Avant de passer à la seconde partie de la « critique » de M. Mikhaïlovski, dirigée non plus contre la théorie de Marx en général, mais contre les social‑démocrates russes en particulier, nous devons faire une petite digression. De même que M. Mikhaïlovski, en critiquant Marx, non seulement n’a pas tenté d’exposer de façon exacte la théorie de ce dernier, mais l’a formellement dénaturée, de même il altère sans aucune pudeur les idées des social‑démocrates russes. Il importe de rétablir la vérité. Le plus commode serait de confronter les idées des anciens socialistes russes avec celles des social‑démocrates. J’emprunte l’exposé des premières à l’article de M. Mikhaïlovski paru dans la Rousskaïa Mysl de 1892, n° 6, dans lequel il parlait aussi du marxisme (et il en parlait ‑ faisons‑lui ce reproche ‑ sur un ton convenable, sans toucher aux questions qui ne peuvent dans une presse soumise à la censure, être traitées qu’à la Bourénine, ‑ et sans traîner les marxistes dans la boue); et c’est en contrepartie, du moins en parallèle qu’il exposait ses idées à lui. Je ne veux nullement, bien entendu, offenser ni M. Mikhaïlovski, c’est‑à‑dire le compter au nombre des socialistes, ni les socialistes russes en mettant à leur niveau M. Mikhaïlovski : je pense seulement que la marche de l’argumentation, chez les uns et chez l’autre, est au fond la même, et que la différence est dans le degré de fermeté, de droiture, dans la logique des convictions.

Exposant les idées des Otétchestvennyé Zapiski, M. Mikhaïlovski écrivait : « Au nombre des idéaux politiques et moraux nous avons introduit la possession de la terre par le cultivateur et des instruments de travail par le producteur ». Le point de départ, vous le voyez, est inspiré des meilleures intentions, est plein es meilleurs vœux… « Les formes médiévales de travail encore en vigueur chez nous [1] sont fortement ébranlées, mais nous ne voyions pas la raison d’en finir complètement avec elles pour nous conformer à des doctrines quelconques, libérales ou non libérales. »

Raisonnement bizarre ! N’importe quelles « formes de travail » ne peuvent être ébranlées que lorsqu’elles sont remplacées par d’autres; et pourtant nous ne trouvons pas chez notre auteur (et nous ne trouverons d’ailleurs chez aucun de ses adeptes) la moindre tentative d’analyser ces nouvelles formes et de les expliquer, non plus que de rechercher les causes d’éviction des vieilles formes par les nouvelles. Encore plus bizarre est la seconde partie de la tirade : « nous ne voyions pas la raison d’en finir avec ces formes pour nous conformer à des doctrines ». De quels moyens disposons‑« nous » donc (nous, les socialistes, ‑ voir la réserve ci‑dessus) pour « en finir » avec les formes de travail, c’est‑à‑dire pour remanier les rapports de production existant entre les membres de la société ? Ne serait‑ce pas une idée absurde vouloir refaire ces rapports selon une doctrine ? Ecoutons plus loin : « notre tâche n’est pas de tirer des profondeurs de notre nation une civilisation absolument « originale »; mais non plus de transposer chez nous l’ensemble de la civilisation occidentale, avec toutes les contradictions, qui la déchirent : il faut prendre partout où l’on peut ce qu’il y a de bon; et que ce bon soit national ou étranger, ce n’est plus une question de principe, mais de commodité pratique. La chose est évidemment si simple, si claire, et si compréhensible qu’il est inutile d’en parler ». Et en effet, comme c’est simple ! « Prendre » partout ce qu’il y a de bon et le tour est joué ! Des formes médiévales, « prendre » la possession des moyens de production par le travailleur, et des formes nouvelles (capitalistes) « prendre » la liberté, l’égalité, l’instruction, la culture. Et tout est dit ! La méthode subjective en sociologie est là comme dans le creux de la main : la sociologie commence par l’utopie ‑ la terre au travailleur ‑ et indique les conditions pour réaliser ce qui est désirable : « prendre » ce qu’il y a de bon ici et là. Ce philosophe a une façon toute métaphysique de considérer les rapports sociaux comme un simple agrégat mécanique de telles ou telles institutions, comme un enchaînement mécanique de tels ou tels phénomènes. Il détache un de ces phénomènes ‑ la possession de la terre par le cultivateur dans les formes médiévales, ‑ et il s’imagine qu’on peut le transplanter dans toutes les autres formes, comme on porterait une brique d’un édifice à l’autre. Mais ce n’est pas là étudier les rapports sociaux, c’est défigurer la matière à étudier : car enfin, la réalité ne connaît pas cette possession du sol, séparée et indépendante, par le cultivateur, telle que vous l’avez prise : ce n’est qu’un des chaînons du régime de production à l’époque qui consistait en ce que la terre était partagée entre les gros propriétaires fonciers, les seigneurs terriens, lesquels la répartissaient entre les paysans pour les exploiter, de sorte que la terre était une espèce de salaire en nature : elle donnait les produits nécessaires au paysan, afin que celui‑ci puisse produire un surproduit pour le seigneur terrien; elle était le fonds qui permettait au paysan de s’acquitter de ses redevances au profit du propriétaire. Pourquoi l’auteur n’a‑t‑il pas analysé ce système des rapports de production, et s’est‑il borné à en détacher un seul phénomène, qu’il présentait ainsi sous un jour absolument faux ? Parce que l’auteur ne sait pas traiter les questions sociales : il ne se propose même pas (je répète que je prends les raisonnements de M. Mikhaïlovski uniquement comme un exemple de critique de tout le socialisme russe) d’expliquer les « formes de travail » de l’époque, de les présenter comme un certain système de rapports de production, comme une certaine formation sociale. Pour parler le langage de Marx, la méthode dialectique lui est étrangère, qui veut que l’on regarde la société comme un organisme vivant, dans son fonctionnement et dans son évolution.

Sans se demander le moins du monde quelles sont les causes d’éviction des vieilles formes de travail par les nouvelles, il commet exactement la même erreur en traitant de ces nouvelles formes. Il lui suffit de constater que ces formes « ébranlent » la possession du sol par le cultivateur, c’est‑à‑dire, d’une façon générale, qu’elles séparent le producteur d’avec les moyens de production, ‑ pour condamner cela comme n’étant pas conforme à l’idéal. Encore une fois, son raisonnement est tout à fait absurde : il détache un phénomène (la dépossession foncière), sans même chercher à le présenter comme un élément d’un autre système de rapports de production, basé sur l’économie marchande qui engendre nécessairement la concurrence entre producteurs de marchandises, l’inégalité, la ruine des uns et l’enrichissement des autres. Il a noté un des phénomènes, la ruine des masses, en écartant l’autre, l’enrichissement d’une minorité, et il s’est mis ainsi dans l’impossibilité de comprendre ni l’un ni l’autre.

Et c’est cette façon d’agir qu’il appelle : « chercher la réponse aux problèmes de la vie sous leur forme revêtue de chair et de sang » (Rousskoïé Bogatstvo n° 1, 1894), tandis que lui-même, au contraire, ne sachant ni ne voulant expliquer la réalité, la regarder en face, fuit honteusement ces problèmes de la vie, avec sa lutte du possédant contre le non‑possédant, dans la sphère des utopies innocentes; et c’est ce qu’il appelle « chercher la réponse aux problèmes de la vie dans la façon idéale dont ils sont posés par la réalité brûlante et complexe » (R. B. n° 1), alors qu’il n’a même pas tenté d’analyser et d’expliquer cette réalité.

Au lieu de cela il nous offre une utopie qu’il a inventée en arrachant de la façon la plus absurde tels éléments aux différentes formations sociales; il a pris ceci au moyen âge, cela à la « nouvelle formation » , etc. On comprend qu’une théorie ainsi basée ne pouvait pas ne pas rester en dehors de l’évolution sociale réelle, pour la simple raison que nos utopistes étaient obligés de vivre et d’agir, non pas sous un régime social composé d’éléments pris de‑ci de-là, mais sous un régime qui détermine les rapports du paysan avec le koulak (le moujik aisé), de l’artisan avec l’acheteur en gros, l’ouvrier avec le fabricant, ‑ régime qui était complètement incompris d’eux. Leurs tentatives et leurs efforts pour transformer ces rapports incompris selon leur idéal, ne pouvaient aboutir qu’à un échec.

Voilà, dans ses grandes lignes, un aperçu de l’état où se trouvait le problème du socialisme en Russie, au moment où « na­quirent les marxistes russes ».

Ceux‑ci commencèrent justement par faire la critique des méthodes subjectives des anciens socialistes; non contents de constater l’exploitation et de la condamner, ils voulurent l’expliquer. Voyant que toute l’histoire de la Russie d’après la réforme [2] se résume dans la ruine des masses et dans l’enrichissement de la minorité; observant l’expropriation gigantesque des petits producteurs au fur et à mesure du progrès technique général; remarquant que ces tendances opposées surgissent et se renforcent là et pour autant que se développe et se fortifie l’économie marchande, ils ne pou­vaient pas ne pas conclure qu’ils étaient en présence d’une organisation bourgeoise (capitaliste) de l’économie sociale, qui engendrait nécessairement l’expropriation et l’oppression des masses. C’est conviction qui déterminait directement leur programme : il consistait dans l’adhésion à cette lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, à la lutte des classes non possédantes contre les classes possédantes. Cette lutte est le principal contenu de la réalité économique de la Russie, depuis le village perdu jusqu’à la fabrique perfectionnée la plus moderne. Comment adhérer ? La réponse fut encore suggérée par la réalité même. Le capitalisme a conduit les principales branches d’industrie au stade de la grande industrie mécanisée; en socialisant ainsi la production, il a créé les conditions matérielles du nouveau régime, et formé en même temps une nouvelle force sociale : la classe des ouvriers d’usine, le prolétariat des villes. Soumise à cette même exploitation bourgeoise qu’est, par sa nature économique, l’exploitation de toute la population laborieuse de Russie, cette classe est placée néanmoins dans des conditions particulièrement favorables pour son émancipation : il n’est plus rien qui la rattache à l’ancienne société entièrement fondée sur l’exploitation; les conditions mêmes de son travail et le cadre de sa vie l’organisent, l’obligent à réfléchir, lui offrent la possibilité d’entrer dans la carrière de la lutte politique. Il est naturel que les social‑démocrates aient porté toute leur attention et tous leurs espoirs sur cette classe; que tout leur programme vise à développer sa conscience de classe, que toute leur activité tend à l’aider à s’élever jusqu’à la lutte politique directe contre le régime actuel et tend à entraîner dans cette lutte l’ensemble du prolétariat russe.

Voyons maintenant comment M. Mikhaïlovski fait la guerre aux social‑démocrates. Qu’est‑ce qu’il oppose à leurs vues théoriques ? A leur activité politique socialiste ?

Les vues théoriques des marxistes sont exposées par le critique de la façon suivante :

La vérité, soi‑disant d’après les marxistes, est que, conformément aux lois immanentes de la nécessité historique, la Russie développera sa production capitaliste, avec toutes les contradictions intérieures de cette dernière, avec l’absorption des petits capitaux par les gros; et pendant ce temps le moujik arraché an sol se transformera en prolétaire, s’unira, « se socialisera », et le tour sera joué, l’humanité n’aura qu’à se laisser vivre.

Les marxistes, voyez‑vous, ne se distinguent en rien des « amis du peuple » par leur façon de comprendre la réalité, mais seulement par l’idée qu’ils se font de l’avenir : il faut croire qu’ils ne s’occupent pas du tout du présent, mais seulement des « perspectives ». Que M. Mikhaïlovski pense précisément ainsi, cela ne fait point de doute : les marxistes, dit‑il, « sont absolument convaincus qu’il n’y a rien d’utopique dans leurs prévisions d’avenir, mais que tout est pesé et mesuré selon les prescriptions de la science stricte »; enfin, ce qui est encore plus clair : les marxistes « croient et professent l’infaillibilité du schéma historique abstrait ».

En un mot, nous sommes en présence de la plus banale et de la plus plate des accusations portées contre les marxistes, et qui servent depuis fort longtemps à ceux qui n’ont rien à objecter sur le fond de leurs idées. « Les marxistes professent l’infaillibilité du schéma historique abstrait » !!

Mais c’est pur mensonge et invention pure !

Nulle part aucun marxiste n’a jamais argumenté en ce sens qu’en Russie « il doit y avoir » le capitalisme, « parce que » il a existé en Occident, etc. Aucun marxiste n’a jamais vu dans la théorie de Marx un schéma de la philosophie de l’histoire, obligatoire pour tous, quelque chose de plus que l’explication d’une certaine formation de l’économie sociale. Seul un philosophe subjectif, M. Mikhaïlovski, a trouvé moyen de faire preuve d’une incompréhension de Marx au point de déceler chez lui une théorie philosophique générale, ‑ ce qui lui valut cette réponse explicite de Marx, qu’il s’était trompé d’adresse. Jamais aucun marxiste n’a fondé ses conceptions social‑démocrates sur autre chose que leur conformité avec la réalité et l’histoire des rapports économiques et sociaux existants, c’est‑à‑dire russes; au reste, il ne pouvait les fonder autrement, parce que cette exigence de la théorie a été formulée d’une façon absolument nette et précise, et placée comme clef de voûte de toute la doctrine par le fondateur même du « marxisme », Marx.

Evidemment M. Mikhaïlovski peut réfuter tant qu’il lui plait ces déclarations, en disant avoir entendu « de ses propres oreilles » professer le schéma historique abstrait. Mais qu’est‑ce que cela peut nous faire, à nous social‑démocrates, ou à qui que ce soit, que M. Mikhaïlovski ait entendu dire à ses interlocuteurs toutes sortes d’absurdités ? N’est‑ce pas simplement la preuve qu’il est très heureux dans le choix de ses interlocuteurs, et rien de plus ? Il est très possible évidemment que ces interlocuteurs spirituels du spirituel philosophe se soient dits marxistes, social‑démocrates, etc., mais qui ne sait qu’aujourd’hui (comme on l’a depuis longtemps remarqué) la première fripouille venue aime à se parer de « rouge » ? [3] Et si M. Mikhaïlovski est tellement perspicace qu’il ne peut distinguer entre ces gens « travestis » et les marxistes, ou s’il a compris Marx avec tant de profondeur qu’il ne remarque pas le critérium, si fortement mis en relief, de toute sa doctrine (la formulation de « ce qui se passe sous nos yeux ») ‑ cela prouve simplement, cette fois encore, que M. Mikhaïlovski n’est guère intelligent, et rien de plus.

Dans tous les cas, du moment qu’il a pris sur lui de polémiser dans la presse contre les « social‑démocrates », il devait songer au groupe de socialistes qui depuis longtemps porte ce nom, et le porte seul ‑ de sorte qu’on ne saurait le confondre avec d’autres, ‑ et qui a ses représentants littéraires ‑ Plékhanov et son cercle. Et s’il avait agi ainsi ‑ il est évident que tout homme un peu convenable devait agir ainsi, ‑ s’il avait consulté au moins le premier ouvrage social‑démocrate, le livre de Plékhanov : Nos divergences, il y aurait vu, dès les premières pages, la déclaration catégorique faite par l’auteur au nom de tous les membres du cercle :

Nous ne voulons en aucun cas couvrir notre programme de l’autorité d’un grand nom » (c’est‑à‑dire de l’autorité de Marx). Comprenez‑vous ce que parler veut dire, M. Mikhaïlovski ? Comprenez‑vous la différence entre la profession de schémas abstraits et la négation de toute autorité de Marx dans l’appréciation des choses russes ? Comprenez‑vous qu’en faisant passer pour marxiste le premier jugement que vous avez eu le bonheur d’entendre de la bouche de vos interlocuteurs, et en dédaignant la déclaration publiée par un des membres marquants de la social­-démocratie au nom de tout le groupe, vous avez agi malhonnêtement ?!

Par la suite la déclaration se fait encore plus précise.

Je le répète, dit Plékhanov, une divergence est possible entre les marxistes les plus conséquents, quant à l’appréciation de la réalité russe de nos jours »; notre doctrine est « le premier essai d’application de cette théorie scientifique à l’analyse de rapports sociaux extrêmement complexes et confus.

On ne saurait, je pense, être plus explicite : les marxistes empruntent incontestablement à la théorie de Marx les seuls procédés précieux sans lesquels il est impossible de comprendre les rapports sociaux; par conséquent, le critérium de leur appréciation de ces rapports, ils ne le voient nullement dans des schémas abstraits et autres absurdités, mais dans la justesse de cette appréciation et sa conformité avec la réalité.

Ou peut‑être croyez‑vous qu’en faisant de pareilles déclarations l’auteur pensait différemment ? Mais c’est faux. La question qui l’occupait était celle‑ci : « La Russie doit‑elle passer par une phase capitaliste de développement ? » Par conséquent, la question n’était pas du tout formulée de façon marxiste, mais selon les méthodes subjectives de différents philosophes nationaux qui voyaient le critérium de ce doit, soit dans la politique des autorités, soit dans l’activité de la « société », soit dans l’idéal d’une société « conforme à la nature humaine », et autres balivernes de même nature. On se demande maintenant : comment un homme professant des schémas abstraits devrait‑il répondre à pareille question ? Il parlerait probablement de l’inévitabilité du processus dialectique, de l’importance philosophique générale de la théorie de Marx, de la nécessité pour chaque pays de passer par la phase… etc., etc.

Et comment a répondu Plékhanov ?

De la seule manière dont pouvait répondre un marxiste.

Il a complètement laissé de côté la question de ce doit comme oiseuse et ne pouvant intéresser que des subjectivistes et il a parlé tout le temps des rapports économiques et sociaux réels, de leur évolution réelle. C’est pourquoi il n’a pas donné de réponse directe à une question aussi mal posée. Au lieu de cela il a répondu : « La Russie est entrée dans la voie capitaliste. »

M. Mikhallovski, lui, disserte avec un air de connaisseur sur la profession du schéma historique abstrait, sur les lois immanentes de la nécessité, et autre galimatias invraisemblable ! Et il appelle cela de la « polémique contre les social‑démocrates » !!

Décidément, je me refuse à comprendre : si c’est là un polémiste, qu’est-ce qu’un radoteur ?

Remarquons encore, toujours à propos du raisonnement cité plus haut de M. Mikhaïlovski, qu’il expose les vues des social-démocrates comme suit : « La Russie développera sa propre production capitaliste. » Visiblement, de l’avis de ce philosophe, la Russie n’a pas « sa propre » production capitaliste. L’auteur probablement partage cette opinion que le capitalisme russe se réduit à 1,5 million d’ouvriers, – nous reviendrons encore sur cette idée puérile de nos « amis du peuple », qui classent on ne sait où tous les autres modes d’exploitation du travail libre. « La Russie développera sa propre production capitaliste, avec toutes les contradictions intérieures de cette production; pendant ce temps le moujik, arraché à la terre, se transformera en prolétaire. » Plus on avance, plus on trouve de perles ! Donc, en Russie, il n’y a pas de « contradictions intérieures » ? C’est‑à‑dire, pour parler franc, pas d’exploitation de la masse du peuple par une poignée de capitalistes ? Il n’y a pas ruine de l’immense majorité de la population et enrichissement d’une poignée d’individus ? Le moujik attend encore d’être arraché à la terre ? Mais en quoi donc a consisté toute l’histoire de la Russie, après l’abolition du servage, sinon dans une expropriation en masse des paysans, d’une intensité sans exemple ? Il faut avoir du courage pour déclarer publiquement des choses pareilles ! Et M. Mikhaïlovski a ce courage : « Marx opérait sur un prolétariat tout prêt et un capitalisme tout prêt, tandis que nous devons encore les créer. » La Russie, doit encore créer son prolétariat ?! En Russie, le seul pays où l’on puisse trouver une misère aussi désespérée des masses, une exploitation aussi éhontée du travailleur, ce pays que l’on comparait (à juste titre) avec l’Angleterre pour l’état de ses classes pauvres et où la famine frappant des millions d’hommes est un phénomène constant, à côté, par exemple, des exportations toujours croissantes de blé, ‑ en Russie il n’y a pas de prolétariat !!

Je pense qu’on devrait de son vivant ériger une statue à M. Mikhaïlovski pour ces classiques paroles [4] !

Au reste nous verrons encore plus loin que c’est là une tactique constante et très conséquente des « amis du peuple » : fermer pharisaïquement les yeux sur la situation impossible des travailleurs de Russie, la représenter comme simplement « ébranlée », de sorte qu’il suffirait des efforts de la « société cultivée » et dit gouvernement pour tout remettre dans la bonne voie. Ces paladins s’imaginent que s’ils ferment les yeux sur le fait que la situation de la masse laborieuse est mauvaise non parce qu’elle a été « ébranlée », mais parce que cette masse est soumise à un pillage éhonté de la part d’une poignée d’exploiteurs; si, telles des autruches, ils cachent leur tête pour ne pas voir ces exploiteurs, ces exploiteurs disparaîtront. Et lorsque les social‑démocrates leur disent que c’est une honte et une lâcheté d’avoir peur de regarder la réalité en face; lorsqu’ils prennent pour point de départ l’exploitation et disent que la seule explication possible en est dans l’organisation bourgeoise de la société russe, qui divise la masse du peuple en prolétariat et en bourgeoisie, et dans le caractère de classe de l’État russe, qui n’est autre chose qu’un organe de domination de cette bourgeoisie; que, pour cette raison, l’unique issue est dans la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie, – alors ces « amis du peuple » poussent les hauts cris : les social‑démocrates veulent déposséder le peuple de la terre !! Ils veulent détruire notre organisation économique nationale !!

Nous en venons maintenant au point le plus révoltant de toute cette « polémique » pour le moins inconvenante, ‑ je veux dire à la « critique » (?) faite par M. Mikhailovski de l’activité politique des social‑démocrates. Tout le monde comprend que l’action des socialistes et des agitateurs parmi les ouvriers ne peut faire l’objet d’une discussion loyale dans notre presse légale, et que la seule chose que puisse faire à cet égard une presse censurée convenable, c’est de « se taire avec tact ». M. Mikhaïlovski a oublié cette règle très élémentaire et n’a pas rougi de profiter du monopole qu’il a de s’adresser au public lisant, pour couvrir de boue les socialistes.

Mais on trouvera bien, en dehors des journaux légaux, les moyens de combattre ce critique sans vergogne.

« Si j’ai bien compris, dit M. Mikhaïlovski en faisant le naïf, les marxistes russes peuvent être divisés en trois catégories : les marxistes spectateurs (observateurs impassibles du processus); les marxistes passifs (qui simplement « adoucissent les douleurs de l’enfantement » : ils « ne s’intéressent pas au peuple fixé à la terre, et portent leur attention et leurs espoirs sur ceux qui sont déjà séparés des moyens de production ») et les marxistes actifs (qui insistent expressément pour que se poursuive la ruine des campagnes). »

Qu’est‑ce que cela signifie ?! Monsieur le critique ne peut pourtant pas ignorer que les marxistes russes sont des socialistes qui partent de cette conception de la réalité qu’ils ont affaire à une société capitaliste, et que le seul moyen d’en sortir est la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie. Comment, de quel droit les confond‑il avec je ne sais quelle vulgarité dénuée de sens ? Quel droit (moral évidemment) a‑t‑il d’étendre le terme de marxistes à des gens qui, visiblement, n’acceptent pas les principes les plus élémentaires et fondamentaux du marxisme, à des gens qui jamais ni nulle part ne sont intervenus comme un groupe distinct, qui jamais ni nulle part n’ont avoué aucun programme propre ?

M. Mikhailovski s’est ménagé une série d’échappatoires pour des procédés aussi scandaleux.

« Peut‑être, plaisante‑t il avec la légèreté d’un godelureau mondain, ne sont‑ils pas de véritables marxistes, mais ils se considèrent et se déclarent comme tels.» Où et quand ? Dans les salons libéraux et radicaux de Pétersbourg ? Dans des lettres privées ? Admettons. Mais alors causez avec eux dans vos salons et dans votre correspondance ! Tandis que vous intervenez publiquement et dans la presse contre des gens qui (sous la bannière du marxisme) ne sont jamais ni nulle part intervenus en public. Et après cela vous osez encore déclarer que vous polémisez contre les « social‑démocrates » sachant que ce nom est porté par un seul groupe de socialistes révolutionnaires, et que personne ne saurait être confondu avec lui [5]

M. Mikhaïlovski biaise et se débat comme un collégien pris en faute : je n’y suis pour rien, s’efforce‑t‑il de persuader le lecteur, « j’ai entendu de mes propres oreilles et vu de mes propres yeux ». Fort bien ! Nous croyons volontiers que vous n’avez sous, les yeux que plats personnages et vauriens, mais que nous voulez-vous alors, à nous autres, social‑démocrates ? Qui donc ignore « qu’à l’heure actuelle où » toute activité publique, pas seulement socialiste, mais tant soit peu indépendante et honnête, entraîne des poursuites politiques, pour une seule personne travaillant véritablement sous telle ou telle bannière ‑ Narodnaïa Volia [6], marxisme ou, disons même, constitutionnalisme ‑ on a plusieurs dizaines de phraseurs, couvrant de ce nom leur pusillanimité libérale, et encore peut-être quelques francs coquins qui arrangent leurs petites affaires ? N’est‑il pas évident que seule la bassesse la plus vulgaire pourrait reprocher à l’une de ces tendances que sa bannière est souillée (pas en public, ni ouvertement) par toutes sortes de vauriens ?

Tout l’exposé de M. Mikhaïlovski n’est qu’une chaîne continue d’altérations, de déformations et de subterfuges. Nous avons vu plus haut qu’il a complètement altéré les « vérités » sur les lesquelles les social‑démocrates se basent, qu’il les a exposées comme jamais aucun marxiste ne l’a fait et ne pouvait le faire. Et s’il avait exposé la conception véritable des social­-démocrates sur la réalité russe, il aurait été obligé de voir qu’il n’est qu’une seule manière de « se conformer » à ces vues : c’est de collaborer au développement de la conscience de classe du prolétariat, d’organiser et de grouper ce dernier pour la lutte politique contre le régime actuel. Au reste, il se réserve encore une ruse. D’un air d’innocence outragée, il lève pharisaïquement les yeux au ciel, et articule doucereusement : « Je suis très heureux d’entendre cela, mais je ne comprends pas contre quoi vous protestez » (c’est ce qu’il dit dans le n° 2 du R. B.). « Lisez plus attentivement mon jugement sur les marxistes passifs, et vous verrez ce que je dis : du point de vue éthique il n’y a rien à objecter. »

Naturellement, ce n’est là qu’un rabâchage d’anciens et pitoyables subterfuges.

Dites‑moi, s’il vous plaît comment qualifieriez‑vous la conduite d’un homme qui déclarerait critiquer le populisme socialiste-­révolutionnaire (l’autre ne s’était pas encore montré : je prends cette période-là), et qui dirait des choses dans le genre de celles‑ci :

« Les populistes, si je comprends bien, se divisent en trois catégories : les populistes conséquents, qui adoptent entièrement les idées du moujik et, en pleine conformité avec ses désirs, généralisent les verges, le rossage des femmes, et d’une façon générale appliquent l’ignoble politique du gouvernement du knout et du bâton, laquelle a bien été appelée politique populaire; ensuite, les populistes peureux qui ne s’intéressent pas à l’opinion du moujik et essayent seulement de transporter en Russie un mouvement révolutionnaire qui lui est étranger, par le moyen d’association, etc. – contre quoi, du reste, il n’y a rien à objecter du point de vue éthique, ‑ n’était le chemin glissant qui pourrait conduire le populiste peureux au populiste conséquent ou courageux; enfin, les populistes courageux, qui réalisent dans toute son ampleur l’idéal populaire du moujik aisé, et s’installent en conséquence sur la terre pour être de vrais koulaks. » Tout homme qui se respecte qualifierait cela, naturellement, de bas et vil persiflage. Et si en outre l’homme qui énoncerait de pareilles choses ne pouvait pas être démenti par les populistes dans la même presse; si, d’autre part, les idées de ces populistes n’avaient été exposées jusque‑là qu’illégalement, de sorte que beaucoup ne s’en feraient pas une idée exacte et pourraient aisément croire tout ce qu’on leur dirait des populistes, tout le monde serait d’accord pour dire qu’un tel homme…

Au reste, M. Mikhaïlovski lui-même n’a peut‑être pas encore complètement oublié le mot qu’il faudrait mettre ici.

En voilà assez ! Il y a encore bien des insinuations de ce genre chez M. Mikhaïlovski. Mais je ne connais pas de travail plus fatigant, plus ingrat, plus rebutant que de barboter dans cette fange, de rassembler les insinuations semées çà et là, de les confronter pour découvrir ne fût‑ce qu’un seul argument un peu sérieux.

Assez !

Avril 1894.
Publié en volume en 1894.


[1] « Par formes médiévales de travail, expliquait ailleurs l’auteur, il faut entendre non seulement la possession foncière communale, l’industrie artisanale et les artels. Ce sont là sans contredit des formes médiévales; mais il faut y ajouter tous les modes de possession du sol, ou des instruments de production par le travailleur. » (Note de l’auteur)

[2] Allusion à la réforme agraire de 1861 qui abolissait le servage et des réformes qui suivirent dans le domaine de la Justice, de l’Administration, etc. D’après Lénine, la « réforme paysanne » fut une réforme bourgeoise réalisée par et pour les grands propriétaires fonciers. Ce fut un pas en avant dans la transformation de la Russie en monarchie bourgeoise.

[3] Tout cela a été écrit dans l’hypothèse que M. Mikhailovski a réellement entendu professer ces schémas historiques abstraits, et qu’il n’a rien déformé. Cependant j’estime absolument nécessaire de faire une réserve : je le donne pour ce que cela vaut. (Note de l’auteur)

[4] Petit‑être, après tout, M. Mikhaïlovski essayera‑t‑il, là aussi, de se tirer d’affaire : je n’ai jamais voulu dire qu’en Russie il n’y avait pas de prolétariat, mais simplement qu’il n’y avait pas de prolétariat capitaliste. Vraiment ? Mais que ne le disiez‑vous alors ? Toute la question consiste précisément en ceci : le prolétariat russe est‑il ce prolétariat propre à l’organisation bourgeoise de l’économie sociale, ou un autre ? A qui la faute, si tout au long de deux articles, vous n’avez pas laissé échapper un seul mot sur cette question, la seule sérieuse et importante, et si vous avez préféré dire toutes sortes de sottises, et êtes allé même jusqu’à battre la breloque ? (Note de l’auteur)

[5] Je m’arrêterai sur la seule indication de fait qui se rencontre chez, M. Mikhaïlovski. Quiconque lira son article devra reconnaître qu’il range même M. Skvortsov (l’auteur des « Causes économiques des famines ») parmi les « marxistes ». Et pourtant ce monsieur lui-même ne s’intitule pas ainsi; la connaissance la plus élémentaire des ouvrages social­-démocrates suffit pour voir que de leur point de vue, c’est le plus plat des bourgeois, et pas autre chose. Qu’est‑ce que ce marxiste qui ne comprend pas que le milieu social pour lequel il projette ses progrès est le milieu bourgeois; que, pour cette raison, toutes les « améliorations de la culture » qui s’observent effectivement même dans l’économie paysanne, signifient un progrès bourgeois améliorant la situation d’une minorité et prolétarisant les masses ! Qu’est­-ce que ce marxiste qui ne comprend pas que l’État auquel il adresse ses projets, est un État de classe, capable seulement de soutenir la bourgeoisie et d’opprimer le prolétariat ! (Note de l’auteur)

[6] Narodnaïa Volia (la Volonté du Peuple) : parti populiste utilisant fréquemment la terreur individuelle contre les dignitaires tsariste.