle de la force de travail.
À la surface de la société bourgeoise, le salaire de l’ouvrier apparaît comme le prix du travail, comme une somme déterminée d’argent payée en échange d’une quantité déterminée de travail. On parle de la valeur du travail et l’on donne à son expression monétaire le nom de prix nécessaire ou naturel.
K. Marx : le Capital, t. 3, p. 233.
Le travail ne peut donc pas avoir de valeur. Parler d’une valeur du travail et vouloir la déterminer, n’a pas plus de sens que de parler de la valeur de la valeur ou vouloir déterminer le poids non pas d’un corps pesant, mais de la pesanteur elle-même.
Engels : Anti-Dühring, p. 232.
D’où vient donc que le salaire n’est pas payé comme le prix de la force de travail, mais comme le prix du travail, bien que l’ouvrier vende sa force de travail et non son travail, bien que le travail n’ait pas de valeur ?
Dans la production marchande en général et, en particulier, dans la production capitaliste, les rapports sociaux se manifestent sous une forme dissimulée qui les rend méconnaissables. Ainsi, la valeur, rapport social, se présente comme la propriété de l’objet ; le capital, rapport social, prend la forme des moyens de production.
Dans la société capitaliste, la valeur de la force de travail prend une forme qui rend invisible son véritable contenu. À cela s’ajoute encore la particularité de la marchandise force de travail en vertu de laquelle le nombre des heures de travail mesure la quantité de la force de travail vendue par l’ouvrier. C’est pourquoi la rétribution de la force de travail prend la forme de rétribution du travail. D’où la fausse conception que le travail a une valeur.
Dans l’expression : valeur du travail, l’idée de valeur n’a pas été simplement effacée ; on l’a changée en son contraire. C’est une expression imaginaire, dans le sens de cette autre : valeur de la terre. Mais ces expressions imaginaires découlent des conditions mêmes de la production.
K. Marx : le Capital, t. 3, p. 236.
En raison des rapports de production capitalistes, le salaire, expression monétaire ou prix de la force de travail, apparaît comme le prix du travail. Le salaire est donc la forme modifiée de la valeur de la force de travail. Le salaire est le prix de la force de travail présenté comme prix du travail.
Le salaire dissimule l’exploitation
Supposons qu’il faille 4 heures de travail socialement nécessaire pour la production des moyens de subsistance d’un ouvrier.
Si 1 franc représente une heure de travail social, la valeur de la force de travail exprimée en argent sera de 4 francs. Si la force de travail est payée à sa valeur complète et si l’ouvrier fait 8 heures par jour, le salaire de 4 francs pour une journée de 8 heures représente une rétribution à raison de 0,50 par heure de travail.
En réalité, une heure de travail social est matérialisée par 1 franc et, pour cette raison, en payant 0,50 par heure le capitaliste ne paye qu’une demi-heure de travail sans payer l’autre demi-heure. Si, dans une journée de 8 heures de travail, chaque heure est payée seulement la moitié, c’est-à-dire que, sur l’ensemble de la journée de travail, seule la moitié est payée, soit 4 heures ; les autres 4 heures sont du travail non payé, du surtravail, qui crée la plus-value. Cependant, comme la somme monétaire (4 francs), qui représente seulement une partie de la journée de travail (4 heures) est répartie sur l’ensemble de la journée de travail (8 heures), il se crée l’apparence que toute la journée est payée.
La forme du salaire fait donc disparaître absolument la division de la journée de travail en travail nécessaire et surtravail, en travail paye ou non payé ! Tout travail apparaît comme travail payé… Dans le système esclavagiste, la partie même de la journée où l’esclave ne fait que remplacer la valeur de ses propres moyens de subsistance et où il travaille effectivement pour lui-même semble être consacrée à du travail pour le compte du maître. Tout le travail de l’esclave se présente comme travail non payé. Dans le salariat, c’est l’inverse : même le surtravail ou travail non payé apparaît comme travail payé. Là, le rapport de propriété dissimule le travail que l’esclave fait pour son propre compte ; ici, le rapport monétaire dissimule le travail gratuit du salarié.
K. Marx : le Capital, t. 3, p. 240.
On voit donc que le salaire dissimule l’exploitation capitaliste. L’apparence qu’il crée de la rétribution de l’ensemble du travail fait naître des conceptions correspondantes non seulement chez le capitaliste, mais aussi chez l’ouvrier, car le capitaliste paye et l’ouvrier touche un salaire, comme rétribution pour chaque heure, jour ou semaine de travail.
L’importance de la théorie marxiste du salaire
La bourgeoisie a intérêt à entretenir cette croyance dans la classe ouvrière. Pour maintenir l’esclavage salarié, la bourgeoisie a besoin de tenir la classe ouvrière sous son influence idéologique, c’est pourquoi l’affranchissement de la classe ouvrière de la dictature de la bourgeoisie ne pourra se faire sans son affranchissement de l’influence idéologique de la bourgeoisie. La lutte de classe du prolétariat n’est pas seulement politique et économique, mais aussi théorique.
Dans sa théorie du salaire — qui est la continuation directe de sa théorie de la valeur et de la plus-value —, Marx a montré que la possibilité de l’influence idéologique de la bourgeoisie sur le prolétariat découle du caractère même des rapports de production du capitalisme.
Cette forme [le salaire] nous cache le rapport réel, nous en montre le juste contraire. Mais elle sert de base à toutes les conceptions juridiques de l’ouvrier et du capitaliste, à toutes les mystifications du mode de production capitaliste, à toutes les illusions libérales, à toutes les bourdes laudatives que nous sert l’économie vulgaire.
K. Marx : le Capital, t. 3, p. 240.
La question de la différence entre la valeur du travail et la valeur de la force de travail, en apparence complètement détachée de la vie, est, en réalité, de la plus haute importance pour la lutte de classe du prolétariat.
2. Les formes du salaire
En présentant le travail de l’ouvrier comme entièrement payé, le salaire constitue entre les mains du capitaliste un moyen de renforcer son exploitation.
Il existe plusieurs formes de salaire. Mais toutes les formes de salaire peuvent être ramenées à deux principales : salaire au temps et salaire aux pièces.
Le salaire au temps
Le salaire au temps est payé pour une journée de travail d’une durée déterminée, par exemple, 4 francs pour une journée de 8 heures. Le prix d’une heure de travail est la mesure du prix du travail (n’oublions pas que le travail n’a pas de valeur et que, par conséquent, il n’a pas de prix ; nous nous servons ici de l’expression « prix du travail » uniquement dans le sens de la forme modifiée de la valeur de la force de travail). Dans notre exemple, le prix d’une heure de travail est de 0,50.
Le prix du travail peut rester invariable, et le salaire diminuer ou augmenter. Ainsi, lorsque diminue la journée de travail, le salaire horaire étant le même, le salaire diminue. Si, dans notre exemple, la journée de travail est réduite de 8 à 6 heures, et que le prix horaire reste de 0,50, le salaire sera de 3 francs. On est porté à croire que les intérêts de l’ouvrier n’ont pas été lésés. Il reçoit moins parce qu’il travaille moins, le « prix du travail » n’a pas baissé. Le capitaliste semble lui payer le même prix pour son travail. Mais en réalité, il se produit ici une baisse du salaire au-dessous de la valeur de la force de travail.
Dans notre exemple, la valeur de la force de travail est de 4 et non de 3 francs. Avec 3 francs, l’ouvrier n’arrive pas à reproduire sa force de travail. Le capitaliste paye ainsi la force de travail au-dessous de sa valeur. Mais ce fait est dissimulé par « le prix du travail ». Comme le salaire horaire n’a pas changé, on en conclut que l’ouvrier n’a rien à réclamer du capitaliste.
Nous avons vu plus haut les suites pernicieuses de l’excès de travail ; nous découvrons ici les sources des maux qui résultent pour l’ouvrier d’une occupation insuffisante.
K. Marx : le Capital, t. 3, p. 248.
Dans tous les pays capitalistes, au cours de la crise économique actuelle, on a diminué non seulement le nombre des ouvriers occupés, en transformant une partie des ouvriers occupés en chômeurs, mais aussi le temps de travail de ceux qui sont encore occupés. Naturellement, les capitalistes, sous prétexte de la réduction du temps de travail (semaine incomplète), réduisent en même temps les salaires. Les chefs social-démocrates ont rendu à la bourgeoisie le plus grand service en l’aidant à voler la classe ouvrière. Ainsi, en Allemagne, l’ancien ministre du Travail, le social-démocrate Wissel écrivait :
La réduction du temps de travail ne peut être appliquée qu’avec une réduction correspondante des salaires.
Par contre, les partis communistes, dans les pays capitalistes, luttent pour la réduction de la journée de travail sans diminution de salaire.
La baisse des salaires au-dessous de la valeur de la force de travail a lieu également dans le cas où la journée de travail est prolongée et où l’ancien prix horaire est conservé. Si, dans notre exemple, la journée de travail est portée à 10 heures, le salaire horaire de 0,50 étant le même, le salaire montera à 5 francs par jour. Encore une fois, de prime abord, il semble que l’ouvrier n’ait rien à réclamer du capitaliste. Faisant plus d’heures, il touche davantage. Cependant les dernières heures de travail demandent une plus grande dépense d’énergie que les premières heures.
La valeur de la force de travail, qui n’en est, après tout, que l’usure, croît avec la durée du fonctionnement de cette force, et en proportion plus rapide que l’accroissement de la durée de fonctionnement.
K. Marx : le Capital, t. 3, p. 249.
C’est pourquoi, avec la prolongation de la journée de travail, les ouvriers réclament l’augmentation du salaire horaire. Mais, d’autre part, la prolongation de la journée de travail accentue la concurrence parmi les ouvriers. Ainsi, en portant la journée de 8 à 10 heures, quatre ouvriers font autant de travail que cinq auparavant. Le renforcement de la concurrence entre les ouvriers permet au capitaliste de baisser le « prix du travail », c’est-à-dire le salaire horaire. Mais pour conserver le même salaire journalier, le salaire horaire ayant subi une baisse, l’ouvrier devra fournir une plus grande quantité d’heures de travail. Il est donc amené à faire des heures supplémentaires qui sapent ses forces et aggravent la concurrence entre les ouvriers. L’exploitation capitaliste s’en trouve accrue.
Le salaire aux pièces
Le salaire aux pièces est payé à l’ouvrier pour chaque unité de marchandise. Mais, en réalité, le salaire aux pièces n’est rien d’autre que la forme modifiée du salaire au temps. On considère, pour le fixer, la quantité de marchandises produites par l’ouvrier pendant une unité de temps donnée. Si en 8 heures l’ouvrier produit 16 unités d’une marchandise, le salaire au temps étant de 4 francs par jour, le salaire aux pièces sera de 0,25 pour chaque unité de marchandise.
De même que le salaire au temps, le salaire horaire n’est nullement la rétribution de la valeur créée par l’ouvrier en une heure, de même le salaire aux pièces n’est pas la rémunération du travail dépensé par l’ouvrier pour la production d’une unité de la marchandise donnée.
Il ne s’agit pas de mesurer la valeur de la pièce par le temps de travail qui s’y trouve réalisé, mais de mesurer au contraire le temps dépensé par l’ouvrier par le nombre des pièces produites.
K. Marx : le Capital, t. 3, p. 257.
Si le salaire au temps crée l’apparence que c’est le travail qui est rétribué et non pas la force de travail, le salaire aux pièces dissimule plus encore l’exploitation. Ici, on a l’impression que l’ouvrier se présente comme vendeur de la marchandise qu’il a produite.
Le salaire dépend de la quantité des pièces produites, c’est pourquoi le salaire aux pièces agit comme moyen automatique d’augmentation de l’intensité du travail. Or, l’augmentation de l’intensité du travail signifie l’accroissement de la dépense de force de travail pendant chaque heure. L’effet est le même que lors de la prolongation de la journée de travail. Le salaire tombe au-dessous de la valeur de la force de travail. En fin de compte, l’organisme de l’ouvrier s’use plus rapidement.
Le salaire au temps et le salaire aux pièces sont les formes essentielles du salaire ; ils sont à la base de tous les systèmes de salaires.
Somme toute, il est évident que rien n’est modifié dans la nature même du salaire par le mode différent de paiement, bien que l’un des modes soit plus favorable que l’autre au développement de la production capitaliste.
K. Marx : le Capital, t. 3, p. 256.
Toutes les formes du salaire dissimulent l’exploitation capitaliste ; toutes, elles constituent un moyen de réduire le prix de la force de travail au-dessous de sa valeur. La plus-value est créée par l’ouvrier même dans le cas où la force de travail est payée à sa valeur. La plus-value doit donc être d’autant plus grande que le salaire tombe plus bas que la valeur de la force de travail. Une partie du temps nécessaire est transformée en temps supplémentaire.
Dans son explication de la plus-value, Marx part de la supposition que la force de travail est payée à sa valeur. Mais il indique que le procédé d’augmentation de la plus-value par la baisse du salaire au-dessous de la valeur de la force de travail
… joue un rôle important dans le mouvement réel du salaire ouvrier.
K. Marx : le Capital, t. 2, p. 198.
Le capitalisme tend à payer la force de travail au-dessous de sa valeur.
La théorie du capital implique que l’ouvrier reçoit la valeur entière de sa force de travail. C’est l’idéal du capitalisme, mais non la réalité.
V. I. Lénine : Œuvres complètes, tome 2, p. 415, édition russe.
En traitant de la loi de l’appauvrissement de la classe ouvrière en régime capitaliste, nous indiquerons quel est le mouvement réel des salaires en régime capitaliste.
3. L’importance du salaire en période de transition
Dans le chapitre précédent, nous avons montré qu’en U.R.S.S. la force de travail n’est pas une marchandise, que l’exploitation y est abolie et avec elle le salaire, en tant que moyen de cette exploitation.
Dans les entreprises socialistes de l’U.R.S.S., le salaire, par sa nature même, se distingue radicalement du salaire en régime capitaliste.
Ce n’est plus le salaire au sens propre de ce terme. Dans les entreprises socialistes de l’U.R.S.S., le salaire est un moyen de répartition d’articles de consommation selon la quantité et la qualité du travail fourni.
En régime communiste, lorsque d’une part les forces productives de la société se seront accrues au point que l’augmentation de la production sera supérieure à l’augmentation des besoins et, d’autre part, lorsque le contraste entre le travail intellectuel et manuel, entre le travail qualifié et non qualifié sera aboli, la société passera au principe « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ».
Mais dans la société socialiste sans classes dominera encore le principe de répartition des produits en proportion de la quantité et de la qualité du travail fourni par chaque travailleur. Ce principe doit être maintenu surtout dans la période de construction de la société socialiste, lorsque les survivances du capitalisme subsistent encore dans l’économie et dans la conscience des hommes.
Le fait de stimuler l’ouvrier pour obtenir une augmentation de la productivité du travail ne contredit nullement l’attitude socialiste envers le travail, attitude qui, de plus en plus, se développe en U.R.S.S. Les survivances du capitalisme ne sont pas encore complètement surmontées dans les esprits. L’émulation socialiste, facteur puissant du développement de l’U.R.S.S. et de la formation d’une conscience socialiste, loin de supprimer la nécessité d’un encouragement matériel, ne peut être appliquée au contraire qu’en étroite liaison avec ce dernier.
L’égalisation des salaires, cette idée petite-bourgeoise gauchiste, est une des plus fortes entraves à l’édification socialiste. Elle abolit les stimulants du relèvement de la productivité du travail et de la qualification et encourage le désordre petit-bourgeois, anarchique.
Organisation juste des salaires stimulant la productivité et la qualification, lutte contre l’égalisation des salaires — n’ayant rien de commun avec le socialisme — telle est une des conditions historiques proclamées par Staline, conditions de victoire et de croissance du socialisme.
En U.R.S.S., la politique des salaires et l’augmentation de la productivité et du travail qui y est liée mènent au relèvement incessant du niveau de vie de la classe ouvrière et de tous les travailleurs. La loi de développement en U.R.S.S., c’est l’amélioration des conditions matérielles et culturelles de vie de toute la population travailleuse.
Nous nous en convaincrons pleinement en comparant la situation de la classe ouvrière en U.R.S.S. et dans les pays capitalistes, lorsque nous aurons examiné, à la fin du chapitre suivant, la loi de l’appauvrissement de la classe ouvrière en régime capitaliste.