- Il était parfaitement légitime que la social démocratie révolutionnaire inscrivît à son programme la convocation de l’Assemblée constituante, parce qu’elle est, en république bourgeoise, la forme supérieure de la démocratie, et parce que la république impérialiste dirigée par Kérenski, en créant le parlement, préparait une falsification des élections et une série d’atteintes à la démocratie.
- En revendiquant la convocation de l’Assemblée constituante, la social démocratie révolutionnaire, dès le début de la révolution de 1917, a souligné à maintes reprises que la république des Soviets est une forme de démocratie supérieure à celle de la république bourgeoise habituelle avec Assemblée constituante.
- Pour passer du régime bourgeois au régime socialiste, pour instaurer la dictature du prolétariat, la République des Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans n’est pas seulement une forme plus élevée d’institutions démocratiques (par rapport à la république bourgeoise ordinaire, couronnée par une Assemblée constituante), mais c’est la seule forme capable d’assurer le passage le moins douloureux possible au socialisme.
- Dans notre révolution, l’Assemblée constituante est convoquée d’après les listes présentées à la mi octobre 1917, dans des conditions qui rendent impossible, par les élections à cette Assemblée, l’expression fidèle de la volonté du peuple en général et des masses laborieuses en particulier.
- D’abord, la représentation proportionnelle ne traduit véritablement la volonté du peuple que lorsque les listes présentées par les partis correspondent réellement à la répartition effective du peuple dans les groupements politiques reflétés par ces listes. Or, l’on sait que chez nous, le parti qui avait, de mai à octobre, le plus de partisans dans le peuple, spécialement parmi les paysans, le parti des socialistes-révolutionnaires, avait présenté des listes uniques à l’Assemblée constituante à la mi octobre 1917, mais il s’est scindé après les élections à l’Assemblée constituante et avant la convocation de cette dernière.
Par conséquent, même au point de vue formel, la composition de l’Assemblée constituante ne correspond et ne peut correspondre à la volonté de la masse des électeurs. - Une autre raison plus importante encore, non pas formelle ou juridique, mais sociale et économique, une raison de classe, du divorce entre la volonté du peuple et surtout celle des classes laborieuses, d’une part, et la composition de l’Assemblée constituante de l’autre, c’est que les élections à l’Assemblée constituante se sont déroulées alors que l’immense majorité du peuple ne pouvait encore connaître toute l’étendue et toute la portée de la Révolution d’Octobre, de la révolution soviétique, prolétarienne et paysanne, qui a commencé le 25 Octobre 1917, c’est à dire après la présentation des listes des candidats à l’Assemblée constituante.
- La Révolution d’Octobre, qui a conquis le pouvoir pour les Soviets en arrachant à la bourgeoisie la suprématie politique pour la transmettre au prolétariat et à la paysannerie pauvre, traverse sous nos yeux les étapes successives de son développement.
- Elle a débuté par la victoire du 24 25 octobre dans la capitale, au moment où le II° Congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie, cette avant garde des prolétaires et de la partie politiquement la plus active de la paysannerie, donnait la prépondérance au Parti bolchévik et l’a porté au pouvoir.
- La révolution gagne ensuite, au cours des mois de novembre et de décembre, toute la masse de l’armée et de la paysannerie, ce qui se traduit notamment par la destitution et le renouvellement des anciens organismes dirigeants (comités militaires, comités paysans de province, Comité exécutif central du Soviet des députés paysans de Russie, etc.) qui représentaient une étape déjà dépassée de la révolution, la période d’entente avec la bourgeoisie, l’étape bourgeoise et non prolétarienne de la révolution, organismes qui pour cette raison devaient inévitablement quitter la scène sous la poussée de masses populaires plus profondes et plus larges.
- Ce puissant mouvement des masses exploitées pour renouveler les centres dirigeants de leurs organisations continue encore aujourd’hui, à la mi décembre 1917, et le congrès des cheminots dont les travaux se poursuivent en est une étape.
- Le groupement des forces des classes aux prises en Russie diffère donc foncièrement, en novembre et décembre 1917, de celui qui a pu trouver son expression dans les listes des candidats à l’Assemblée constituante, présentées par les partis à la mi octobre 1917.
- Les récents événements d’Ukraine (en partie aussi de Finlande et de Biélorussie, ainsi que du Caucase) indiquent également un nouveau groupement des forces de classes qui s’opère dans la lutte entre le nationalisme bourgeois de la Rada d’Ukraine, de la Diète finlandaise, etc., d’une part, et le pouvoir des Soviets, la révolution prolétarienne et paysanne dans chacune de ces républiques nationales, de l’autre.
- Enfin la guerre civile, commencée par le soulèvement contre révolutionnaire des cadets et des kalédiniens contre le pouvoir des Soviets, contre le gouvernement ouvrier et paysan, a définitivement exaspéré la lutte de classes et a supprimé toute possibilité de résoudre par une voie démocratique formelle les questions les plus brûlantes que l’histoire posait devant les peuples de Russie, et en premier lieu, devant sa classe ouvrière et sa paysannerie.
- Seule la victoire totale des ouvriers et des paysans sur le soulèvement des bourgeois et des grands propriétaires fonciers (qui a trouvé son expression dans le mouvement des cadets et des kalédiniens), seul l’écrasement militaire impitoyable de ce soulèvement d’esclavagistes, est capable de sauvegarder la révolution prolétarienne et paysanne. Le cours des événements et le développement de la lutte de classes dans la révolution ont fait que le mot d’ordre « tout le pouvoir à l’Assemblée constituante », qui ne tient compte ni des conquêtes de la révolution ouvrière et paysanne, ni du pouvoir des Soviets, ni des décisions du II° Congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie, du Il° Congrès des députés paysans de Russie, etc., est devenu pratiquement le mot d’ordre des cadets, des kalédiniens et de leurs complices. Le peuple tout entier commence à se rendre compte que ce mot d’ordre signifie en réalité la lutte pour écarter le pouvoir des Soviets et que l’Assemblée constituante, si elle se séparait du pouvoir des Soviets, serait infailliblement condamnée à la mort politique.
- La question de la paix est une des questions les plus brûlantes de la vie du peuple. La lutte véritablement révolutionnaire pour la paix n’a été entreprise en Russie qu’après la victoire de la révolution du 25 octobre, et cette victoire a eu pour premiers fruits la publication des traités secrets, la conclusion d’un armistice et le début des pourparlers publics en vue d’une paix générale sans annexions ni contributions.
C’est aujourd’hui seulement que les larges masses populaires ont en fait, totalement et ouvertement, la possibilité de voir pratiquer la politique de la lutte révolutionnaire pour la paix, et d’en étudier les résultats.
Lors des élections à l’Assemblée constituante, les masses populaires étaient privées de cette possibilité.
Il est évident que, de ce côté aussi, le divorce est inévitable entre la composition de l’Assemblée constituante et la volonté réelle du peuple quant à la cessation de la guerre. - Il résulte de l’ensemble de ces faits que l’Assemblée constituante, convoquée d’après les listes des partis qui existaient avant la révolution prolétarienne et paysanne, sous la domination de la bourgeoisie, entre nécessairement en conflit avec la volonté et les intérêts des classes laborieuses et exploitées qui ont déclenché le 25 octobre la révolution socialiste contre la bourgeoisie. Il est naturel que les intérêts de cette révolution l’emportent sur les droits formels de l’Assemblée constituante, même si ces derniers n’étaient infirmés du fait que la loi sur l’Assemblée constituante ne reconnaît pas au peuple le droit de rappeler ses députés et de procéder à de nouvelles élections à n’importe quel moment.
- Toute tentative, directe ou indirecte, de considérer l’Assemblée constituante d’un point de vue juridique, purement formel, dans le cadre de la démocratie bourgeoise habituelle, sans tenir compte de la lutte de classes et de la guerre civile, équivaut à trahir la cause du prolétariat et à se rallier au point de vue de la bourgeoisie. Mettre en garde, tous et chacun, contre cette erreur dans laquelle tombent quelques dirigeants bolchéviks qui n’ont pas su apprécier à leur juste valeur l’insurrection d’Octobre et les tâches de la dictature du prolétariat, tel est le devoir impérieux de la social démocratie révolutionnaire.
- L’unique chance de résoudre sans douleur la crise due au désaccord entre les élections à l’Assemblée constituante d’une part, la volonté du peuple et les intérêts des classes laborieuses et exploitées de l’autre, c’est la réalisation la plus large et la plus rapide possible par le peuple du droit de procéder à de nouvelles élections à l’Assemblée constituante, c’est l’adhésion de cette dernière à la loi du Comité exécutif central sur ces nouvelles élections, c’est une déclaration de l’Assemblée constituante reconnaissant sans réserve le pouvoir des Soviets, la révolution soviétique, sa politique relative à la paix, à la terre et au contrôle ouvrier, l’adhésion ferme de l’Assemblée constituante au camp des adversaires de la contre révolution des cadets et des kalédiniens.
- Sans quoi la crise ouverte autour de l’Assemblée constituante ne peut être dénouée que par la voie révolutionnaire, par les mesures révolutionnaires les plus énergiques, les plus promptes, les plus vigoureuses et les plus décidées que prendra le pouvoir des Soviets pour frapper la contre-révolution des cadets et de Kalédine, quels que soient les mots d’ordre et les institutions (fût ce même la qualité de membres de l’Assemblée constituante), dont cette contre-révolution se réclamera. Toute tentative de lier les mains au pouvoir des Soviets dans cette lutte équivaudrait à favoriser la contre révolution.
Ecrit le 12 (25) décembre 1917.
Paru le 26 (13) décembre 1917 dans la « Pravda » n° 213.