Maintenant nous nous trouvons devant la réalité brutale de la guerre. Les affres d’une invasion ennemie nous menacent. Nous n’avons pas aujourd’hui à trancher pour ou contre la guerre, mais sur la question des moyens requis en vue de la défense du pays. La liberté future de notre peuple dépend pour beaucoup, sinon entièrement, d’une victoire du despotisme russe, qui s’est couvert du sang des meilleurs hommes de son propre peuple. Il s’agit d’écarter cette menace, de garantir la civilisation et l’indépendance de notre pays. Nous appliquons un principe sur lequel nous avons toujours insisté : à l’heure du danger, nous n’abandonnons pas notre propre patrie. Nous nous sentons par là en concordance de vues avec l’Internationale, qui a reconnu de tous temps le droit de chaque peuple à l’indépendance nationale et à l’autodéfense, de même que nous condamnons en accord avec elle toute guerre de conquête. Inspirés par ces principes, nous votons les crédits de guerre demandés.
Par cette déclaration, le groupe parlementaire donnait le 4 août le mot d’ordre qui allait déterminer l’attitude des ouvriers allemands pendant la guerre. Patrie en danger, défense nationale, guerre populaire pour l’existence, la civilisation et la liberté – tels étaient les mots clés que proposait la représentation parlementaire de la social-démocratie.
Tout le reste en découla comme une simple conséquence : la position de la presse du parti et de la presse syndicale, le tumulte patriotique des masses, l’Union sacrée, la dissolution soudaine de l’Internationale, tout cela n’était que la conséquence inévitable de la première orientation qui fut adoptée au Reichstag.
Si réellement sont en jeu l’existence de la nation et la liberté, si celle-ci ne peut être défendue que par le fer meurtrier, si la guerre est la sainte cause du peuple, alors tout est clair et évident, alors il faut accepter en bloc. Qui veut le but doit vouloir les moyens. La guerre est un meurtre méthodique, organisé, gigantesque. En vue d’un meurtre systématique, chez des hommes normalement constitués, il faut cependant d’abord produire une ivresse appropriée. C’est depuis toujours la méthode habituelle des belligérants. La bestialité des pensées et des sentiments doit correspondre à la bestialité de la pratique, elle doit la préparer et l’accompagner. Dès lors, le Wahre Jakob du 28 août avec l’image du « batteur » allemand, les feuilles du parti à Chemnitz, Hambourg, Kiel, Francfort et Cobourg, entre autres, avec leur excitation patriotique en vers et en prose, dispensèrent le narcotique spirituel dont le prolétariat avait besoin une fois qu’il ne pouvait plus sauvegarder son existence et sa liberté qu’en plongeant le fer meurtrier dans le sein de ses frères russes, français et anglais. Ces feuilles instigatrices sont donc plus logiques avec elles-mêmes que celles qui veulent réunir le jour et la nuit, concilier la guerre avec l’« humanité », le meurtre avec l’amour fraternel, l’approbation des moyens nécessaires à la guerre avec la fraternité socialiste des peuples.
Mais si le mot d’ordre donné le 4 août par le groupe parlementaire était juste, alors serait prononcée contre l’Internationale ouvrière une condamnation sans appel, et qui ne vaudrait pas seulement pour cette guerre. Pour la première fois dans le mouvement ouvrier moderne, il y a une coupure entre les impératifs de la solidarité internationale des prolétaires et les intérêts de liberté et d’existence nationale des peuples, pour la première fois nous découvrons que l’indépendance et la liberté des nations exigent impérieusement que les prolétaires de pays différents se massacrent et s’exterminent les uns les autres. Jusqu’à présent, nous vivions avec la conviction que les intérêts des nations et les intérêts de classe du prolétariat concordaient harmonieusement, qu’ils étaient identiques, qu’on ne pouvait en aucun cas les opposer. C’était la base de notre théorie et de notre pratique, l’esprit qui animait notre agitation parmi les masses populaires. Etions-nous sur ce point essentiel de notre conception du monde, victimes d’une erreur monstrueuse ? Nous voilà devant la question vitale qui se pose au mouvement socialiste international.
La guerre mondiale n’est pas la première mise à l’épreuve de nos principes internationaux. Notre parti a subi sa première épreuve il y a quarante-cinq ans. A ce moment, le 21 juillet 1870, Wilhelm Liebknecht et August Bebel firent la déclaration suivante devant le parlement d’Allemagne du Nord :
La guerre actuelle est une guerre dynastique, entreprise dans l’intérêt de la dynastie Bonaparte, de même que la guerre de 1866 fut entreprise dans l’intérêt de la dynastie Hohenzollern.
Nous ne pouvons pas accepter les crédits que l’on exige du Reichstag pour la conduite de la guerre, parce que ce serait un vote de confiance au gouvernement prussien, lequel par la manière dont il a agi en 1866 a préparé la guerre actuelle.
Mais nous pouvons tout aussi peu refuser les crédits demandés, car ce serait interprété comme une approbation de la politique insolente et criminelle de Bonaparte.
En tant qu’ennemis par principe de toute guerre dynastique, en tant que sociaux-républicains et membres de l’Association internationale des travailleurs, qui lutte sans distinction de nationalité contre tous les oppresseurs et qui cherche à réunir tous les opprimés en une grande fraternité, nous ne pouvons nous déclarer ni directement ni indirectement pour la guerre actuelle, et nous nous abstenons donc de voter, en exprimant avec confiance l’espoir que les peuples d’Europe, instruits par les funestes événements actuels, mettront tout en oeuvre pour conquérir le droit à disposer d’eux-mêmes et pour éliminer la domination des armes et le pouvoir de classe, qui sont à l’origine de tout le mal politique et social.
Par cette déclaration, les représentants du prolétariat allemand plaçaient clairement et sans ambages leur cause sous le signe de l’Internationale et ils refusaient carrément d’admettre que la guerre contre la France fût une guerre nationale au service de la liberté. On sait que Bebel affirme dans ses mémoires qu’il aurait voté contre l’approbation des emprunts si, au moment du vote, il avait eu connaissance de ce qu’on ne devait apprendre que dans les années qui suivirent.
Au cours de cette guerre, que l’opinion publique bourgeoise tout entière et l’énorme majorité du peuple influencée par les machinations de Bismarck considéraient alors comme l’intérêt vital de la nation allemande, les dirigeants de la social-démocratie soutenaient le point de vue suivant : les intérêts vitaux de la nation et les intérêts de classe du prolétariat international ne font qu’un, et tous les deux sont opposés à la guerre. C’est seulement avec la guerre mondiale actuelle et avec la déclaration du groupe social-démocrate du 4 août 1914 qu’est apparu pour la première fois ce terrible dilemme : liberté nationale d’un côté, socialisme international de l’autre !
Le changement d’orientation dans les principes de la politique prolétarienne qui constituait le fait le plus important de la déclaration de notre groupe parlementaire fut donc, en tout état de cause, une illumination tout à fait soudaine. C’était une simple réplique de la version présentée le 4 août dans le discours du trône et dans celui du chancelier. « Nous ne sommes pas poussés par un désir de conquête, disait-on dans le discours du trône, nous sommes animés par la volonté inflexible de garder la place que Dieu nous a donnée, pour nous et pour toutes les générations à venir. Grâce aux documents qui vous sont communiqués, vous vous rendrez compte que mon gouvernement et avant tout mon chancelier se sont efforcés jusqu’au dernier moment d’éviter le pire. C’est en état de légitime défense, la conscience pure et les mains propres, que nous empoignons l’épée. » Et Bethmann-Hollweg déclara : « Messieurs, nous nous trouvons maintenant en état de légitime défense, et nécessité n’a point de loi. – Celui qui est menacé comme nous le sommes et qui combat pour son intérêt suprême ne doit songer qu’à la manière de se battre. – Nous combattons pour les fruits de notre travail pacifique, pour l’héritage de notre passé et pour notre avenir. » C’est exactement le contenu de la déclaration social-démocrate :
1° nous avons tout fait pour maintenir la paix, la guerre nous est imposée par d’autres ; 2° maintenant que la guerre est là, nous devons nous défendre ; 3° dans cette guerre tout est en jeu pour le peuple allemand. La déclaration de notre fraction parlementaire ne fait que répéter sous une forme un peu différente les déclarations du gouvernement. De même que celles-ci insistaient sur les tentatives diplomatiques de Bethmann-Hollweg pour maintenir la paix, et sur les télégrammes du Kaiser, le groupe rappelle les manifestations de paix organisées par la social-démocratie avant la déclaration de guerre. De même que le discours du trône se défend de tout désir de conquête, le groupe refuse la guerre de conquête en se référant aux principes du socialisme. Et lorsque l’empereur et le chancelier s’écrient : nous combattons pour notre intérêt suprême ; je ne connais pas de partis, je ne connais que des Allemands – la déclaration social-démocrate répond en écho : pour notre peuple tout est en jeu, nous n’abandonnons pas notre patrie à l’heure du danger. Sur un point seulement, la déclaration social-démocrate s’écarte du schéma du gouvernement : elle place le despotisme russe au premier plan de son argumentation, comme mettant en danger la liberté de l’Allemagne. Dans le passage du discours du trône concernant la Russie, c’étaient des regrets : « Le coeur lourd, j’ai dû mobiliser mon armée contre un voisin avec lequel elle a combattu en commun sur tant de champs de bataille. C’est avec un chagrin sincère que je vois se briser une amitié loyalement respectée par l’Allemagne. » Le groupe social-démocrate a transposé la rupture douloureuse d’une amitié loyalement respectée avec le tsarisme russe en une fanfare de la liberté contre le despotisme, de sorte que sur le seul point où il se montre indépendant vis-à-vis de la déclaration gouvernementale, il se sert des traditions révolutionnaires du socialisme pour donner une caution démocratique à la guerre et pour lui forger un prestige populaire.
Comme nous l’avons dit plus haut, tout ceci apparut le 4 août comme l’effet d’une inspiration tout à fait soudaine. Tout ce que la social-démocratie avait dit jusqu’à ce jour, tout ce qu’elle avait dit la veille même du déclenchement de la guerre, tout cela s’opposait radicalement à cette déclaration. Ainsi le Vorwärts écrivait-il, le 25 juillet, lorsque fut publié l’ultimatum autrichien à la Serbie qui provoqua la guerre :
Ils veulent la guerre, les éléments sans scrupules qui font la pluie et le beau temps au palais de Vienne. Ils veulent la guerre – c’est ce qui ressort depuis des semaines des cris sauvages que fait entendre la presse fanatique jaune et noire. Ils veulent la guerre, l’ultimatum autrichien à la Serbie le montre clairement au monde entier.
Parce que le sang de François-Ferdinand et de sa femme a coulé sous les coups d’un fanatique, il faut verser le sang de milliers d’ouvriers et de paysans, et un crime dément doit donner lieu à un crime bien plus dément encore ! … L’ultimatum autrichien à la Serbie est peut-être l’allumette qui va mettre le feu aux quatre coins de l’Europe !
Car cet ultimatum est tellement exorbitant dans sa forme comme dans ses exigences que si le gouvernement serbe y cédait docilement, il devait s’attendre à être expulsé sur-le-champ par les masses populaires.
C’était un crime de la part de la presse chauvine d’Allemagne, que de stimuler les désirs de guerre de son alliée fidèle jusqu’à la dernière extrémité, et sans aucun doute M. Bethmann-Hollweg a-t-il également assuré M. Berchtold de son soutien. Mais en procédant de la sorte, on joue un jeu tout aussi dangereux à Berlin qu’à Vienne…
Le Leipziger Volkszeitung écrivait le 24 juillet :
[…] Le parti militaire autrichien mise tout sur une carte, puisque dans aucun pays au monde le chauvinisme national et militariste n’a rien à perdre […]. En Autriche, les cercles chauvinistes sont en pleine faillite, leurs vociférations nationalistes doivent renflouer leur ruine économique et ils comptent sur la guerre pour remplir leurs caisses par le vol et le meurtre…
Le même jour, le Dresdner Volkszeitung s’exprimait ainsi :
A l’heure qu’il est, les fauteurs de guerre de la salle de bal de Vienne nous doivent encore ces preuves décisives qui autoriseraient l’Autriche à poser des exigences à la Serbie.
Aussi longtemps que le gouvernement autrichien ne sera pas en mesure de les fournir, il se met dans son tort aux yeux de l’Europe entière en bousculant ainsi la Serbie de façon provocatrice et offensante, et même si les torts de la Serbie étaient prouvés, si l’attentat de Sarajevo avait bien été préparé sous les yeux du gouvernement serbe, les exigences contenues dans cette note dépasseraient toutes les limites. Seuls les desseins de guerre les plus frivoles peuvent expliquer qu’un gouvernement adresse de telles prétentions à un autre État.
Voici le point de vue du Münchener Post du 25 juillet :
Cette note autrichienne est un document sans précédent dans l’histoire des deux siècles derniers. Sur la base d’un dossier d’enquête dont le contenu est resté caché jusqu’ici à l’opinion publique européenne, et sans justifier ses dires par un procès public contre les meurtriers du couple d’héritiers du trône, il pose à la Serbie des exigences dont l’acceptation équivaudrait à un suicide…
Le Schleswig-Hollsteinische Volksteitung déclarait le 24 juillet :
L’Autriche provoque la Serbie, l’Autriche-Hongrie veut la guerre, elle commet un crime qui peut mettre l’Europe entière à feu et à sang…
L’Autriche joue un jeu de va-tout. Elle ose adresser à l’Etat serbe une provocation à laquelle celui-ci ne peut consentir, à moins qu’il soit tout à fait sans résistance.
Tout homme civilisé doit protester de la manière la plus énergique contre cette attitude criminelle des maîtres de l’Autriche ; ce doit être avant tout la tâche des ouvriers ainsi que de tous ceux qui gardent encore le moindre sens de la paix et de la civilisation, que de tenter le maximum pour enrayer la folie sanguinaire qui s’est déclarée à Vienne.
Le Magdeburger Volkstimme du 25 juillet déclarait :
Tout gouvernement serbe qui ferait mine, si peu que ce soit, de prendre au sérieux l’une ou l’autre de ces exigences, serait chassé sur l’heure du Parlement par le peuple.
Les agissements de l’Autriche sont d’autant plus répréhensibles que les Berchtold se présentent devant le gouvernement serbe et, de ce fait, devant l’Europe, avec des assertions qui ne reposent sur rien.
On ne peut plus de nos jours machiner ainsi une guerre, qui deviendrait une guerre mondiale. On ne peut pas procéder ainsi, si on ne veut pas troubler la paix de tout un continent. Ce n’est pas comme cela qu’on peut faire des conquêtes morales ou qu’on peut persuader de son propre droit les États non engagés. Il est dès lors à supposer que la presse, et ensuite les gouvernements européens, vont rappeler à l’ordre ces hommes d’État viennois outrecuidants et insensés, d’une manière franche et énergique.
Le Frankfurter Volksstimme écrivait le 24 juillet :
Poussés par les instigations de la presse ultramontaine qui pleurait son meilleur ami en François-Ferdinand et qui voulait venger sa mort sur le peuple serbe, et forts de l’appui d’une partie des fauteurs de guerre allemands, dont le langage est devenu de jour en jour plus menaçant et plus ignoble, les gouvernants autrichiens se sont laissés entraîner à adresser à l’État serbe un ultimatum qui non seulement est rédigé dans un langage d’une arrogance inouie, mais contient certaines exigences que le gouvernement serbe ne peut absolument pas accepter.
Le Elberfelder Freie Presse écrivait le même jour :
Un télégramme du Bureau officieux Wolf rapporte les exigences autrichiennes à l’égard de la Serbie. Il ressort de ce texte que les hommes au pouvoir à Vienne poussent à la guerre de toutes leurs forces, car ce qu’ils demandent dans la note remise hier soir à Belgrade n’est rien d’autre qu’une sorte de protectorat autrichien sur la Serbie. Il serait d’une nécessité urgente que la diplomatie de Berlin fasse entendre aux provocateurs viennois qu’elle ne peut lever le petit doigt pour soutenir des exigences d’une telle outrecuidance et que dès lors un retrait des prétentions autrichiennes s’impose.
Et le Bergische Arbeiter Stimme de Solingen :
L’Autriche veut le conflit avec la Serbie, et utilise l’attentat de Sarajevo uniquement comme prétexte pour placer la Serbie dans son tort du point de vue moral. Mais l’affaire a quand même été trop grossièrement emmanchée pour que l’opinion publique européenne s’y laisse prendre…
Néanmoins, au cas où les fauteurs de guerre de la salle de bal de Vienne croiraient que leurs alliés italiens et allemands devraient venir à leur aide dans un conflit où la Russie serait également entraînée, alors qu’ils abandonnent leurs vaines illusions. L’Italie verrait d’un oeil très favorable un affaiblissement de l’Autriche-Hongrie, qui est son concurrent sur l’Adriatique et dans les Balkans, et, de ce fait, elle ne se mouillera pas pour soutenir l’Autriche. En Allemagne, les gouvernants ne pourront pas – même s’ils sont assez fous pour le vouloir – oser risquer la vie d’un seul soldat pour soutenir la politique criminelle et autoritaire des Habsbourg sans déclencher contre eux la colère du peuple.
Voilà comment notre presse tout entière, sans exception, jugeait la guerre une semaine encore avant son déclenchement. On le voit, il ne s’agissait pas pour elle de l’existence et de la liberté de l’Allemagne, mais de l’aventurisme criminel du parti de la guerre autrichien ; non pas de légitime défense, de défense nationale et d’une guerre qu’on est contraint de faire au nom de la liberté, mais d’une provocation frivole, d’une menace éhontée visant l’indépendance et la liberté d’un pays étranger, la Serbie.
Qu’est-ce qui a bien pu se passer le 4 août pour qu’une conception si nettement marquée, et aussi unanimement répandue, soit soudain bouleversée du tout au tout ? Un seul fait nouveau était intervenu : le Livre Blanc présenté le même jour au Reichstag par le gouvernement allemand. Et il contenait à la page 4 le passage suivant :
Dans ces conditions, l’Autriche devait se dire qu’il serait incompatible avec la dignité et la sauvegarde de la monarchie de tolérer plus longtemps sans agir cette agitation de l’autre côté de la frontière. Le gouvernement royal et impérial nous fit connaître son point de vue et nous demanda ce que nous en pensions. C’est de tout coeur que nous pûmes donner à notre allié notre accord quant à son appréciation de la situation et l’assurer que toute action qu’il jugerait nécessaire en vue de mettre fin en Serbie à un mouvement dirigé contre l’existence de la monarchie rencontrerait notre approbation. En disant cela, nous étions tout à fait conscients qu’une manoeuvre de guerre éventuelle de l’Autriche-Hongrie contre la Serbie amènerait la Russie à intervenir, ce qui, conformément à notre devoir d’allié, pourrait dès lors nous impliquer dans la guerre. Connaissant les intérêts vitaux qui étaient en jeu pour l’Autriche-Hongrie, nous ne pouvions cependant pas conseiller à notre allié une modération qui aurait été incompatible avec sa dignité, ni lui refuser notre soutien dans un moment aussi difficile. Nous le pouvions d’autant moins que le travail de sape persistant des Serbes menaçait sensiblement nos propres intérêts. Si on avait toléré plus longtemps que les Serbes mettent en danger l’existence de la monarchie voisine avec l’aide de la Russie et de la France, cela aurait eu pour conséquence l’effondrement progressif de l’Autriche et l’assujettissement de tous les peuples slaves au sceptre russe, ce qui rendrait intolérable la position de la race germanique en Europe centrale. Une Autriche moralement affaiblie et qui s’effondrerait sous la poussée du panslavisme russe ne serait plus pour nous un allié sur lequel nous puissions compter et auquel nous puissions nous fier, ce qui est pour nous une nécessité en raison de l’attitude de plus en plus menaçante de nos voisins de l’Est et de l’Ouest. Nous laissions donc l’Autriche entièrement libre d’agir comme elle l’entend contre la Serbie. Nous ne sommes pour rien dans ce qui a préparé cette situation.
Avec ce texte, qui constitue le seul passage important et décisif de tout le Livre Blanc, le groupe parlementaire social-démocrate avait sous les yeux les explications précises du gouvernement allemand, à côté desquelles tout autre livre, qu’il soit jaune, gris, bleu ou orange, est absolument dépourvu d’intérêt pour éclairer les antécédents diplomatiques et les causes immédiates de la guerre. Il tenait là la clé qui lui aurait permis de juger de la situation. Une semaine plus tôt, toute la presse social-démocrate s’écriait que l’ultimatum était une provocation criminelle et espérait que le gouvernement allemand agirait de manière à entraver l’action des fauteurs de guerre viennois et à modérer leur ardeur. La social-démocratie, ainsi que l’opinion publique allemande tout entière, était persuadée que le gouvernement allemand, depuis l’ultimatum autrichien, suait sang et eau pour maintenir la paix en Europe. La presse social-démocrate unanime supposait que le gouvernement avait été aussi surpris par cet ultimatum que l’avait été l’opinion publique allemande, chez qui il avait fait l’effet d’une bombe. Or, le Livre Blanc déclarait noir sur blanc : 1° que le gouvernement autrichien avait demandé l’accord de l’Allemagne avant de s’engager dans une démarche à l’égard de la Serbie ; 2° que le gouvernement allemand était pleinement conscient de ce que l’attitude de l’Autriche conduirait à une guerre avec la Serbie, et, dans un deuxième temps, à une guerre européenne ; 3° que le gouvernement allemand n’avait pas exhorté l’Autriche à la modération, mais qu’il déclarait au contraire qu’une Autriche conciliante et affaiblie ne serait plus un allié valable pour l’Allemagne ; 4° que, avant que l’Autriche n’agisse contre la Serbie, le gouvernement allemand l’avait, quoi qu’il arrive, fermement assurée de son assistance en cas de guerre, et enfin 5° que, malgré l’importance de l’enjeu, le gouvernement allemand n’avait pas gardé le contrôle sur l’ultimatum décisif adressé à la Serbie, mais qu’au contraire il « avait laissé entière liberté » à l’ Autriche.
Notre groupe parlementaire apprit tout cela le 4 août. Et, le même jour, il apprit encore un fait nouveau, de la bouche même du gouvernement : que les armées allemandes avaient déjà pénétré en Belgique. Disposant de tous ces éléments, le groupe social-démocrate en conclut qu’il s’agissait d’une guerre défensive de l’Allemagne contre une invasion étrangère, qu’il y allait de l’existence de la patrie et de la civilisation et que c’était une guerre libératrice contre le despotisme russe.
Est-ce que l’arrière-plan évident de la guerre et le décor qui le dissimulait péniblement, est-ce que tout le jeu diplomatique qui voilait la déclaration de guerre, les hauts cris pour ce monde d’ennemis qui attentaient à la vie de l’Allemagne, qui voulaient l’affaiblir, l’abaisser, la soumettre, tout cela pouvait-il être une surprise pour la social-démocratie allemande, était-ce trop demander à sa faculté de jugement, à son sens critique aiguisé ? Certainement pas ! Notre parti avait déjà eu l’expérience de deux grandes guerres allemandes et de chacune de ces guerres on peut tirer une leçon mémorable.
Même s’il ne connaît rien à l’histoire, chacun sait aujourd’hui que la première guerre de 1866 contre l’Autriche avait été préparée méthodiquement et de longue main par Bismarck, et que sa politique conduisait dès le premier instant au déclenchement de la guerre avec l’Autriche. Le prince héritier Frédéric, qui devint plus tard empereur, avait rapporté lui-même dans son journal à la date du 14 novembre de cette année ce point de vue du chancelier :
En entrant en fonctions, il (Bismarck) aurait pris la ferme résolution d’amener la Prusse en guerre avec l’Autriche, mais il se serait bien gardé d’en parler alors avec Sa Majesté, il ne voulait pas en parler prématurément, avant qu’il ait jugé le moment opportun.
Que l’on compare cet aveu – dit Auer dans sa brochure les Fêtes de Sedan et la social-démocratie – avec les termes de l’appel que le roi Guillaume lançait à son peuple :
La Patrie est en danger !
L’Autriche et une partie considérable de l’Allemagne se dressent en armes contre elle !
Il y a quelques années à peine, spontanément et en oubliant tous les torts du passé, j’ai tendu la main de l’alliance à l’empereur d’Autriche, comme il le fallait pour libérer un pays allemand de la domination étrangère. – – Mais mon espoir a été déçu. L’Autriche ne veut pas oublier que ses princes ont régné jadis sur l’Allemagne : dans la Prusse, pays plus jeune qu’elle, mais qui se développe fortement, elle se refuse à voir son allié naturel ; elle ne veut voir en elle qu’un rival et un ennemi. Elle estime qu’il faut combattre toutes les aspirations de la Prusse parce que ce qui profite à la Prusse nuit à l’Autriche. La vieille jalousie funeste s’est rallumée et brille de tous ses feux ; la Prusse doit être affaiblie, anéantie, déshonorée. A son égard, aucun traité ne compte plus ; on ne dresse pas seulement les princes allemands contre la Prusse, on les pousse à rompre leur alliance avec elle. En Allemagne, nous avons des ennemis qui nous entourent de toutes parts, et leur cri de guerre à tous est : humilier la Prusse.
Pour implorer la bénédiction du ciel sur cette guerre juste, le roi Guillaume décréta que le 18 juin serait un jour de prière et de repentir dans tout le pays. A cette occasion, il déclara : ” Il n’a pas plus à Dieu de couronner mes efforts de succès ni de réaliser les souhaits de paix de mon peuple. “
Si notre groupe n’avait pas complètement oublié l’histoire de son propre parti, est-ce que la fanfare officielle qui accompagnait la déclaration de guerre ne devait pas lui apparaître comme une réminiscence de certains airs et de certaines paroles qu’il connaît depuis bien longtemps ?
Mais ce n’est pas tout. Il y eut ensuite la guerre de 1870 avec la France. Et il est un document qui, dans l’histoire, reste inséparablement associé à son déclenchement : c’est la dépêche d’Ems. Ce document est devenu le symbole de la politique bourgeoise en matière de « fabrication de guerre », et il représente également un épisode mémorable de l’histoire de notre parti. En effet, en la personne du vieux Liebknecht, la social-démocratie considéra à cette époque comme sa tâche et son devoir de dévoiler « comment les guerres sont fabriquées » et de le montrer aux masses populaires.
Ce n’est d’ailleurs pas Bismarck qui inventa ce moyen de fabriquer une guerre uniquement en la camouflant en une « défense de la patrie menacée ». Il ne faisait qu’appliquer, avec l’absence de scrupules qui lui était propre, une vieille recette de la politique bourgeoise, largement répandue et valant pour tous les pays.
Car, depuis que l’opinion dite publique joue un rôle dans les calculs des gouvernements, y a-t-il jamais eu une guerre où chaque parti belligérant n’ait pas tiré l’épée du fourreau d’un coeur lourd, uniquement pour la défense de la patrie et de sa propre cause juste, devant l’invasion indigne de son adversaire ? Cette légende appartient tout autant à l’art de la guerre que la poudre et le plomb. Le jeu est ancien. Le seul élément nouveau, c’est qu’un parti social-démocrate ait pris part à ce jeu.