La revue Rousskoïé Bogatstvo a ouvert une campagne contre les social‑démocrates. Déjà dans le n°10 de l’année dernière, un des chefs de cette revue, M. N. Mikhaïlovski, annonçait qu’une « polémique » allait être engagée contre « nos marxistes ou social-démocrates, comme on les appelle ». Puis parut un article de M. S. Krivenko : « A propos des intellectuels isolés » (n° 12) et un autre de M. N. Mikhaïlovski : « Littérature et vie » (Rousskoïé Bogatstvo, n°1 et 2, 1894). Quant aux conceptions de la revue elle-­même sur notre situation économique, elles ont été exposées avec le plus de détail par M. S. loujakov dans un article intitulé : « Les problèmes du développement économique de la Russie » (n° 10 et 12). Ces messieurs qui, en général, prétendent représenter dans leur revue les idées et la tactique des véritables « amis du peuple », sont les ennemis jurés de la social‑démocratie. Examinons de plus près ces « amis du peuple », leur critique du marxisme, leurs idées et leur tactique.

M. N. Mikhaïlovski porte surtout son attention sur les principes théoriques du marxisme; aussi s’arrête‑t‑il spécialement à l’analyse de la conception matérialiste de l’histoire. Après avoir exposé dans ses traits généraux le contenu de la vaste littérature marxiste consacrée à cette doctrine, M. Mikhaïlovski ouvre sa critique par la tirade suivante :

Tout d’abord, ‑ dit-il, ‑ une question se pose naturellement : dans quel ouvrage Marx a‑t‑il exposé sa conception matérialiste de l’histoire ? Dans le Capital il nous a donné un modèle de synthèse où là force logique s’allie à l’érudition, à une étude méticuleuse de toute la littérature économique comme des faits correspondants. Il a exhumé les théoriciens de la science économique, depuis longtemps oubliés ou que personne ne connaît plus aujourd’hui, sans laisser hors de son attention les moindres détails de rapports faits par des inspecteurs de fabriques ou de témoignages d’experts devant diverses commissions; en un mot, il a remué une surabondante documentation concrète, soit pour justifier, soit pour illustrer ses théories économiques. S’il a créé une conception « toute nouvelle » du processus historique, s’il a expliqué tout le passé de l’humanité d’un point de vue nouveau et dressé le bilan de toutes les théories philosophico‑historiques qui ont existé jusqu’ici, il l’a fait évidemment avec le même soin : il a réellement passé en revue et soumis à une analyse critique toutes les théories connues du processus historique, et il a approfondi une quantité de faits tirés de l’histoire universelle. La comparaison avec Darwin, si courante dans la littérature marxiste, ne fait que confirmer cette idée. En quoi consiste toute l’œuvre de Darwin ? En quelques idées de généralisation, intimement liées entre elles et couronnant tout un mont Blanc de faits concrets. Où donc est l’œuvre correspondante de Marx ? Elle n’existe pas. Et cette œuvre ne fait pas seulement défaut chez Marx; elle est inexistante dans toute la littérature marxiste; pourtant vaste et très répandue.

  Toute cette tirade est caractéristique au plus haut point; elle montre combien le Capital et Marx sont peu compris du public. Ecrasés par la force convaincante de l’exposé, ils font la révérence à Marx, le louangent et laissent échapper en même temps le con­tenu essentiel de sa doctrine; et comme si de rien n’était, ils re­prennent le vieux refrain de la « sociologie subjective ». On ne peut s’empêcher de rappeler à ce propos l’épigraphe très juste que Kautsky reproduit dans son livre sur la doctrine économique de Marx :

Wer wird nicht einen Klopstock loben ?
Doch wird ihn jeder lesen ? Nein.
Wir wollen weniger erhoben
und fleissiger gelesen sein ! [1]

Justement ! M. Mikhaïlovski devrait louer Marx un peu moins avec plus d’assiduité, ou mieux encore, approfondir davantage ce qu”il lit.

« Dans le Capital, Marx nous a donné un modèle de synthèse où la force logique s’allie à l’érudition », dit M. Mikhaïlovski. Dans cette phrase, M. Mikhaïlovski nous a donné un modèle de synthèse de phrase brillante et d’absence de contenu a noté un marxiste. Et cette remarque est tout à fait juste. En effet, comment s’est manifestée cette force logique de Marx ? Quels ont été ses résultats ? On pourrait croire, en lisant la tirade précitée de M. Mikhaïlovski, que toute cette force était concentrée sur des « théories économiques » au sens le plus étroit du mot, rien de plus. Et pour faire ressortir encore les limites étroites du terrain sur lequel Marx développait sa force logique, M. Mikhaïlovski insiste les « menus détails », sur l’« étude méticuleuse », sur les « théoriciens que personne ne connaît », etc. Ainsi Marx n’aurait rien apporté d’essentiellement nouveau et qui vaille la peine d’être noté, dans les modalités de construction de ces théories; il aurait laissé les limites de la science économique telles qu’elles étaient chez les anciens économistes, sans les élargir, sans apporter une conception « toute nouvelle » de cette science même. Or tous ceux qui ont lu le Capital savent que cela est faux d’un bout à l’autre. A ce propos, on ne peut s’empêcher de rappeler ce que M. Mikhaïlovski écrivait de Marx il y a 16 ans dans sa polémique avec le petit bourgeois M. I. Joukovski. Les temps étaient‑ils autres ou les sentiments plus vifs, en tout cas le ton et le contenu des articles de M. Mikhaïlovski étaient absolument différents.

« Le but final de cet ouvrage est de montrer la loi de l’évolution [dans l’original : Das oekonomische Bewegungsgesetz – la loi économique du mouvement] de la société moderne », dit K. Marx de son Capital, et il se conforme strictement à ce programme ». C’est ainsi que parlait M. Mikhaïlovski en 1877. Examinons de plus près ce programme strictement conforme, comme le critique le reconnaît lui-même. Il consiste à « montrer la loi économique de l’évolution de la société moderne ».

Cette formule même nous place devant certaines questions qui demandent à être élucidées. Pourquoi Marx parle‑t‑il de la société « moderne », alors que tous les économistes qui l’ont précédé parlaient de la société en général ? Dans quel sens emploie‑t‑il le mot « moderne », par quels traits particuliers distingue‑t‑il cette société moderne ? Et plus loin, que veut dire : la loi économique de l’évolution de la société ? Nous sommes accoutumés à entendre dire aux économistes ‑ et c’est là entre autres une des idées préférées des publicistes et économistes du milieu auquel appartient le Rousskoïé Bogatstvo, ‑ que seule la production des valeurs est soumise uniquement à des lois économiques, cependant que la répartition, voyez‑vous, dépend de la politique, de la nature de l’influence qu’exerceront sur la société les pouvoirs publics, les intellectuels, etc. Dans quel sens alors Marx parle‑t‑il de la loi économique du mouvement de la société, qu’il appelle ailleurs une loi de la nature ‑ Naturgesetz ? Comment comprendre cela lorsque tant de sociologues de chez nous ont noirci des monceaux de papier, déclarant que la sphère des phénomènes sociaux est distincte de la sphère des phénomènes d’histoire naturelle, et qu’en conséquence une « méthode subjective de sociologie » absolument distincte doit être appliquée à l’analyse des premiers ?

Tous ces étonnements surgissent d’une façon naturelle et nécessairement, et bien entendu seuls de parfaits ignorants peuvent passer outre en parlant du Capital. Pour éclairer ces questions, citons d’abord un autre passage de la préface au Capital, quelques lignes plus bas :

Ma conception, dit Marx, est que je vois dans le développement de la formation économique de la société un processus d’histoire naturelle.

Un simple rapprochement des deux passages ci‑dessus de la préface suffit pour montrer que là précisément est l’idée essentielle du Capital, et qu’elle est développée, comme nous venons de l’entendre avec un rigoureux esprit de suite et avec une rare force logique. A ce propos, notons tout de suite deux choses : Marx ne parle que d’une seule « formation économique de la société », la formation capitaliste, c’est‑à‑dire qu’il dit n’avoir analysé la loi de l’évolution que de cette formation seule, et d’aucune autre. C’est là un premier point. En second lieu, notons les méthodes qu’emploie Marx pour élaborer ses déductions : ces méthodes consistaient, comme vient de nous le faire entendre M. Mikhaïlovski, dans une « étude méticuleuse des faits correspondants ».

Passons maintenant à l’analyse de cette idée essentielle du Capital, que notre philosophe subjectif a si habilement essayé d’éluder. En quoi consiste proprement la notion de formation économique de la société et dans quel sens le développement de cette formation peut‑il et doit‑il être considéré comme un processus d’histoire naturelle ? Telles sont les questions qui se posent aujourd’hui devant nous. J’ai déjà montré que du point de vue des vieux (pas pour la Russie) économistes et sociologues, la notion de formation économique de la société est tout à fait superflue : ils parlent de société en général, ils discutent avec les Spencer sur la nature de la société en général, le but et l’essence de la société en général etc. Dans leurs raisonnements, ces sociologues subjectifs s’appuient sur des arguments comme ceux‑ci : le but de la société est de procurer des avantages à tous ses membres; qu’en conséquence, l’équité demande telle ou telle organisation, et qu’un système qui ne correspond pas à cette organisation idéale (« la sociologie doit partir d’une certaine utopie » ‑ ces paroles d’un des auteurs de la méthode subjective, M. Mikhaïlovski, caractérisent à merveille la nature de leurs méthodes) est anormal et doit être supprimé. « La tâche essentielle de la sociologie, ‑ déclare par exemple M. Mikhaïlovski, ‑ est de déterminer les conditions sociales où tel ou tel besoin de la nature humaine reçoit satisfaction. » Comme vous le voyez, ce sociologue prend intérêt uniquement à une société qui satisfait à la nature humaine, et nullement à l’on ne sait quelles formations sociales qui, de plus, pourraient être basées sur un phénomène ne correspondant pas à la « nature humaine », comme l’asservissement de la majorité par la minorité. Vous voyez également que, du point de vue de ce sociologue, il ne peut être question de considérer le développement de la société comme un processus d’histoire naturelle. (Ce même Mikhaïlovski raisonne : « Après avoir reconnu qu’une chose est désirable ou indésirable, le sociologue doit trouver les conditions dans lesquelles le désirable peut être réalisé ou l’indésirable supprimé » : « les conditions de la réalisation de tels ou tels idéals. » Bien plus il ne saurait être même question de développement, mais uniquement de diverses déviations du « désirable », de « vices » qui ont pu surgir dans l’histoire, du fait que les hommes ont manqué d’intelligence, n’ont pas su bien comprendre les exigences de la nature humaine et découvrir les conditions nécessaires à la réalisation d’un ordre de choses aussi raisonnable. Il est évident que l’idée fondamentale de Marx ‑ le développement des formations économiques de la société est un processus d’histoire naturelle, ‑ sape à la racine cette morale puérile qui prétend au titre de sociologie. Comment Marx a‑t‑il donc élaboré cette idée fondamentale ? En étudiant, à part, parmi les diverses sphères, de la vie sociale, la sphère économique, en étudiant à part, parmi tous les rapports de société, les rapports de production, comme étant fondamentaux, primordiaux et déterminant tous les autres rapports. Marx lui-même décrit ainsi le cours de son raisonnement sur ce problème :

  Le premier travail que j’entrepris pour résoudre les doutes qui m’assaillaient fut une révision critique de la Philosophie du droit de Hegel. Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques, ainsi que les formes de l’État, ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la soi-disant évolution générale de l’es­prit humain, mais qu’ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d’existence matérielles dont Hegel, à l’exemple des Anglais et des Français du XVIII° siècle, embrasse le tout sous le nom de « société civile »; mais que l’anatomie de la société ci­vile est à chercher dans l’économie politique… Le résultat géné­ral auquel j’arrivai [par l’étude de celle-ci] … peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, rapports de pro­duction qui correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle, sur quoi s’élève une superstructure juridique et politi­que et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle condi­tionne le processus de la vie social, politique et intellectuel en géné­ral. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence; c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. Des formes de dévelop­pement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports deviennent des entraves pour ces forces. Alors s’ouvre une époque de révolutions sociales. Le changement de la base économique bou­leverse plus ou moins lentement ou rapidement toute la formi­dable superstructure. Lorsqu’on étudie ces bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel ‑ cons­taté avec une précision propre aux sciences naturelles – des conditions économiques de la production, et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques dans lesquelles les hommes conçoivent ce conflit et le combattent. De même qu’on ne peut juger un individu sur l’idée qu’il a de lui-même, on ne peut juger une semblable époque de bouleversements sur sa conscience; mais il faut expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives de la société et les rapports de production… Esquissés à grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être désignés comme autant d’époques progressives de la formation économique de la société [2].

Cette idée de matérialisme en sociologie était déjà par elle-même une idée géniale. Naturellement, ce n’était encore pour le moment qu’une hypothèse, mais une hypothèse qui, pour la première fois, permettait d’aborder les problèmes historiques et sociaux d’un point de vue strictement scientifique. Incapables qu’ils étaient jusque‑là de s’abaisser jusqu’à la connaissance de rapports aussi simples et primordiaux que sont les rapports de production, les sociologues procédaient directement à l’analyse et à l’étude des formes politiques et juridiques. Ils se heurtaient au fait que ces formes surgissent de telles ou telles idées de l’humanité, à une époque donnée, ‑ et ils n’allaient pas au delà. Ainsi, les relations sociales auraient été établies par les hommes consciemment. Mais cette déduction, qui a trouvé son expression accomplie dans l’idée du Contrat social (dont on retrouve des traces visibles dans tous les systèmes du socialisme utopique), était en contradiction complète avec toutes les observations historiques. Jamais ‑ pas plus auparavant qu’aujourd’hui ‑ les membres la société ne se sont représenté l’ensemble des rapports sociaux au milieu desquels ils vivaient comme quelque chose de défini, d’entier, comme une chose pénétrée d’un principe fondamental; au contraire, la masse s’adapte inconsciemment à ces rapports et est si loin de les concevoir comme des rapports sociaux historiques particuliers que, par exemple, l’explication des rapports d’échange qui présidèrent à la vie des hommes pendant des siècles, n’a été donnée que ces tout derniers temps. Le matérialisme a supprimé cette contradiction en poussant l’analyse plus à fond jusqu’à l’origine même de ces idées sociales de l’homme; et sa conclusion que le cours des idées dépend du cours des choses est seule compatible avec la psychologie scientifique. De plus, cette hypothèse a, d’un autre point de vue, encore, élevé pour la première fois la sociologie au rang d’une science. Jusqu’ici les sociologues avaient de la peine à distinguer, dans le réseau complexe des phénomènes sociaux, ceux qui étaient importants et ceux qui ne l’étaient point (là est la racine du subjectivisme en sociologie); à cette distinction ils ne pouvaient trouver un critérium objectif. Le matérialisme a fourni un critérium parfaitement objectif en dégageant les « rapports de production » comme structure de la société, et en offrant la possibilité d’appliquer à ces rapports le critérium scientifique général de la répétition, ‑ critérium qui, d’après les subjectivistes, était inapplicable à la sociologie. Tant qu’ils s’en tinrent aux rapports sociaux idéologiques (c’est‑à-­dire à des rapports qui, avant de se former, passent par la conscience [3] des hommes), ils ne purent découvrir la répétition et la régularité dans les phénomènes sociaux des différents pays, et leur science ne fut, dans le meilleur des cas, qu’une description de ces phénomènes, qu’un assemblage de matériaux bruts. L’analyse des rapports sociaux matériels (c’est‑à‑dire de ceux qui se forment sans passer par la conscience des hommes : en échangeant des produits, les hommes entrent en des rapports de production, sans même se rendre compte qu’il s’agit là de rapports sociaux de production), l’analyse des rapports sociaux matériels permit aussitôt de constater la répétition et la régularité, et de généraliser les systèmes des divers pays pour arriver à une, seule conception fondamentale : la formation sociale. Seule cette généralisation a permis de passer de la description des phénomènes sociaux (et de leur estimation du point de vue de l’idéal) à leur analyse strictement scientifique qui dégage, par exemple, ce qui distingue un pays capitaliste d’un autre et analyse ce qui leur est commun à tous.

Troisièmement enfin, une autre raison pour laquelle cette hypothèse a, pour la première fois, rendu possible une sociologie scientifique, c’est qu’en réduisant les rapports sociaux aux rapports de production et ces derniers au niveau des forces productives, on a assigné une base solide pour envisager le développement des formations sociales comme un processus d’histoire naturelle. Et il va de soi que sans un tel point de vue, il ne peut être question de science sociale. (Les subjectivistes, par exemple, tout en admettant que les phénomènes historiques se conforment à des lois, étaient incapables de considérer leur évolution comme un processus d’histoire naturelle, ‑ précisément parce qu’ils s’arrêtaient aux idées et buts sociaux de l’homme sans savoir réduire ces idées et ces buts aux rapports sociaux matériels.)

Et Marx, après avoir exprimé cette hypothèse après 1840, se met à étudier les faits (nota bene). Il prend une formation économique de la société ‑ le système de l’économie marchande, ‑ et la sur la base d’une quantité prodigieuse de données (qu’il étudia pendant au moins vingt-cinq ans) fournit une analyse minutieuse des lois du fonctionnement de cette formation et de son développement. Cette analyse s’en tient uniquement aux rapports de production entre les membres de la société : sans jamais avoir recours, dans ses explications, à des facteurs placés en dehors des rapports de production, Marx permet de voir comment se développe l’organisation marchande de l’économie sociale; comment elle se transforme en économie capitaliste et crée des classes antagoniques (cette fois dans le cadre des rapports de production), la bourgeoisie et le prolétariat; comment elle développe la productivité du travail social et introduit par là un élément qui entre en contradiction irréductible avec les principes mêmes de celle organisation capitaliste.

  Tel est le squelette du Capital. Mais le principal c’est que Marx ne se contente pas de ce squelette, qu’il ne s’en tient pas à la seule « théorie économique » au sens ordinaire du mot; que tout en expliquant la structure et le développement d’une formation sociale donnée exclusivement par les rapports de production, il a toujours et partout analysé les superstructures correspondant à rapports de production, et revêtu le squelette de chair et de sang. Le succès considérable du Capital provient justement de ce que ce livre de l’« économiste allemand » a révélé au lecteur toute la formation sociale capitaliste comme une chose vivante – avec les faits de la vie courante, avec les manifestations sociales concrètes de l’antagonisme des classes inhérent aux rapports de production, avec la superstructure politique bourgeoise qui protège la domination de la classe des capitalistes, avec les idées bourgeoises de liberté, d’égalité, etc., avec les rapports de famille bourgeois. On comprend maintenant que la comparaison avec Darwin est tout à fait exacte : le Capital n’est autre chose que « quelques idées de généralisation, intimement liées entre elles et couronnant tout un mont Blanc de faits concrets ». Et si en lisant le Capital, le lecteur n’a pas su remarquer ces idées de généralisation, ce n’est pas la faute de Marx qui, même dans la préface, nous l’avons vu, attire l’attention sur ces idées. Bien plus, une telle comparaison n’est pas seulement juste du côté extérieur (qui, on ne sait trop pourquoi, intéresse particulièrement M. Mikhaïlovski), mais aussi du côté intérieur. De même que Darwin a mis fin à la conception selon laquelle les espèces d’animaux et de plantes n’étaient nullement liées entre elles, étaient accidentelles, « créées par Dieu » et immuables, et qu’il fut le premier à donner une base strictement scientifique à la biologie en établissant la variabilité et la continuité des espèces, de même Marx a mis fin à la conception selon laquelle la société est un agrégat mécanique d’individus qui subit toutes sortes de changements au gré des autorités (ou ce qui revient au même, au gré de la société et du gouvernement); qui naît et se transforme suivant le hasard; il fut le premier à donner une base scientifique à la sociologie en établissant le concept de formation économique de la société comme un ensemble de rapports de production donnés; en établissant que le développement de ces formations est un processus d’histoire naturelle.

Aujourd’hui ‑ depuis la parution du Capital ‑ la conception matérialiste de l’histoire n’est plus une hypothèse, mais une doctrine scientifiquement démontrée. Et tant que nous n’enregistrerons pas une autre tentative d’expliquer scientifiquement le fonctionnement et l’évolution d’une formation sociale ‑ d’une formation sociale précisément et non des coutumes et habitudes d’un pays ou d’un peuple, ou même d’une classe, etc. ‑ tentative qui, tout comme le matérialisme, serait capable de mettre de l’ordre dans les « faits correspondants », de tracer un tableau vivant d’une formation, et d’en donner une explication strictement scientifique, ‑ la conception matérialiste de l’histoire sera synonyme de science sociale. Le matérialisme n’est pas « une conception scientifique de l’histoire par excellence », comme le croit M. Mikhaïlovski, mais la seule conception scientifique de l’histoire.

Et maintenant pouvez‑vous imaginer chose plus plaisante : il s’est trouvé des gens qui, après avoir lu le Capital, ont trouvé le moyen de ne pas y découvrir de matérialisme ! Où est‑il ? interroge Mikhaïlovski avec une sincérité déconcertante.

Il a lu le Manifeste communiste et n’a pas remarqué que l’explication qu’on y donne des systèmes modernes ‑ juridiques, politiques, familiaux, religieux, philosophiques ‑ est une explication matérialiste; que même la critique des théories socialistes et communistes cherche et trouve leurs racines dans tels ou tels rapports de production.

Il a lu la Misère de la philosophie et n’a pas remarqué que la sociologie de Proudhon y est analysée d’un point de vue matérialiste; que pour critiquer la solution proposée par Proudhon des divers problèmes historiques, on y prend pour base les principes du matérialisme, et que les indications de l’auteur même quant aux sources où il faut puiser pour trouver la solution de ces problèmes se réfèrent toutes aux rapports de production.

Il a lu le Capital et n’a pas remarqué qu’il avait devant lui un modèle d’analyse scientifique d’une formation sociale ‑ la plus complexe ‑ suivant la méthode matérialiste, modèle reconnu de tous et insurpassé. Et le voilà à méditer et à creuser ce problème profond : « Dans lequel de ses ouvrages Marx a‑t‑il exposé sa conception matérialiste de l’histoire ? »

Quiconque connaît Marx lui répondrait par cette autre question : dans lequel de ses ouvrages Marx n’a‑t‑il pas exposé sa conception matérialiste de l’histoire ? Mais M. Mikhaïlovski ne sera sans doute informé des recherches matérialistes de Marx que lorsqu’elles seront classées avec la cote voulue dans quelque ouvrage historiosophique d’un Karéev [4], sous la rubrique « Matérialisme économique ».

Mais le plus curieux de tout, c’est que M. Mikhaïlovski accuse Marx de n’avoir pas « analysé [sic !] toutes les théories connues du procès historique ». Voilà qui est tout à fait plaisant. En quoi consistaient les neuf dixièmes de ces théories ? En des constructions a priori, dogmatiques, abstraites, telles que : qu’est‑ce que la société ? Qu’est‑ce que le progrès ? etc. (Je prends à dessein des exemples chers à l’esprit et au cœur de M. Mikhaïlovski). Mais ces théories ne valent déjà rien du fait même de leur existence, par leurs méthodes fondamentales, par leur métaphysique compacte et sans éclipse. Car, commencer par demander ce qu’est la société et ce qu’est le progrès, c’est commencer par la fin. Où prendrez‑vous la notion de société et de progrès en général, si vous n’avez pas étudié une seule formation sociale en particulier, si vous n’avez même pas su établir cette notion, si vous n’avez même pas su entreprendre une étude sérieuse des faits, une analyse objective des rapports sociaux, quels qu’ils soient ? C’est là le trait le plus évident de la métaphysique, par laquelle toute science a commencé : tant que l’on n’a pas été capable d’aborder l’étude des faits, on a toujours inventé a priori des théories générales qui sont toujours restées stériles. Incapable qu’il était encore d’analyser en fait les processus chimiques, le chimiste‑métaphysicien inventait une théorie sur la force de l’affinité chimique. Le biologiste‑métaphysicien parlait de ce qu’était la vie et la force vitale. Le psychologue‑métaphysicien raisonnait sur ce qu’était l’âme. Là, le procédé même était absurde. On ne saurait raisonner sur l’âme, sans expliquer en particulier les processus phychiques : ici le progrès doit consister précisément à rejeter les théories générales et les constructions philosophiques sur l’âme humaine et à savoir placer sur un terrain scientifique l’étude des faits caractérisant les divers processus psychiques. Aussi bien, l’accusation de M. Mikhaïlovski rappelle‑t‑elle le psychologue‑métaphysicien qui, après s’être livré toute sa vie à des « recherches » sur l’âme humaine (sans savoir au juste expliquer le moindre phénomène psychique, même le plus simple), s’aviserait d’accuser un psychologue scientifique de n’avoir pas examiné toutes les théories connues sur l’âme humaine. Ce psychologue scientifique a rejeté, lui, les théories philosophiques sur l’âme et s’est mis à étudier directement le substratum matériel des phénomènes psychiques ‑ les processus nerveux ‑ et a donné, disons, l’analyse et l’explication de tel on tel processus psychique. Et notre psychologue‑métaphysicien de lire et de louer cet ouvrage : la description des processus et l’étude des faits, dit‑il, y sont bonnes. Mais il n’est pas satisfait. Permettez, s’écrie‑t-­il, en entendant parler autour de lui de la façon toute nouvelle dont ce savant conçoit la psychologie, de la méthode spéciale de psychologie scientifique. Mais permettez, s’échauffe le philosophe, dans quel écrit cette méthode est‑elle donc exposée ? Cet ouvrage‑ci ne contient « que des faits ». On n’y trouve pas la moindre allusion à la révision de « toutes les théories philosophiques connues sur l’âme ». Cet ouvrage n’est pas du tout conforme !

  De même le Capital n’est évidemment pas un ouvrage conforme pour le sociologue‑métaphysicien, qui ne remarque pas la stérilité des a priori touchant la société et ne comprend pas que de telles méthodes, au lieu d’étudier et d’expliquer, ne font que substituer frauduleusement à la notion de société les idées bour­geoises d’un mercanti anglais ou les idéaux socialistes petit-bourgeois d’un démocrate russe, et rien de plus. Et c’est pourquoi ces théories philosophico‑historiques, sitôt apparues, ont crevé comme des bulles de savon; elles étaient tout au plus un symptôme des idées et rapports sociaux de leur temps, et ne pouvaient faire avancer d’un iota la compréhension par l’homme de rapports sociaux isolés mais bien réels (et non de ceux qui « sont conformes à la nature humaine »). Le pas de géant réalisé par Marx dans ce domaine a consisté précisément en ceci qu’il a rejeté tous ces raisonnements sur la société et le progrès en général et donné une analyse scientifique d’une société et d’un progrès, savoir, la société et le progrès capitalistes. Et M. Mikhaïlovski l’accuse d’avoir commencé par le commencement, et non par la fin, par l’analyse des faits et non par les conclusions finales, par l’étude de rapports sociaux particuliers historiquement définis, et non par des théories générales sur la nature de ces rapports sociaux en général ! Et il interroge : « Où est donc l’ouvrage conforme ? » Ô très sage sociologue subjectif !!

Si notre philosophe subjectif s’était contenté d’exprimer son embarras sur la question de savoir dans quel ouvrage le matérialisme se trouve démontré, il n’y aurait que demi‑mal. Et quoique nulle part il n’ait trouvé ni une justification, ni même un exposé de la conception matérialiste de l’histoire (ou, peut-être justement qu’il ne les a pas trouvés), il commence à attribuer à cette doctrine des prétentions qu’elle n’a jamais eues. Il cite un passage de Bloss d’après lequel Marx a proclamé une conception toute nouvelle de l’histoire, et sans se gêner le moins du monde, il déclare ensuite que cette théorie prétend « avoir expliqué à l’humanité son passé », avoir expliqué « tout [sic !!?] le passé de l’humanité », etc. Mais tout cela est archifaux ! La théorie prétend expliquer uniquement l’organisation capitaliste de la société, et nulle autre. Si l’application du matérialisme à l’analyse et à l’explication d’une seule formation sociale a donné de si brillants résultats, il est tout à fait naturel que le matérialisme en histoire n’est plus une hypothèse, mais une théorie scientifiquement vérifiée; il est tout à fait naturel que la nécessité d’une telle méthode s’étend également aux autres formations sociales, même si elles n’ont pas été soumises à une étude spéciale des faits et à une analyse détaillée, de même que l’idée de transformisme [5] qui a été prouvée pour un nombre suffisant de faits, s’étend à tout le domaine de la biologie bien qu’il n’ait pas encore été possible d’établir exactement la transformation de certaines espèces d’animaux et de plantes. Et de même que le transformisme ne prétend pas du tout expliquer « toute » l’histoire de la formation des espèces, mais simplement placer les méthodes de cette explication sur un terrain scientifique, de même le matérialisme en histoire n’a jamais eu la prétention d’expliquer tout, mais simplement d’indiquer la méthode, la « seule scientifique » pour employer l’expression de Marx (Capital), d’expliquer l’histoire. On peut juger par là combien spirituelles, sérieuses et décentes sont les méthodes de polémique employées par M. Mikhaïlovski, lorsque tout d’abord il falsifie Marx en attribuant au matérialisme en histoire l’absurde prétention de vouloir « tout expliquer », d’avoir trouvé « la clé de toutes les serrures historiques » (prétention que Marx a, bien entendu, réfutée aussitôt et sous une forme très virulente dans sa « Lettre [6] » sur les articles de Mikhaïlovski); puis il se met à jouer de ces prétentions que lui-même a inventées et reproduit fidèlement les pensées d’Engels. Fidèlement parce que, cette fois, il en donne une citation et non une paraphrase, à savoir que l’économie politique telle que l’entendent les matérialistes « doit encore être créée »; que « tout ce que nous en avons reçu est limité » à l’histoire de la société capitaliste; finalement il conclut que « ces mots restreignent sensiblement le champ d’action du matérialisme économique » ! De quelle naïveté infinie ou de quelle infinie présomption faut‑il témoigner pour croire que de tels subterfuges peuvent passer inaperçus ! D’abord falsifier Marx, ensuite jouer de ses propres mensonges, et puis reproduire fidèlement telles pensées et avoir enfin l’insolence de déclarer qu’elles restreignent le champ d’action du matérialisme économique !

De quelle nature et de quelle qualité est le jeu de M. Mikhaïlovski, c’est ce que montre l’exemple suivant : « Marx ne les démontre nulle part » ‑ c’est‑à‑dire les fondements de la théorie du matérialisme économique, déclare M. Mikhaïlovski. « Il est vrai que Marx entreprit d’écrire avec Engels un ouvrage d’un caractère philosopho‑historique et historico‑philosophique; il l’écrivit même (1845‑1846), mais il ne fut jamais publié [7]. Engels dit : la première partie de cet ouvrage « consiste en un exposé de la conception matérialiste de l’histoire, qui prouve seulement à quel point nos connaissances de l’histoire économique étaient encore insuffisantes [8] » « Ainsi, conclut M. Mikhaïlovski, les principes fondamentaux du « socialisme scientifique » et de la théorie du matérialisme économique ont été découverts, puis exposés dans le Manifeste communiste à un moment où, selon l’aveu même d’un des auteurs, la matière étaient encore insuffisantes. »

Charmante critique, n’est‑il pas vrai ? Engels dit que leurs connaissances en « histoire » économique étaient encore insuffisantes, et que c’est pour cette raison qu’ils n’ont pas publié leur ouvrage d’un caractère historico‑philosophique « général ». Selon l’interprétation de M. Mikhaïlovski, leurs connaissances étaient encore insuffisantes « en la matière », c’est‑à‑dire pour élaborer les « points fondamentaux du socialisme scientifique », savoir pour une critique scientifique du régime « bourgeois », déjà exposée dans le Manifeste. De deux choses l’une : ou bien M. Mikhaïlovski est incapables de saisir la différence entre une tentative pour embrasser toute la philosophie de l’histoire et un essai pour expliquer scientifiquement le régime bourgeois; ou bien il pense que Marx et Engels ne possédaient pas suffisamment de connaissances pour critiquer l’économie politique. Et dans ce cas il est vraiment cruel de sa part de ne pas nous faire connaître les raisons de cette insuffisance, ni ses propres amendements et additions. La décision de Marx et d’Engels, de ne point publier d’ouvrage sur la philosophie de l’histoire et de concentrer tous leurs efforts sur l’analyse scientifique d’une seule organisation sociale témoigne simplement d’un très haut degré de probité scientifique. La décision de M. Mikhaïlovski de jouer là‑dessus en y faisant cette petite addition que Marx et Engels auraient exposé leurs vues en reconnaissant eux-mêmes que leurs connaissances étaient insuffisantes pour les élaborer relève simplement de procédés polémiques qui ne témoignent ni d’esprit ni du sentiment de la décence.


[1] Qui ne louerai pas un Klopstock ? Mais chacun le lira‑t‑il ? Non. Nous voulons être moins vantés, mais lus avec plus d’assiduité (Lessing). (N. du Trad.)

[2] K. Marx : préface de la « Contribution à la critique de l’économie politique ».

[3] Bien entendu, il s’agit là toujours uniquement des rapports sociaux et point d’autres. (Note de l’auteur)

[4] N. Karéev (1850-1931) : historien anti-marxiste russe, auteur de nombreux ouvrages sur la philosophie de l’Histoire.

[5] Transformisme : doctrine de Darwin sur l’évolution des espèces naturelles et végétales.

[6] Allusion à la lettre envoyée par Marx à la rédaction des Otétchestvennyé Zapiski, en réponse à l’article de Mikhaïlovski : « Karl Marx devant le jugement de Monsieur J. Jourovski. »

[7] Il s’agit de l’ Idéologie allemande, qui resta dans des placards jusqu’à sa publication par Riazanov en U.R.S.S., en 1932.

[8] Voir la préface de Engels à son ouvrage Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande.