On nous objectera : « Si vous, les pravdistes, n’avez pas de fractionnisme, c’est-à-dire la reconnaissance nominale de l’unité et, en fait, la division, — vous avez quelque chose de pis, c’est le scissionnisme ». Ainsi parle Trotski qui, ne sachant pas creuser sa pensée et joindre ses phrases par les deux bouts, tantôt clame contre le fractionnisme, tantôt crie : « La scission fait l’une après l’autre des conquêtes qui sont autant de suicides » (n° 1, p. 6).
Cette déclaration ne peut avoir qu’un sens : « c’est que les pravdistes font une conquête après l’autre » (c’est un fait objectif que l’on peut vérifier ; il est établi par l’étude du mouvement ouvrier de masse en Russie, par exemple, en 1912 et 1913), mais moi Trotski, je condamne les pravdistes : 1° comme des scissionnistes et 2° comme des politiciens pratiquant le suicide.
Voyons ce qu’il en est.
Tout d’abord, remercions Trotski : il n’y a pas longtemps (d’août 1912 à février 1914) il suivait F. Dan qui, comme on le sait, menaçait de « tuer » l’anti-liquidation et exhortait les autres à le faire. Maintenant Trotski ne menace pas de « tuer » notre tendance (et notre parti, — ne vous fâchez pas, citoyen Trotski, car c’est la vérité !), il se contente de vaticiner qu’elle se tuera elle-même !
C’est beaucoup moins fort, n’est-il pas vrai ? C’est presque du « non-fractionnisme », vous ne trouvez pas ?
Mais trêve de plaisanteries (bien que la plaisanterie soit le seul moyen de répliquer en termes mitigés à la phraséologie insupportable de Trotski).
Le « suicide » est une simple phrase, une phrase creuse, du « trotskisme » et rien de plus.
Le scissionnisme est une grave accusation politique. Cette accusation portée contre nous est répétée de mille manières et par les liquidateurs, et par tous les groupes énumérés plus haut, qui du point de vue de Paris et de Vienne, existent incontestablement.
Ils répètent tous cette grave accusation politique avec une légèreté étonnante. Voyez Trotski. Il a reconnu que « la scission fait (lisez : que les pravdistes font) l’une après l’autre des conquêtes qui sont autant de suicides ». Et il ajoute :
De nombreux ouvriers avancés, dans un état de désarroi politique complet, deviennent bien souvent eux-mêmes des agents actifs de la scission.
n° 1, p. 6
Peut-on traiter la question avec plus de légèreté ?
Vous nous accusez de scissionnisme, alors que dans l’arène du mouvement ouvrier de Russie nous ne voyons absolument rien que de la liquidation. Ainsi, vous trouvez que notre attitude à l’égard de la liquidation est erronée ? En effet, tous les groupes de l’étranger, que nous avons nommés plus haut, si forte que soit la distinction entre eux, sont justement d’accord pour affirmer que notre attitude à l’égard du courant de liquidation est erronée, « scissionniste ». Là est aussi la ressemblance (et le rapprochement politique essentiel) de tous ces groupes avec les liquidateurs.
Si notre attitude à l’égard du courant de liquidation est erronée au point de vue de la théorie, au point de vue des principes, Trotski aurait dû le dire explicitement, le déclarer nettement, indiquer sans détour en quoi il la trouve erronée. Or, Trotski esquive depuis des années ce point capital.
Si, pratiquement, à travers l’expérience du mouvement, notre attitude à l’égard de la liquidation est démentie, il faut analyser cette expérience, — ce que Trotski ne fait pas non plus. « De nombreux ouvriers avancés, avoue-til, deviennent des agents actifs de la scission » (lisez : agents actifs de la ligne des pravdistes, de leur tactique, de leur système, de leur organisation).
Mais à quoi tient ce fait regrettable qui, de l’aveu de Trotski, est confirmé par l’expérience, savoir : que des ouvriers avancés, nombreux avec cela, s’affirment pour la Pravda ?
Cela tient au « désarroi politique complet » de ces ouvriers avancés, répond Trotski.
Certes, cette explication est extrêmement flatteuse pour Trotski, pour toutes les cinq fractions de l’étranger et pour les liquidateurs. Trotski aime beaucoup à donner, « avec l’air savant d’un connaisseur » et en usant de phrases pompeuses et sonores, une explication flatteuse pour lui, Trotski, des phénomènes historiques Si de « nombreux ouvriers avancés » deviennent des « agents actifs » d’une ligne politique, de la ligne du Parti, qui ne concorde pas avec la ligne de Trotski, ce dernier résout la question sans se gêner, d’emblée et sans détour : ces ouvriers avancés se trouvent « dans un état de désarroi politique complet », alors que lui, Trotski, est sans doute « dans un état » de fermeté politique, de lucidité et de justesse de ligne !… Et c’est ce même Trotski qui, se frappant la poitrine, fulmine contre le fractionnisme, contre l’esprit de cercle, contre cette façon — propre à un intellectuel — d’imposer sa volonté aux ouvriers !…
Vraiment, lorsqu’on lit ces choses-là, on se demande malgré soi si ces paroles ne viennent pas d’une maison de fous ?
La question du courant liquidateur et de sa condamnation a été posée par le Parti devant les « ouvriers avancés » depuis 1908 ; et la question de la « scission » avec un groupe de liquidateurs nettement déterminé (le groupe Nacha Zaria), c’est-à-dire l’impossibilité d’édifier le Parti autrement que sans ce groupe et contre lui, cette dernière question fut posée il y a plus de deux ans, en janvier 1912. Les ouvriers avancés se sont prononcés, dans leur immense majorité, pour le soutien de la « ligne de janvier (1912) ». Trotski lui-même reconnaît ce fait, lorsqu’il parle des « conquêtes » et des « nombreux ouvriers avancés ». Et Trotski s’en tient quitte, en traitant simplement ces ouvriers avancés de « scissionnistes », « en état de désarroi politique » !
Les gens qui n’ont pas perdu la raison tireront de ces faits une autre conclusion. Là où la majorité des ouvriers conscients s’est groupée autour de décisions claires et précises, il y a unité d’opinions et d’actions, il y a parti et esprit du parti.
Là où nous avons vu les liquidateurs « destitués de leurs postes » par les ouvriers, ou une demi-douzaine de groupes de l’étranger qui, en deux ans, n’ont prouvé en rien leur liaison avec le mouvement ouvrier de masse en Russie, là règne le désarroi, le scissionnisme. En essayant aujourd’hui de persuader les ouvriers de ne pas exécuter les décisions de ce « tout » que les marxistes-pravdistes reconnaissent, Trotski tente de désorganiser le mouvement et de provoquer la scission.
Tentatives impuissantes, mais il faut bien démasquer les chefs trop présomptueux de petits groupes d’intellectuels, qui, tout en faisant la scission, crient à la scission ; qui, après avoir pendant plus de deux ans subi une défaite totale auprès des « ouvriers avancés », crachent avec une impudence inouïe sur les décisions et la volonté de ces ouvriers avancés, en les déclarant en état de « désarroi politique». Ne sont-ce pas là les procédés de Nozdrev et de Petit-Judas Golovlev((Personnage de Messieurs Golovlev de l’écrivain russe Saltykov Chtchédrine. Type du propriétaire foncier féodal, hypocrite et faux-dévot.)) ?
En notre qualité de publiciste, nous ne nous lasserons pas de répéter, en réponse aux cris répétés sur la scission, des données précises, irréfutées et irréfutables. A la IIe Douma, la curie ouvrière a donné 47 % de députés bolcheviks ; à la IIIe, 50 % ; à la IVe, 67 %.
Voilà où est la majorité des « ouvriers avancés », voilà où est le Parti, voilà où est l’unité d’idées et d’actions de la majorité des ouvriers conscients.
Les liquidateurs objectent (voir Boulkine, L. M., au n° 3 de Nacha Zaria) que nous prenons argument des curies de Stolypine. C’est là une objection inintelligente et de mauvaise foi. Les Allemands mesurent leurs succès par les élections effectuées d’après la loi électorale de Bismarck, qui écarte les femmes. Il faudrait avoir perdu la raison pour en faire le reproche aux marxistes allemands, qui mesurent leurs succès sous le régime électoral existant, sans approuver aucunement ses restrictions réactionnaires.
Nous de même. Sans défendre les curies, ni le système des curies, nous avons mesuré nos succès sous le régime électoral existant. Les curies ont existé sous toutes les trois Doumas (IIe, IIIe, IVe) ; et à l’intérieur de la même curie ouvrière, à l’intérieur de la social-démocratie, il s’est produit un déplacement total contre les liquidateurs. Quiconque n’entend pas s’abuser soi-même et abuser les autres, doit reconnaître ce fait objectif de la victoire de l’unité ouvrière contre les liquidateurs.
L’autre objection n’est pas moins « intelligente » : « pour tel ou tel bolchevik ont voté (ou bien ont pris part aux élections) des menchéviks et des liquidateurs ». Parfait ! Mais cela n’est-il pas vrai aussi pour les 53 % des députés non bolcheviks de la IIe Douma, pour les 50 % de la IIIe Douma, pour les 33 % de la IVe Douma ?
Si l’on pouvait, au lieu des renseignements sur les députés, en recueillir sur les électeurs ou les délégués ouvriers, etc., nous nous en servirions volontiers. Mais de tels renseignements, plus détaillés, n’existent pas ; par conséquent, les « objecteurs » jettent simplement de la poudre aux yeux du public.
Et les données sur les groupes ouvriers qui ont aidé les journaux des diverses tendances ? En deux ans (1912 et 1913), 2.801 groupes étaient pour la Pravda et 740 pour le Loutch. [Au 1er avril 1914, le recensement préliminaire a établi 4.000 groupes pour la Pravda (depuis le 1er janvier 1912) et 1.000 pour les liquidateurs avec tous leurs alliés.] Tout le monde peut vérifier ces chiffres, et personne n’a essayé de les réfuter.
Où donc est ici l’unité d’action et de volonté de la majorité des « ouvriers avancés », et où est la violation de la volonté de la majorité ?
Le « non-fractionnisme » de Trotski, c’est justement le scissionnisme, dans le sens de la violation la plus impudente de la volonté de la majorité des ouvriers.