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J’en arrive à la dernière question, à la dénomination  de notre Parti. Nous devons nous appeler Parti communiste, comme l’ont fait Marx et Engels.

Nous devons proclamer une fois de plus que nous sommes des marxistes et que nous prenons pour base le Manifeste communiste, dénaturé et trahi par la social‑démocratie sur deux points principaux : 1. les ouvriers n’ont pas de patrie : « défendre la patrie » dans la guerre impérialiste, c’est trahir le socialisme ; 2. la théorie marxiste de l’Etat a été dénaturée par la II° Internationale.

La dénomination de « social‑démocratie » est scientifiquement inexacte, comme Marx l’a démontré plus d’une fois notamment dans la Critique du programme de Gotha, et comme Engels l’a répété dans un exposé plus populaire en 1894 [1]. Du capitalisme l’humanité ne peut passer directement qu’au socialisme, c’est‑à‑dire à la propriété collective des moyens de production et à la répartition des produits selon le travail de chacun. Notre Parti voit plus loin : le socialisme doit inévitablement se transformer peu à peu en communisme, sur le drapeau duquel est écrit : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. »

Tel est mon premier argument.

Et voici le deuxième : la seconde partie de notre dénomination (social‑démocrates) est, elle aussi, scientifiquement inexacte. La démocratie est une des formes de l’Etat. Or, nous, marxistes, nous sommes adversaires de tout Etat.

Les chefs de la II° Internationale (1889‑1914), MM. Plékhanov, Kautsky et leurs pareils, ont avili et dénaturé le marxisme.

Le marxisme se distingue de l’anarchisme en ceci qu’il reconnaît la nécessité d’un Etat pour passer au socialisme, mais (et c’est ce qui le distingue de Kautsky et Cie) d’un Etat comme la Commune de Paris de 1871, comme les Soviets des députés ouvriers de 1905 et 1917, et non d’un Etat comme la république démocratique bourgeoise parlementaire du type habituel.

Mon troisième argument : la vie a créé, la révolution a déjà créé chez nous en fait, bien que sous une forme encore précaire, embryonnaire, précisément ce nouvel « Etat », qui n’en est pas un au sens propre du terme.

C’est déjà là une question relevant de l’activité pratique des masses, et non pas simplement une théorie des chefs.

L’Etat, au sens propre du mot, c’est le commandement exercé sur les masses par des détachements d’hommes armés, séparés du peuple.

Notre nouvel Etat naissant est lui aussi un Etat, car il nous faut des détachements d’hommes armés, il nous faut un ordre rigoureux, il nous faut user de violence pour réprimer sans merci toutes les tentatives de la contre‑révolution, aussi bien tsariste que bourgeoise, goutchkoviste.

Mais notre nouvel Etat naissant n‘est déjà plus un Etat au sens propre du mot, car en bien des endroits de la Russie ces détachements d’hommes armés, c’est la masse elle‑même, le peuple entier, et non pas quelqu’un placé au‑dessus de lui, séparé de lui, privilégié, pratiquement inamovible.

Il faut regarder en avant et non pas en arrière, vers la démocratie du type bourgeois ordinaire, qui s’attachait à consolider la domination de la bourgeoisie au moyen des vieux organismes monarchiques d’administration, de la police, de l’armée, d’un corps de fonctionnaires.

Il faut regarder en avant, vers la nouvelle démocratie naissante, qui déjà cesse d’être une démocratie, car la démocratie, c’est la domination du peuple, et le peuple armé ne peut exercer de domination sur lui-même.

Le terme de démocratie, appliqué au Parti communiste, n’est pas seulement inexact au point de vue scientifique. Aujourd’hui, après mars 1917, c’est un bandeau mis sur les yeux du peuple révolutionnaire, qui l’empêche de faire du neuf librement, hardiment et sur sa propre initiative, c’est-à-dire d’organiser des Soviets de députés ouvriers, paysans et autres en tant que pouvoir unique dans l’ « Etat », un tant qu’annonciateurs du « dépérissement » de tout Etat.

Mon quatrième argument : il faut tenir compte de la situation objective du socialisme dans le monde entier.

Elle n’est plus ce qu’elle était en 1871‑1914, à l’époque où Marx et Engels se résignaient sciemment au terme inexact, opportuniste, de « social‑démocratie ». Car, à l’époque après la défaite de la Commune de Paris, l’histoire avait mis à l’ordre du jour le lent travail d’organisation et d’éducation. Il n’y en avait pas d’autre. Les anarchistes avaient (et ont encore) foncièrement tort, tant au point de vue théorique qu’en matière d’économie et de politique. Ils se faisaient une idée fausse de l’époque, pour n’avoir pas compris la situation internationale : l’ouvrier anglais corrompu par les profits impérialistes, la Commune de Paris écrasée, le mouvement national bourgeois venant juste de triompher (1871) en Allemagne, la Russie semi‑féodale dormant son sommeil séculaire.

Marx et Engels ont donné une appréciation juste de cette époque : ils ont compris la situation internationale d’alors, compris la nécessité d’une lente préparation de la révolution sociale.

Sachons comprendre, à notre tour, les tâches et les particularités de la nouvelle époque. N’imitons pas ces pseudo‑marxistes dont Marx disait : « J’ai semé des dragons et récolté des puces [2]. » La nécessité objective du capitalisme, devenu impérialisme, a engendré la guerre impérialiste. La guerre a conduit l’humanité tout entière au bord du gouffre, de la ruine de toute civilisation, de la barbarie ; elle menace d’entraîner la mort de nouveaux millions d’hommes.

Il n’y pas d’autre issue que la révolution prolétarienne. Et au moment où cette révolution commence, où elle fait ses premiers pas timides, mal assurés, où elle est encore inconsciente et trop crédule à l’égard de la bourgeoisie, la plupart (c’est la vérité, c’est un fait) des chefs « social-démocrates », des parlementaires « social‑démocrates », des journaux « social‑démocrates » ‑ car ce sont là autant de moyens d’action sur les masses ‑ ont abandonné le socialisme, trahi le socialisme, sont passés du côté de « leur » bourgeoisie nationale.

Les masses sont troublées, désorientées, trompées par ces chefs.

Et nous encouragerions cette duperie, nous la favoriserions en gardant la vieille dénomination périmée, aussi pourrie que la II° Internationale elle‑même !

Que de « nombreux » ouvriers conçoivent la social‑démocratie dans le bon sens, soit ! Mais il est temps d’apprendre à faire la différence entre le subjectif et l’objectif.

Subjectivement, ces ouvriers social‑démocrates sont des guides fidèles des masses prolétariennes.

Mais la situation objective dans le monde est telle que l’ancien nom de notre parti facilite la mystification des masses, freine le mouvement en avant. Car, à chaque pas, dans chaque journal, dans chaque fraction parlementaire, la masse voit des chefs, c’est‑à‑dire des hommes dont la parole est mieux entendue, dont l’action se voit de plus loin ; et tous ils sont des « social‑démocrates eux aussi », tous sont « pour l’unité » avec les social‑chauvins, traîtres au socialisme ; tous cherchent à faire honorer des traites anciennement tirées par la « social‑démocratie »…

Et les arguments contre ? … « On nous confondra avec les communistes anarchistes »…

Pourquoi ne craignons‑nous pas d’être confondus avec les socialistes nationaux, les socialistes libéraux ou les radicaux‑socialistes qui, de tous les partis bourgeois de la République française, sont les plus avancés et les plus experts dans l’art de duper les masses au profit de la bourgeoisie ?… « Les masses sont accoutumées à leur parti social-démocrate, les ouvriers lui « sont attachés »…

Voilà le seul argument. Oui, mais cet argument ne tient compte ni de la science marxiste, ni des tâches qui se poseront demain à la révolution, ni de la situation objective du socialisme dans le monde entier, ni de la faillite honteuse de la II° Internationale, ni du tort fait pratiquement à la cause par les nuées de « social‑démocrates eux aussi » qui entourent les prolétaires.

C’est l’argument de la routine, l’argument de la léthargie, l’argument de l’inertie.

Or nous voulons refaire le monde. Nous voulons mettre fin à la guerre impérialiste mondiale dans laquelle sont entraînés des centaines de millions d’hommes, où sont impliqués les intérêts de capitaux se chiffrant par des centaines et des centaines de milliards, ‑ guerre qu’il est impossible de terminer par une paix véritablement démocratique sans accomplir la révolution prolétarienne, la plus grande des révolutions que l’histoire de l’humanité ait jamais connues.

Et nous avons peur de nous-mêmes. Nous tenons à notre chemise sale, qui nous est « chère », dont nous avons l’« habitude » !…

Il est temps de jeter la chemise sale, il est temps de mettre du linge propre.

Pétrograd, 10 avril 1917


[1] Voir F. Engels, Préface au recueil « Internationales ans dem Volksstaat » (1871‑1875).

[2] Cette expression est de Heine, selon K. Marx et F. Engels, qui la citèrent pour la première fois dans l’Idéologie allemande.