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A l’heure actuelle, nous ne pouvons savoir avec précision si une puissante révolution agraire va se développer d’ici peu dans les campagnes russes. Nous ne pouvons mesurer la profondeur de la différenciation de classe, qui s’est indiscutablement accentuée ces derniers temps dans la paysannerie, en ouvriers agricoles, saisonniers ou permanents, et paysans pauvres ( « semi‑prolétaires »), d’une part et paysans riches et moyens (capitalistes grands et petits), d’autre part. L’expérience seule peut régler et réglera ces questions.
Mais en tant que parti du prolétariat, nous avons le devoir absolu de proposer dès aujourd’hui, en plus d’un programme agraire, des mesures pratiques immédiatement réalisables et commandées par l’intérêt de la révolution agraire paysanne en Russie.
Nous devons exiger la nationalisation de toutes les terres du pays, c’est‑à‑dire leur remise en toute propriété au pouvoir central. Celui‑ci déterminera l’étendue, etc., du fond de peuplement, promulguera des lois pour la protection des forêts et la bonification des terres, etc. ; il exclura expressément tout intermédiaire entre le propriétaire de la terre, c’est‑à‑dire l’Etat, et son locataire, c’est‑à‑dire le cultivateur (interdiction de toute sous‑location de la terre). Ce sont les Soviets régionaux et locaux des députés paysans ‑ et non la bureaucratie, les fonctionnaires ‑ qui disposeront entièrement et exclusivement, de la terre et fixeront les conditions locales de possession et de jouissance.
Pour améliorer la technique de la production du blé et augmenter cette dernière, ainsi que pour développer la grande exploitation rationnelle et en assurer le contrôle par la société, nous devons nous efforcer, au sein des comités paysans, d’obtenir que tout grand domaine exproprié devienne une vaste exploitation modèle, placée sous le contrôle des Soviets de députés des salariés agricoles.
Contrairement à la phraséologie et à la politique petites‑bourgeoises qui règnent chez les socialistes‑révolutionnaires, surtout dans leurs bavardages sur la norme de « consommation » ou de « travail », sur la « socialisation de la terre », etc., le parti du prolétariat doit s’attacher à démontrer qu’en régime de production marchande, le système de la petite exploitation ne peut pas affranchir l’humanité, les masses, de la misère et de l’oppression.
Sans chercher à opérer immédiatement et obligatoirement la scission dans les Soviets des députés paysans, le parti du prolétariat doit démontrer la nécessité de Soviets distincts de députés des salariés agricoles, ainsi que de Soviets distincts de députés des paysans pauvres (semi-prolétaires), ou à tout le moins de conférences permanentes groupant les députés de ces catégories sociales, sous forme de fractions ou de partis distincts au sein des Soviets communs de députés paysans. Faute de quoi, la phraséologie petite-bourgeoise doucereuse des populistes [1] sur la paysannerie en général servira de paravent à une mystification de la masse non possédante par la paysannerie cossue qui n’est qu’une variété de capitalistes.
Contrairement aux prédications libérales bourgeoises ou purement bureaucratiques auxquelles se livrent nombre de socialistes‑révolutionnaires et de Soviets des députés ouvriers et soldats, qui recommandent aux paysans de ne pas s’emparer des terres des grands propriétaires fonciers, de ne pas entreprendre la réforme agraire avant la convocation de l’Assemblée constituante, le parti du prolétariat doit appeler les paysans à réaliser immédiatement, de leur propre autorité, la réforme agraire et à procéder sur place, en vertu de la décision des députés paysans, à la confiscation immédiate des terres appartenant aux grands propriétaires fonciers.
Ce faisant, il importe tout particulièrement d’insister sur la nécessité d’augmenter la production de denrées alimentaires pour les soldats du front et pour les villes, de souligner que tout préjudice causé au bétail, toute détérioration des instruments, des machines, des bâtiments, etc., etc., sont absolument inadmissibles.
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Dans la question nationale, le parti du prolétariat doit exiger avant tout la proclamation et l’attribution immédiate de la liberté effective et absolue de se séparer de la Russie pour toutes les nations et nationalités opprimées par le tsarisme et rattachées ou maintenues de force dans le cadre de l’Etat russe, c’est‑à‑dire annexées.
Les déclarations, proclamations et manifestes sur la renonciation aux annexions, s’ils ne s’accompagnent pas de la liberté effective de séparation, ne sont que mystification du peuple par la bourgeoisie ou vœux naïfs de petits bourgeois.
Le parti du prolétariat aspire à créer un Etat aussi vaste que possible, car tel est l’intérêt des travailleurs; il aspire au rapprochement, puis à la fusion des nations ; mais il veut y parvenir par l’union libre et fraternelle des masses ouvrières et travailleuses de toutes les nations, et non par la violence.
Plus la République de Russie sera démocratique, mieux elle saura s’organiser en République des Soviets de députés ouvriers et paysans, et plus puissante sera la force d’attraction qui portera librement vers elle les masses laborieuses de toutes les nations.
Entière liberté de séparation, autonomie locale (et nationale) la plus large, garanties minutieusement élaborées des droits des minorités nationales : tel est le programme du prolétariat révolutionnaire.
[1] Sous le terme de « populistes » Lénine entendait : les troudoviks, les socialistes‑révolutionnaires et les « socialistes‑populistes ». ↑