Le 8 mai 1940


Camarades,

Je ne voulais pas prendre la parole, mais le camarade Mikhaïlov me dit que je n’y échapperai pas. Que vous dire de la présente conférence ? J’ai l’impression que dans vos rapports, il manque beaucoup d’éléments essentiels.

Vous êtes les secrétaires des Comités régionaux de la Fédération des Jeunesses communistes léninistes de l’U.R.S.S. pour le travail parmi la jeunesse scolaire et les pionniers. Je voudrais bien me rendre compte de ce que cela signifie. Quoique n’aimant pas à me dire un vieux, je suis bien- près d’en être un, aussi userai-je de vieilles comparaisons. Quelle place aurait-on pu trouver pour vous dans l’ancien ministère de l’instruction publique ? J’ai eu beau chercher, je n’ai rien vu qui pût convenir, même approximativement.

Il faut bien vous dire que votre tâche, votre tâche essentielle, c’est d’exercer une influence politique à l’école, parmi le corps enseignant, afin d’aider le Parti et le pouvoir des Soviets à donner une éducation communiste aux enfants soviétiques. Beaucoup de camarades ont pris la parole ici et nous ont fait des rapports sur leur activité. On sent que des hommes cultivés, des hommes instruits sont rassemblés à cette conférence. Je puis noter que vous faites bien vos rapports. Le plus brillant a été celui de la secrétaire du Comité central du Komsomol de Biélorussie. Mais je crois qu’elle aurait pu le faire autrement si elle n’avait craint de se montrer indépendante. Quant au fond, son rapport ne se distingue pas des autres. Par leur contenu, tous vos rapports sont les mêmes. Et pourquoi ? Parce qu’ils portent tous pour ainsi dire le cachet organisation-administration-discipline. Tous, vous avez parlé ici de surveillance, et vous l’avez fait sur un ton impératif. C’est là un premier défaut grave.

Il est assez symptomatique en effet qu’aucun de vous ne se soit arrêté sur les méthodes d’enseignement, qu’aucun n’ait rien dit du niveau culturel général de l’instituteur soviétique et surtout de l’instituteur komsomol, qui doit être à l’école la figure dirigeante. Je vous le demande : en avez-vous rencontré de ces instituteurs komsomols qui sont des figures dirigeantes dans le travail pédagogique ou dans quelque autre domaine du travail scolaire ? Si oui, il fallait en parler. Si non, c’est une honte pour vous. Car il y en a sans aucun doute, de ces hommes, dans nos écoles ; il est impossible qu’il n’y en ait pas. Lai question est très importante. Pourtant c’est à croire qu’elle n’entre pas dans votre champi visuel. Et si vous l’avez négligée, c’est signe que vous n’avez pas encore entièrement pris conscience de votre rôle.

Être secrétaire d’une organisation de Komsomol pour le travail parmi la jeunesse scolaire et les pionniers, cela veut dire être un modèle pour des centaines et des milliers d’instituteurs. N’avez-vous pas dit vous-mêmes ici que 30% au moins des instituteurs sont en âge d’être komsomols ? Mais s’ils prennent exemple sur vous, leurs rapports doivent porter eux aussi le cachet organisationadministration-discipline. Malheureusement, aucun de vous n’a dit comment vivent et travaillent les instituteurs komsomols. Et c’est là un deuxième défaut grave.

Et puis, si vous vous attachez à instituer l’ordre et la discipline à l’école — et vous devez vous y attacher — il faut avant tout relever le prestige de l’instituteur. Je n’envisage pas le cas où l’instituteur n’a aucune autorité, soit parce qu’il connaît mal sa matière, soit parce que, tout en la connaissant bien, il ne sait pas l’enseigner, ou encore parce que, somme toute, sans travailler mal il ne travaille pas bien. Je parle des cas où les conditions objectives et subjectives nécessaires au relèvement du prestige de l’instituteur sont là, et je vous demande : qu’avez-vous fait pour relever et affermir son autorité ? Il est regrettable que vous ne vous soyez aucunement arrêtés sur cette question ; vous n’avez même pas dit si le prestige de l’instituteur grandit ou non, et s’il grandit, ce qu’on a fait pour cela, les moyens auxquels on a eu recours. Et c’est là un troisième défaut grave.

Ensuite, j’estime que les secrétaires des Comités du Komsomol chargés du travail parmi la jeunesse scolaire et les pionniers doivent être des hommes très cultivés. Je ne veux nullement dire que vous (deviez être d’étroits spécialistes de la pédagogie. Non, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Si vous êtes d’étroits spécialistes de la pédagogie, cela pourra même nuire en certains points à votre travail. Quand je dis que vous devez être hautement cultivés, j’entends par là que vous devez avoir une instruction générale, autrement dit que vous devez bien connaître les ouvrages généraux et spéciaux traitant des principales questions relatives à l’école, des branches fondamentales de la science, de l’art et de la technique, bien connaître la littérature, etc., parce que vous devez être un modèle pour l’instituteur komsomol. J’entends par là qu’il faut que vous sachiez adopter l’attitude qui convient avec les instituteurs, savoir vous conduire avec n’importe qui — je veux dire avoir du tact. Si vous possédez ces éléments de culture, vous saurez plus facilement et plus vite quels sont les besoins et les préoccupations spirituelles de l’instituteur soviétique, vous apprendrez sans peine quels sont les ouvrages qu’on lit, ceux que l’on préfère, ce qu’on pense de la littérature en général, et enfin, il vous sera plus facile de connaître létal d’esprit des instituteurs et des écoliers. Alors seulement vous serez vraiment les auxiliaires du Parti et du pouvoir soviétique pour l’éducation communiste des écoliers. Malheureusement, de cela non plus vous n’avez rien dit. Et c’est là un quatrième défaut grave.

Il me semble qu’il vous faudrait bâtir vos rapports tout différemment. Bien des choses, et notamment le fait que vous n’êtes pas dépourvus d’éloquence, montrent que cela est parfaitement possible. Il est vrai que vous devrez travailler sérieusement et beaucoup réfléchir, car le danger vous guettera, vous pourrez subir des échecs, commettre des fautes. Mais il est indigne d’un komsomol de craindre les difficultés et de se dérober aux dangers; Dans vos interventions, la pensée créatrice et l’initiative doivent jaillir de source. Certes, quand cela s’impose, il faut aussi appuyer dans vos rapports sur le côté organisation-administration-discipline, mais vous n’en devez pas moins les remplir d’un contenu politique et vous attacher à y mettre en relief les valeurs culturelles qui croissent et se développent parmi les élèves, parmi les instituteurs.

Je veux m’adresser en particulier aux komsomoles. Camarades, vous êtes les plus cultivées des militants du Komsomol qui s’occupent de l’instruction publique, parce que les gars cultivés, nous les faisons entrer partout ailleurs, à commencer par l’aviation pour finir par les mines. Ce sont surtout des femmes, des komsomoles qui travaillent dans le domaine de l’instruction publique. En somme, il a été donné « à ferme » aux komsomoles, et ce sont elles qui, au premier chef, répondent de l’école. C’est donc à elles avant tout de relever le niveau culturel des instituteurs en âge d’être komsomols qui sont si nombreux chez nous. On a parlé ici d’une institutrice qui n’a pas su résoudre un problème et que, pour cette raison, on considère comme une mauvaise institutrice. Façon mécanique et absolument erronée d’envisager les choses ! Où trouver des virtuoses capables de résoudre tous les problèmes sans exception ? Un jour, j’ai demandé à mon fils qui enseignait dans une école moyenne :

— Es-tu à même de répondre à toutes les questions qui surgissent quand tu fais ton cours ?

Il m’a répondu :

— Ma foi non ! Et quand cela m’arrive, je dis à mes élèves : pour le moment je ne peux pas vous répondre ; je le ferai la fois prochaine.

Certes, lorsque quarante yeux narquois lèvent sur lui un regard brillant de malice et semblent dire : « Nous t’avons eu ! », l’instituteur n’est pas à son aise ! Mais il n’en est pas moins tenu de dire franchement à ses élèves : pour le moment je ne peux pas vous répondre ; je ne sais pas, mais je tâcherai de vous expliquer tout cela la fois prochaine. Agir ainsi, ce sera, selon moi, être honnête envers ses élèves. Et il faut leur apprendre l’honnêteté.

Six membres de ma famille possèdent l’instruction supérieure : ce sont des ingénieurs pour la plupart, et par conséquent ils doivent bien connaître les mathématiques. Quand ma cadette étudiait encore à l’école moyenne, les aînés l’aidaient parfois, quand elle faisait ses devoirs, à résoudre un problème. Il leur arrivait de s’y mettre tous ensemble, et figurez-vous qu’ils ne trouvaient pas toujours la solution tout de suite : ils avaient oublié ! Ils semblaient avoir toutes les cartes en mains, car étant ingénieurs, ils connaissaient bien les mathématiques. Et pourtant, ça n’allait pas. Donc, en pareil cas, il est erroné de conclure qu’on connaît ou qu’on ne connaît pas sa matière, qu’un instituteur est bon ou qu’il est mauvais.

On ne peut pas relever le prestige de l’instituteur rien que par la voie administrative. Et quand nous voyons que l’on fait reproche sur reproche à tel ou tel instituteur, nous devons intervenir, car cela sape l’autorité non seulement de l’instituteur en question, mais de tous les instituteurs. Il faut, pour relever le prestige de l’instituteur, agir avec précaution. Si tout en ne portant pas de lunettes, un instituteur dit que sans lunettes il ne voit rien, il a tort, bien entendu. Mais d’autre part il faut bien se dire qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y a point d’homme assez sage pour répondre à toutes les questions. Il faut relever le prestige de l’instituteur en apprenant à tous les âges et à tous les milieux à le respecter profondément en l’entourant d’une auréole d’estime générale.

Voilà, me semble-t-il, ce que le Komsomol doit obtenir. Non par une circulaire officielle, mais par une loi tacite qui deviendra tradition pour tout notre Komsomol. Les secrétaires des Comités du Komsomol pour le travail parmi la jeunesse scolaire et les pionniers doivent être les premiers propagateurs de cette loi, et les plus zélés, car c’est suivre la ligne du Parti et du Komsomol que de relever l’autorité de l’instituteur.

On a beaucoup parlé ici des résultats obtenus par les écoliers, et on a cité différents pourcentages. Evidemment, ces chiffres servent à donner un tableau d’ensemble. Mais vous ne dirigez pas les départements de l’Instruction publique près les Soviets ! Et puis, ces pourcentages, vous les obtenez sans grande difficulté : vous exigez des instituteurs et des directeurs des écoles qu’ils vous les fournissent. Et par conséquent, vous n’avez même pas à vous livrer au calcul le plus élémentaire. Pour être franc, j’attendais de vous bien davantage. J’espérais que vous nous diriez ce qu’il y a derrière ces chiffres. Que vous analysiez la situation ne fût-ce que du point de vue pédagogique. Mais je n’ai rien entendu de pareil.

Nous savons parfaitement que tel instituteur donne très facilement une bonne note, et tel autre très difficilement. Il en est même qui par principe ne donnent jamais la note « parfait », car, disent-ils, eux seuls connaissent « parfaitement » la matière qu’ils enseignent. Mais ici encore, il faut savoir distinguer : il y a d’excellents pédagogues, parmi les vieux surtout, qui aiment leur matière, s’y plongent avec plaisir et enseignent vraiment bien. Ceux-là, les écoliers les respectent profondément et les aiment, et ils aiment du même coup la matière qu’ils enseignent. Et bien que ces instituteurs se montrent généreux dans les notes qu’ils donnent, on peut dire à priori que leurs élèves sont infiniment plus forts dans leur branche que dans celles des instituteurs qui se trouvent seuls dignes de la note) « parfait ». Et encore une fois, c’est un côté de lia question que vous avez négligé.

D’une manière générale, je suis uni peu étonné que vous vous soyez bornés à un compte rendu purement formel.

Pour employer le langage de nos critiques, vos rapports tiennent plutôt du formalisme que du réalisme socialiste. C’est Brioussov, je crois, qui a dit : « J’aime la jeunesse parce qu’en s’appuyant sur elle on peut aller de l’avant. » [Brioussov (1873-1924) — célèbre poète, traducteur, romancier et critique russe.] Et c’est juste. Pourtant, chez vous on n’aperçoit pas de mouvement en avant, bien que de vastes possibilités vous soient offertes. Vous n’êtes pas chefs de département de l’Instruction publique, débordés par les soucis administratifs et économiques, s’occupant de tout, à commencer par les réparations et à finir par la discipline. Vous avez relativement plus de liberté qu’un chef de département de l’Instruction publique. Vous êtes les auxiliaires du Parti et du pouvoir soviétique moins pour la réparation des écoles — bien que là aussi vous deviez aider, le cas échéant — que pour organiser, pour assurer l’éducation communiste de la génération montante. Enfin, vous êtes non pas de froids observateurs, mais, du moins je le crois, d’ardents patriotes soviétiques. L’énergie doit bouillonner en vous, sinon comment peut-il être question de jeunesse, de patriotisme soviétique ? Vous devez fendre en avant, toujours en avant, ne laisser échapper aucune question nouvelle, actuelle. Mais pour cela, je le répète, vous devez posséder une vaste culture. Si c’était en mon [pouvoir, je vous obligerais à lire chaque jour pendant cinq heures au moins (la littérature proprement dite ainsi que les ouvrages consacrés aux différents problèmes de l’art, de la science, de la technique, etc.), afin que vous possédiez des connaissances, que vous soyez cultivés et instruits ; afin que lorsque vous avez à résoudre une question de principe ou pratique, l’instituteur vous admire. Et du coup votre prestige grandirait aux yeux du corps enseignant.

Pour autant que je sache, officiellement vous n’avez pas de pouvoir sur l’école, mais vous pouvez exercer sur elle une influence énorme, et le Parti attend de vous un grand et fructueux travail dans oe sens. Mais il faut pour cela, je le répète encore et encore, que les secrétaires des Comités du Komsomol pour le travail parmi la jeunesse scolaire et les pionniers soient des hommes hautement cultivés; ils doivent en quelque sorte être les premiers, par le niveau de leur culture, dans le monde des pédagogues.

Outre la culture, vous devez encore apporter à l’école l’esprit bolchevik, l’esprit du Parti. Que signifie : apporter l’esprit du Parti ? Cela peut paraître bien simple aujourd’hui : l’Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l’U.R.S.S. est écrite, il n’y a qu’à l’étudier. Mais, camarades, un manuel n’est jamais qu’un manuel, et il faut apprendre l’esprit du Parti ailleurs encore que dans un manuel. Certes, l’Histoire du Parti aide puissamment au développement de la conception du monde marxiste-léniniste. Mais il faut savoir considérer les choses en marxistes non seulement dans l’histoire du Parti, mais encore au travail, dans la vie de tous les jours, dans toutes les circonstances de la vie ; il faut savoir aborder en membres du Parti, en bolcheviks les problèmes concrets qui surgissent chaque jour et à chaque pas.

Or, parfois, quand vous étudiez un manuel, vous craignez de vous écarter du cadre de chacun de ses paragraphes. Mais si vous vous enfermez dans ce cadre, vous serez de mauvais marxistes, car chaque paragraphe est non pas un dogme, mais un guide pour l’action. Et quand vous étudiez l’histoire du Parti bolchevik, il serait bon que vous donniez aussi un contenu actuel à ses paragraphes imprégnés des faits du passé, en expliquant leur essence par des exemples empruntés à la vie d’aujourd’hui.

Ainsi, vous avez parlé d’un cas de suicide. Si j’avais enseigné l’histoire du Parti, je n’aurais peut-être pas très bien enseigné l’histoire elle-même, mais par contre je n’aurais pas manqué die m’arrêter sur ce cas-là, et j’aurais développé le paragraphe correspondant. J’aurais montré que ce communiste n’a pas agi en marxiste, qu’au fond il n’était pas un communiste, qu’il n’était communiste que de nom, car un communiste ne peut pas agir ainsi. Si vous étudiez de cette manière l’histoire du Parti, vous vous développerez véritablement, c’est-à-dire que tout en approfondissant vos connaissances en la matière, vous raffermirez aussi dans votre conscience les principes communistes, — dans ce cas-ci, la morale prolétarienne, communiste.

Si les secrétaires des Comités du Komsomol pour le travail parmi la jeunesse scolaire et les pionniers craignent ces questions en tant que dirigeants, il leur sera très difficile de travailler. Vous devez au contraire soulever hardiment ces questions parmi les pédagogues et faire en sorte qu’elles obtiennent une solution marxiste.

Vous le voyez, camarades, je place très haut votre rôle et votre importance. Mais cela vous charge aussi d’une grande responsabilité. Cela exige notamment, et c’est par là que j’ai commencé, que vos rapports soient pleins d’un contenu politique, qu’ils soient réellement des rapports de Parti. Ce sera pour vous une première leçon de marxisme, de vrai marxisme. Si vous réussissez à leur donner ce contenu, si vous n’admettez dans vos rapports ni les clichés ni le dogmatisme, cela aura inévitablement des répercussions sur tout votre travail. (Vifs applaudissements.)

Problèmes de l’éducation communiste, pp. 20-27, Editions Gospolitizdat, 1940.