En Hollande, en Scandinavie, en Suisse, parmi les social-démocrates révolutionnaires qui combattent le mensonge social-chauvin de la «défense de la patrie» dans la guerre impérialiste actuelle, des voix se font entendre qui proposent de substituer à l’ancien point du programme minimum social-démocrate : «milice» ou «armement du peuple», un point nouveau intitulé : «désarmement». La Jugend-Internationale a institué un débat sur cette question et publié dans son No 3 un éditorial en faveur du désarmement. Dans les thèses récentes de R. Grimm, nous trouvons malheureusement aussi une concession à l’idée de «désarmement». Les revues Neues Leben et Vorbote ont ouvert une discussion.
Examinons de plus près la position des défenseurs du désarmement.
I
L’argument essentiel revient à dire que la revendication du désarmement est l’expression la plus nette, la plus résolue, la plus conséquente de la lutte contre tout militarisme et contre toute guerre.
Mais c’est dans cet argument essentiel que réside aussi l’erreur essentielle des partisans du désarmement. Des socialistes ne peuvent se déclarer adversaires de n’importe quelle guerre sans cesser d’être des socialistes.
En premier lieu, les socialistes n’ont jamais été et ne peuvent jamais être les adversaires des guerres révolutionnaires. La bourgeoisie des «grandes» puissances impérialistes est devenue archiréactionnaire ; et la guerre que mène aujourd’hui cette bourgeoisie, nous la considérons comme une guerre réactionnaire, esclavagiste et criminelle. Mais que dire d’une guerre dirigée contre cette bourgeoisie ? Par exemple, d’une guerre des peuples opprimés par cette bourgeoisie et se trouvant sous sa dépendance, ou d’une guerre des peuples coloniaux pour leur émancipation ? Dans les thèses du groupe «Internationale», au § 5, nous lisons. «En cette époque d’impérialisme déchaîné, aucune guerre nationale n’est plus possible.» C’est évidemment faux.
L’histoire du XXe siècle, de ce siècle d’«impérialisme déchaîné», est pleine de guerres coloniales. Mais ce que nous, Européens, oppresseurs impérialistes de la plupart des peuples du monde, appelons, avec l’odieux chauvinisme européen qui nous est propre, des «guerres coloniales», ce sont souvent les guerres nationales ou les soulèvements nationaux de ces peuples opprimés. Une des propriétés essentielles de l’impérialisme, c’est justement qu’il accélère le développement du capitalisme dans les pays les plus arriérés, en élargissant et intensifiant du même coup la lutte contre l’oppression nationale. C’est un fait. Et il s’ensuit inévitablement que l’impérialisme doit, dans bien des cas, donner naissance à des guerres nationales. Junius, qui défend dans sa brochure les «thèses» mentionnées, dit qu’à l’époque de l’impérialisme toute guerre nationale contre l’une des grandes puissances impérialistes provoque l’intervention d’une autre grande puissance rivale de la première et également impérialiste, et que toute guerre nationale se transforme par conséquent en guerre impérialiste. Mais cet argument est faux lui aussi. Il peut en être ainsi, mais ce n’est pas toujours le cas. Nombreuses sont les guerres coloniales qui, entre 1900 et 1914, ont suivi un autre cours. Et il serait tout simplement ridicule d’affirmer qu’après la guerre actuelle, par exemple, si elle aboutit à l’épuisement extrême des pays belligérants, «il ne pourra» être question d’«aucune» guerre nationale progressive, révolutionnaire, menée, disons, par la Chine alliée à l’Inde, à la Perse, au Siam, etc., contre les grandes puissances.
Nier toute possibilité de guerre nationale à l’époque de l’impérialisme est théoriquement faux ; historiquement, c’est une erreur manifeste ; pratiquement, c’est du chauvinisme d’Européen : nous qui appartenons à des nations opprimant des centaines de millions d’hommes en Europe, en Afrique, en Asie, etc., nous devons déclarer aux peuples opprimés que leur guerre contre «nos» nations est «impossible» !
En second lieu, les guerres civiles sont aussi des guerres. Quiconque reconnaît la lutte des classes ne peut pas ne pas admettre les guerres civiles qui, dans toute société divisée en classes, sont la continuation, l’extension, l’aggravation naturelles, et dans certaines conditions, inévitables, de la lutte des classes. Toutes les grandes révolutions le confirment.
Ne pas admettre les guerres civiles ou les oublier, ce serait tomber dans un opportunisme extrême et renier la révolution socialiste.
En troisième lieu, la victoire du socialisme dans un seul pays n’exclut nullement, d’emblée, toutes les guerres en général. Au contraire, elle les suppose. Le développement du capitalisme se fait d’une façon extrêmement inégale dans les différents pays. Il ne saurait d’ailleurs en être autrement sous le régime de la production marchande. D’où cette conclusion inéluctable. le socialisme ne peut triompher simultanément dans tous les pays. Il triomphera d’abord dans un seul ou dans plusieurs pays, tandis que les autres resteront pendant un certain temps des pays bourgeois ou prébourgeois. Cela donnera nécessairement lieu à des frictions, et incitera en outre directement la bourgeoisie des autres pays à écraser le prolétariat victorieux de l’Etat socialiste. Dès lors, la guerre de notre part serait légitime et juste. Ce serait une guerre pour le socialisme, pour l’émancipation des autres peuples du joug de la bourgeoisie. Engels avait parfaitement raison lorsque, dans sa lettre à Kautsky en date du 12 septembre 1882, il reconnaissait nettement la possibilité de «guerres défensives» du socialisme déjà vainqueur. Il pensait précisément à la défense du prolétariat victorieux contre la bourgeoisie des autres pays.
C’est seulement après que nous aurons renversé, définitivement vaincu et exproprié la bourgeoisie dans le monde entier, et non pas simplement dans un seul pays, que les guerres deviendront impossibles. Et, du point de vue scientifique, il serait absolument erroné et absolument antirévolutionnaire d’éluder ou d’estomper ce qui est précisément le plus important : l’écrasement de la résistance de la bourgeoisie, — ce qui est le plus difficile et qui exige la lutte la plus intense lors du passage au socialisme. Les prêtres «sociaux» et les opportunistes sont toujours disposés à rêver du socialisme pacifique de l’avenir ; mais ce qui les distingue des social-démocrates révolutionnaires, c’est justement qu’ils ne veulent pas songer et réfléchir à la lutte de classe acharnée et aux guerres de classe qui sont nécessaires pour réaliser ce magnifique avenir.
Nous ne devons pas nous laisser abuser par des mots. Ainsi, la notion de «défense de la patrie» est odieuse à beaucoup, parce que les opportunistes avérés et les kautskistes s’en servent pour camoufler et estomper le mensonge de la bourgeoisie dans la présente guerre de rapine. C’est un fait. Mais il ne s’ensuit pas que nous devons désapprendre à méditer sur la signification des mots d’ordre politiques. Admettre la «défense de la patrie» dans la guerre actuelle, c’est considérer celle-ci comme «juste», comme conforme aux intérêts du prolétariat — un point c’est tout, absolument tout, car aucune guerre n’exclut l’invasion. Il serait tout simplement absurde de rejeter la «défense de la patrie» en ce qui concerne les peuples opprimés, dans leur guerre contre les grandes puissances impérialistes, ou le prolétariat vainqueur dans sa guerre contre quelque Galliffet d’un Etat bourgeois.
Sur le plan théorique, on commettrait une grave erreur en oubliant que toute guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens ; la guerre impérialiste actuelle est la continuation de la politique impérialiste de deux groupes de grandes puissances, et cette politique est engendrée et alimentée par l’ensemble des rapports existant à l’époque de l’impérialisme. Mais cette même époque doit aussi, nécessairement, engendrer et alimenter la politique de lutte contre l’oppression nationale et la politique de lutte du prolétariat contre la bourgeoisie ; par conséquent, elle doit rendre possibles et inévitables, premièrement, les insurrections et les guerres nationales révolutionnaires ; deuxièmement, les guerres et les soulèvements du prolétariat contre la bourgeoisie ; troisièmement, une fusion de ces deux formes de guerres révolutionnaires, etc.
II
A cela vient s’ajouter la considération d’ordre général que voici :
Une classe opprimée qui ne s’efforcerait pas d’apprendre à manier les armes, de posséder des armes, ne mériterait que d’être traitée en esclave. Car enfin nous ne pouvons pas oublier, à moins de devenir des pacifistes bourgeois ou des opportunistes, que nous vivons dans une société de classes, dont on ne peut sortir autrement que par la lutte de classes. Dans toute société de classes, qu’elle soit fondée sur l’esclavage, sur le servage ou, comme aujourd’hui, sur le salariat, la classe des oppresseurs est armée. De nos jours, non seulement l’armée permanente, mais aussi la milice — même dans les républiques bourgeoises les plus démocratiques, comme la Suisse — constituent l’armement de la bourgeoisie contre le prolétariat. C’est une vérité tellement élémentaire qu’il n’est guère besoin de s’y arrêter spécialement. Il n’est que de rappeler l’usage qui est fait de la troupe contre les grévistes, dans tous les pays capitalistes.
L’armement de la bourgeoisie contre le prolétariat est l’un des faits les plus importants, les plus fondamentaux, les plus essentiels de la société capitaliste moderne. Et l’on vient, cela étant, proposer aux social-démocrates révolutionnaires de «revendiquer» le «désarmement» ! Ce serait là renier intégralement le point de vue de la lutte de classe et renoncer à toute idée de révolution. Notre mot d’ordre doit être : l’armement du prolétariat pour qu’il puisse vaincre, exproprier et désarmer la bourgeoisie. C’est la seule tactique possible pour une classe révolutionnaire, une tactique qui résulte de toute l’évolution objective du militarisme capitaliste et qui est prescrite par cette évolution. C’est seulement après que le prolétariat aura désarmé la bourgeoisie qu’il pourra, sans trahir sa mission historique universelle, jeter à la ferraille toutes les armes en général, et il ne manquera pas de le faire, mais alors seulement, et en aucune façon avant.
Si la guerre actuelle provoque chez les socialistes chrétiens réactionnaires et les petits bourgeois pleurnichards uniquement de l’épouvante et de l’horreur, de la répulsion pour tout emploi des armes, pour le sang, la mort, etc., nous avons le devoir de dire : la société capitaliste a toujours été et demeure en permanence une horreur sans fin. Et si maintenant la guerre actuelle, la plus réactionnaire de toutes les guerres, prépare à cette société une fin pleine d’horreur, nous n’avons aucune raison de tomber dans le désespoir. Or, objectivement parlant, c’est très exactement se laisser aller au désespoir que de «revendiquer» le désarmement — ou, plus précisément, rêver de désarmement — à une époque où, au vu et au su de tout le monde, la bourgeoisie elle-même prépare la seule guerre véritablement légitime et révolutionnaire, à savoir la guerre civile contre la bourgeoisie impérialiste.
A qui dira que c’est une théorie détachée de la vie, nous rappellerons deux grands faits historiques de portée mondiale : d’une part, le rôle des trusts et du travail des femmes dans les fabriques ; d’autre part, la Commune de Paris de 1871 et l’insurrection de décembre 1905 en Russie.
C’est l’affaire de la bourgeoisie de développer les trusts, de rabattre vers les fabriques les enfants et les femmes, de les y martyriser, de les pervertir, de les vouer au pire dénuement. Nous ne «revendiquons» pas ce genre de développement, nous ne le «soutenons» pas, nous luttons contre lui. Mais comment luttons-nous ? Nous savons que les trusts et le travail des femmes dans les fabriques marquent un progrès. Nous ne voulons pas revenir en arrière, à l’artisanat, au capitalisme prémonopoliste, au travail des femmes à domicile. En avant, à travers les trusts, etc., et au-delà, vers le socialisme !
Ce raisonnement est applicable, en opérant les changements nécessaires, à la militarisation actuelle du peuple. Actuellement, la bourgeoisie impérialiste militarise, non seulement l’ensemble du peuple, mais même la jeunesse. Demain, elle entreprendra peut-être de militariser les femmes. Nous devons dire à ce propos : tant mieux ! Qu’on se hâte ! Plus vite cela se fera, et plus sera proche l’insurrection armée contre le capitalisme. Comment les social-démocrates pourraient-ils se laisser effrayer par la militarisation de la jeunesse, etc., s’ils n’oubliaient pas l’exemple de la Commune de Paris ? Il ne s’agit pas ici d’une «théorie détachée de la vie», d’un rêve, mais d’un fait. Et ce serait la pire des choses, en vérité, si les social-démocrates, en dépit de tous les faits économiques et politiques, en venaient à douter que l’époque impérialiste et les guerres impérialistes doivent nécessairement amener le retour de pareils faits.
Un observateur bourgeois de la Commune écrivait, en mai 1871, dans un journal anglais : «Si la nation française ne se composait que de femmes, quelle terrible nation ce serait !» Des femmes et des enfants à partir de 13 ans combattirent, pendant la Commune, aux côtés des hommes. Il ne saurait en être autrement dans les combats à venir pour le renversement de la bourgeoisie. Les femmes des prolétaires ne regarderont pas passivement la bourgeoisie bien armée tirer sur les ouvriers mal pourvus ou complètement dépourvus d’armes. Elles prendront le fusil, comme en 1871, et des nations terrorisées d’aujourd’hui — ou plus exactement : du mouvement ouvrier d’aujourd’hui, davantage désorganisé par les opportunistes que par les gouvernements —surgira sans aucun doute, tôt ou tard, mais infailliblement, une alliance internationale de «terribles nations» du prolétariat révolutionnaire.
La militarisation envahit actuellement toute la vie sociale. L’impérialisme est une lutte acharnée des grandes puissances pour le partage et le repartage du monde : il doit donc étendre inévitablement la militarisation à tous les pays, y compris les pays neutres et les petites nations. Comment réagiront les femmes des prolétaires ? Se borneront-elles à maudire toutes les guerres et tout ce qui est militaire, à réclamer le désarmement ? Jamais les femmes d’une classe opprimée vraiment révolutionnaire ne s’accommoderont d’un rôle aussi honteux. Elles diront à leurs fils : «Bientôt tu seras grand. On te donnera un fusil. Prends-le et apprends comme il faut le métier des armes. C’est une science indispensable aux prolétaires, non pour tirer sur tes frères, les ouvriers des autres pays, comme c’est le cas dans la guerre actuelle et comme te le conseillent les traîtres au socialisme, mais pour lutter contre la bourgeoisie de ton propre pays, pour mettre fin à l’exploitation, à la misère et aux guerres autrement que par de pieux souhaits, mais en triomphant de la bourgeoisie et en la désarmant.»
Si l’on se refuse à faire cette propagande, et précisément cette propagande-là, en liaison avec la guerre actuelle, mieux vaut s’abstenir complètement de grandes phrases sur la social-démocratie révolutionnaire internationale, sur la révolution socialiste, sur la guerre contre la guerre.
III
Les partisans du désarmement se prononcent contre le point du programme relatif à l’«armement du peuple» en affirmant, entre autres raisons, que cette revendication accroîtrait le risque de concessions à l’opportunisme. Nous venons d’examiner l’aspect le plus important de la question : le rapport entre le désarmement, d’une part, et la lutte de classe et la révolution sociale, d’autre part. Voyons maintenant le rapport entre la revendication du désarmement et l’opportunisme. L’une des principales raisons qui militent contre cette revendication, c’est qu’avec les illusions qu’elle engendre, elle affaiblit et débilite fatalement notre lutte contre l’opportunisme.
Cette lutte est, sans aucun doute, la principale question à l’ordre du jour de l’Internationale. Une lutte contre l’impérialisme qui ne serait pas indissolublement liée à la lutte contre l’opportunisme serait une phrase creuse ou un leurre. L’une des principales lacunes de Zimmerwald et de Kienthal, l’une des causes fondamentales du fiasco possible de ces embryons d’une IIIe Internationale tient justement au fait que la question de la lutte contre l’opportunisme n’y a même pas été posée ouvertement ; encore moins l’a-t-on résolue dans le sens de la nécessité d’une rupture avec les opportunistes. L’opportunisme a triomphé — pour un temps — au sein du mouvement ouvrier européen. Dans tous les grands pays, il se manifeste sous deux nuances principales : premièrement, le social-impérialisme avoué, cynique et par conséquent moins dangereux, de MM. Plékhanov, Scheidemann, Legien, Albert Thomas, Sembat, Vandervelde, Hyndman, Henderson, etc. Deuxièmement, le social-impérialisme camouflé, kautskiste : Kautsky-Haase et le «Groupe social-démocrate du Travail» en Allemagne ; Longuet, Pressemane, Mayéras et autres en France ; Ramsay MacDonald et autres leaders du «Parti travailliste indépendant» en Angleterre ; Tchkhéidzé et autres en Russie ; Treves et autres réformistes dits de gauche en Italie.
L’opportunisme avoué est ouvertement et nettement contre la révolution et contre les mouvements et explosions révolutionnaires qui commencent à se produire ; il est directement allié aux gouvernements, si variées que soient les formes de cette alliance, depuis l’entrée dans les cabinets ministériels jusqu’à la participation aux comités des industries de guerre (en Russie). Les opportunistes camouflés, les kautskistes, sont beaucoup plus nuisibles et dangereux pour le mouvement ouvrier, parce qu’ils se retranchent, pour défendre leur alliance avec les opportunistes de la première nuance, derrière des arguments spécieux faits de phrases sonores pseudo- «marxistes» et de mots d’ordre pacifistes. La lutte contre ces deux formes de l’opportunisme dominant doit être menée sur tous les terrains de la politique prolétarienne : Parlement, syndicats, grèves, domaine militaire, etc. La caractéristique essentielle de ces deux formes de l’opportunisme dominant est que la question concrète du lien entre la guerre actuelle et la révolution, ainsi que les autres questions concrètes de la révolution, sont passées sous silence, escamotées ou traitées avec la préoccupation de ne pas enfreindre les interdictions policières. Et cela, bien qu’avant la guerre on ait souligné maintes fois, de façon non officielle et officiellement dans le Manifeste de Bâle, le lien existant, très précisément, entre cette guerre qui ne faisait alors que s’annoncer et la révolution prolétarienne. Mais la lacune essentielle de la revendication du désarmement, c’est qu’elle élude toutes les questions concrètes de la révolution. A moins que les partisans du désarmement n’envisagent un genre tout nouveau de révolution : la révolution sans armes ?
Poursuivons. Nous ne sommes pas le moins du monde des adversaires de la lutte pour des réformes. Nous n’entendons pas ignorer la triste éventualité qui menace le genre humain — en mettant les choses au pire — de connaître une seconde guerre impérialiste si la révolution ne surgit pas de la guerre actuelle, malgré les nombreuses explosions dues à l’effervescence et au mécontentement des masses et en dépit de nos efforts. Nous sommes partisans d’un programme de réformes qui soit dirigé aussi contre les opportunistes. Ceux-ci seraient trop heureux de nous voir leur abandonner à eux seuls la lutte pour les réformes, et si nous allions, fuyant la triste réalité, nous réfugier au-delà des nuages, sur les cimes d’un vague «désarmement». Le «désarmement», c’est précisément la fuite devant la déplorable réalité, et nullement un moyen de la combattre.
Dans un tel programme, voici à peu près ce que nous dirions : «Le mot d’ordre et l’acceptation de la défense de la patrie dans la guerre impérialiste de 1914-1916 n’est qu’une corruption du mouvement ouvrier par un mensonge bourgeois.» Cette réponse concrète à des questions concrètes serait, au point de vue théorique, plus juste, beaucoup plus utile pour le prolétariat et plus intolérable pour les opportunistes que la revendication du désarmement et la répudiation de «toute» défense de la patrie. Et nous pourrions ajouter : «La bourgeoisie de toutes les grandes puissances impérialistes : Angleterre, France, Allemagne, Autriche, Russie, Italie, japon, Etats-Unis, est devenue tellement réactionnaire, elle est tellement animée du désir de dominer le monde que toute guerre de la part de la bourgeoisie de ces pays ne peut être que réactionnaire. Le prolétariat ne doit pas seulement être opposé à toute guerre de ce genre, il doit encore souhaiter la défaite de «son» gouvernement dans ces guerres et la mettre à profit pour déclencher une insurrection révolutionnaire si l’insurrection en vue d’empêcher la guerre n’a pas réussi.»
A propos de la milice, nous devrions dire : nous ne sommes pas pour la milice bourgeoise, mais seulement pour une milice prolétarienne. Par conséquent, «pas un sou et pas un homme», non seulement pour l’armée permanente, mais aussi pour la milice bourgeoise, même dans des pays tels que les Etats-Unis ou la Suisse, la Norvège, etc. D’autant plus que nous voyons, dans les républiques les plus libres (par exemple, en Suisse), la milice se prussianiser de plus en plus, surtout en 1907 et 1911, et se prostituer en vue de la mobilisation de la troupe contre les grévistes. Nous pouvons réclamer l’élection des officiers par le peuple, l’abolition de toute justice militaire, l’égalité en droits pour les ouvriers étrangers et ceux du pays (c’est un point particulièrement important pour des Etats impérialistes comme la Suisse, qui exploitent d’une façon de plus en plus éhontée un nombre sans cesse croissant d’ouvriers étrangers, sans leur accorder aucun droit) ; ensuite. le droit pour, disons, chaque centaine d’habitants d’un pays donné de former des associations libres en vue d’étudier l’art militaire, en élisant librement leurs instructeurs qui seraient rétribués aux frais de l’Etat, etc. C’est seulement dans ces conditions que le prolétariat pourrait étudier l’art militaire vraiment pour son propre compte, et non au profit de ceux qui le tiennent en esclavage ; et cette étude répond incontestablement aux intérêts du prolétariat. La révolution russe a prouvé que tout succès, même partiel, du mouvement révolutionnaire, par exemple la conquête d’une ville, d’un faubourg industriel, d’une partie de l’armée, obligera inévitablement le prolétariat victorieux à appliquer précisément un programme de ce genre.
Enfin, il va de soi que ce n’est pas en se bornant à rédiger des programmes qu’on peut lutter contre l’opportunisme, mais uniquement en veillant sans cesse à les faire réellement appliquer. La plus grave erreur, l’erreur fatale de la IIe Internationale qui a fait faillite, c’est que ses actes ne correspondaient pas à ses paroles, qu’on y inculquait l’habitude de l’hypocrisie et des grandes phrases révolutionnaires débitées sans scrupules (voyez l’attitude actuelle de Kautsky et Cie à l’égard du Manifeste de Bâle). L’idée de désarmement, en tant qu’idée sociale, — c’est-à-dire engendrée par des conditions sociales déterminées et susceptibles d’agir sur un certain milieu social, et non de demeurer une lubie personnelle, — est évidemment née dans des conditions d’existence particulières, exceptionnellement «tranquilles», propres à divers petits Etats restés assez longtemps à l’écart de la sanglante voie mondiale des guerres et qui espèrent éterniser cette situation. Pour s’en convaincre, il n’est que d’analyser, par exemple, l’argumentation des partisans norvégiens du désarmement : «Nous sommes une petite nation ; notre armée est insignifiante ; nous ne pouvons rien contre les grandes puissances» (et, de ce fait, nous sommes également incapables de résister à une intégration par la force dans une alliance impérialiste avec tel ou tel groupe de grandes puissances)… «nous voulons rester tranquilles dans notre petit coin de terre et poursuivre une politique de clocher en exigeant le désarmement, l’arbitrage obligatoire, la neutralité permanente, etc» (aussi «permanente» sans doute que la neutralité belge ?).
La tendance mesquine des petits Etats à se tenir à l’écart, le désir petit-bourgeois de rester le plus loin possible des grandes batailles de l’histoire mondiale, d’utiliser une situation de monopole, qui les laisse à peu près seuls figés dans une routinière passivité, voilà la situation sociale objective qui peut assurer à l’idée de désarmement un certain succès et une certaine diffusion dans divers petits Etats. Bien entendu, c’est une tendance réactionnaire et qui repose entièrement sur des illusions, car l’impérialisme entraîne d’une façon ou d’une autre les petits Etats dans le tourbillon de l’économie et de la politique mondiales.
La situation de la Suisse, par exemple, dans le monde impérialiste, impose objectivement deux lignes au mouvement ouvrier de ce pays : les opportunistes, alliés à la bourgeoisie, cherchent à faire de la Suisse une fédération républicaine démocratique monopolisant les bénéfices du tourisme bourgeois des nations impérialistes ; ils s’efforcent d’utiliser cette situation de monopole bien «tranquille» aussi avantageusement et paisiblement que possible.
Les véritables social-démocrates de Suisse s’efforcent d’utiliser la liberté relative et la situation «internationale» de ce pays pour aider à la victoire de l’alliance étroite formée par les éléments révolutionnaires des partis ouvriers européens. La Suisse, grâce à Dieu, ne parle pas «sa propre» langue, mais trois langues mondiales, qui sont justement celles des pays belligérants limitrophes.
Si les 20 000 membres du parti suisse versaient 2 centimes par semaine à titre d’«impôt extraordinaire de guerre», nous aurions 20 000 francs par an, plus qu’il ne faut pour pouvoir, malgré les interdictions des états-majors généraux, diffuser périodiquement en trois langues parmi les ouvriers et les soldats des pays belligérants toutes sortes de publications disant la vérité sur l’effervescence qui commence à se manifester parmi les ouvriers, sur leur fraternisation dans les tranchées, sur leur espoir d’utiliser révolutionnairement leurs armes contre la bourgeoisie impérialiste de leurs «propres» pays, etc.
Tout cela n’est pas nouveau. C’est justement ce que font les meilleurs journaux, tels que La Sentinelle, Volksrecht, Berner Tagwacht, mais malheureusement dans une mesure insuffisante. C’est seulement si cette activité se développe que l’excellente résolution du Congrès d’Aarau pourra devenir quelque chose de plus que simplement une excellente résolution.
La question qui nous intéresse pour l’heure est de savoir si la revendication du désarmement répond à la tendance révolutionnaire qui existe parmi les social-démocrates suisses. Evidemment non. Objectivement, le «désarmement» est un programme typiquement, spécifiquement national de petits Etats ; ce n’est pas du tout le programme international de la social-démocratie révolutionnaire internationale.