La II° Internationale a-t-elle réellement cessé d’exister ? Ses représentants les plus autorisés, comme Kautsky et Vandervelde, s’obstinent à le nier. Mais il ne s’est rien produit, si ce n’est une rupture de relations ; tout est pour le mieux ; tel est leur point de vue.
Afin de rétablir la vérité, référons nous au Manifeste du congrès de Bâle, de 1912, qui se rapporte précisément à la guerre impérialiste mondiale actuelle, et qui fut adopté par tous les partis socialistes du monde. À noter que pas un socialiste n’osera, du point de vue théorique, nier la nécessité d’une appréciation historique concrète de chaque guerre.
Maintenant que la guerre a éclaté, ni les opportunistes déclarés, ni les kautskistes n’osent ni désavouer le Manifeste de Bâle, ni mettre en parallèle avec ses revendications la conduite des partis socialistes au cours de la guerre. Pourquoi ? Mais parce que le manifeste les démasque entièrement, les uns et les autres.
Il ne souffle mot ni de la défense de la patrie ni de ce qui distingue une guerre offensive d’une guerre défensive ; pas un de tout ce que répètent aujourd’hui à tous les carrefours les opportunistes et les kautskistes [1] d’Allemagne et de l’Entente. D’ailleurs le manifeste n’en pouvait pas parler, car ce qu’il dit exclut absolument toute application de ces notions. Il indique de façon parfaitement concrète une série de conflits économiques et politiques qui pendant des dizaines d’années, ont préparé cette guerre, se sont pleinement révélés en 1912 et ont provoqué la guerre de 1914. Le manifeste rappelle le conflit austro russe pour « l’hégémonie dans les Balkans » ; le conflit provoqué entre « l’Angleterre, la France et l’Allemagne » (entre tous ces pays !) par leur « politique de conquêtes dans le Proche Orient » ; le conflit austro italien suscité par « la volonté de dominer » en Albanie, etc. Le manifeste définit en un mot tous ces conflits comme provoqués par « l’impérialisme capitaliste ». Ainsi donc, on y trouve formulé avec une parfaite clarté le caractère spoliateur, impérialiste, réactionnaire, esclavagiste de cette guerre, c’est à dire ce caractère qui fait qu’admettre la défense de la patrie est un non-sens du point de vue théorique et une absurdité du point de vue pratique. C’est la lutte des gros requins pour l’absorption de « patries » étrangères. Le manifeste tire les conclusions qui s’imposent de ces faits historiques indiscutables : cette guerre ne saurait « le moins du monde être justifiée sous quelque prétexte que ce soit d’intérêts des peuples » ; elle est préparée « pour assurer les profits des capitalistes, satisfaire des ambitions dynastiques ». Ce serait « un crime » pour les ouvriers « de tirer les uns sur les autres ». Ainsi parle le manifeste.
L’époque de l’impérialisme capitaliste est celle où le capitalisme a atteint sa maturité, celle où il l’a dépassée, et se trouve à la veille de son écroulement ; il est mûr au point de devoir céder la place au socialisme. La période qui va de 1789 à 1871 a été l’époque du capitalisme progressif, où le renversement du féodalisme et de l’absolutisme, la libération du joug étranger figuraient à l’ordre du jour de l’histoire. C’est sur cette base, sur cette base seulement, que l’on pouvait admettre « la défense de la patrie », c’est à dire la lutte contre l’oppression. Aujourd’hui encore on pourrait appliquer cette idée à la guerre contre les grandes puissances impérialistes, mais il serait absurde de l’appliquer à une guerre entre grandes puissances impérialistes, dans laquelle il s’agit de savoir qui saura spolier davantage les pays balkaniques, l’Asie Mineure, etc. Aussi, rien d’étonnant que les « socialistes », qui admettent « la défense de la patrie » dans la présente guerre, éludent le manifeste de Bâle comme le voleur fuit le lieu où il a volé. C’est que le manifeste démontre qu’ils sont des social chauvins, c’est à dire des socialistes en paroles, des chauvins en fait, qui aident « leur » bourgeoisie à spolier les pays étrangers, à asservir d’autres nations. L’essentiel dans la notion de « chauvinisme » est justement de défendre « sa » patrie, même lorsque ses actes tendent à asservir les patries étrangères.
Considérer qu’une guerre est une guerre de libération nationale, entraîne une tactique ; considérer qu’elle est impérialiste implique une autre. Le manifeste indique clairement cette autre tactique. La guerre « amènera une crise économique et politique », qu’il faudra « utiliser» : non pour atténuer la crise, non pour défendre la patrie, mais au contraire pour « secouer » les masses en vue de « hâter le renversement de la domination de la classe capitaliste ». On ne peut hâter ce pour quoi les conditions historiques ne sont pas encore mûres. Le manifeste a reconnu que la révolution sociale est possible, que les prémisses en sont mûres, qu’elle viendra précisément avec la guerre : « les classes dominantes » redoutent « la révolution prolétarienne qui suivra la guerre mondiale », déclare le manifeste en invoquant l’exemple de la Commune de Paris et de la révolution de 1905 en Russie c’est à dire les exemples de grèves de masse et de guerre civile. C’est un mensonge que d’affirmer comme le fait Kautsky, que l’on n’a pas défini quelle devait être l’attitude du socialisme envers cette guerre. Cette question a été non seulement discutée mais tranchée à Bâle, où fut adoptée la tactique de la lutte de masse révolutionnaire et prolétarienne.
Quelle hypocrisie révoltante que d’éluder le manifeste de Bâle en son entier ou dans ses parties les plus essentielles, pour citer les discours des chefs ou les résolutions de certains partis qui, premièrement, datent d’avant Bâle ; deuxièmement, n’étaient pas les décisions des partis du monde entier ; troisièmement, se rapportaient à différentes guerres possibles, mais nullement à la guerre actuelle. Le fond de la question, c’est que l’époque des guerres nationales entre les grandes puissances européennes a fait place à l’époque des guerres impérialistes entre ces puissances, et que le manifeste de Bâle devait, pour la première fois, reconnaître officiellement ce fait.
Il serait erroné de supposer qu’on ne pourrait présenter le manifeste de Bâle comme étant uniquement une déclamation solennelle ou une pompeuse menace. C’est bien ainsi que voudraient poser la question ceux que le manifeste démasque. Mais c’est faux. Le manifeste n’est que le résultat du grand travail de propagande de toute l’époque de la II° Internationale, qu’un résumé de tout ce que les socialistes ont lancé parmi les masses par centaines de milliers de discours, articles et appels dans toutes les langues. Il ne fait que reprendre ce qu’écrivait, par exemple, Jules Guesde en 1899, quand il fouaillait le ministérialisme socialiste en cas de guerre : il parlait de la guerre provoquée par « les capitalistes » (En garde, p. 175), ou bien ce qu’écrivait Kautsky en 1908 dans Le chemin du pouvoir, où il reconnaissait terminée l’époque « pacifique » et commencée l’époque des guerres et des révolutions. Présenter le manifeste de Bâle comme de la phraséologie ou comme une erreur, c’est considérer comme telle l’activité socialiste des vingt-cinq dernières années. Si la contradiction entre le manifeste et sa non application est intolérable à ce point aux opportunistes et aux kautskistes, c’est parce qu’elle met à nu la très profonde contradiction qui existe dans l’activité de la II° Internationale. Le caractère relativement « pacifique » de la période 1871 1914 a nourri l’opportunisme, état d’esprit d’abord, tendance ensuite, et enfin groupe ou couche formée par la bureaucratie ouvrière et les compagnons de route petits bourgeois. Ces éléments ne pouvaient se soumettre le mouvement ouvrier qu’en reconnaissant en paroles les objectifs révolutionnaires et la tactique révolutionnaire. Ils ne pouvaient gagner la confiance des masses qu’en jurant que tout le travail « pacifique » n’était qu’une préparation à la révolution prolétarienne. Cette contradiction était l’abcès qui devait un jour percer, et qui percé. Le tout est de savoir s’il faut essayer, comme le font Kautsky et Cie, de refouler à nouveau ce pus dans l’organisme au nom de « l’unité » (avec le pus) ; ou bien s’il faut pour aider à la guérison complète de l’organisme du mouvement ouvrier, le débarrasser de ce pus aussi vite et aussi soigneusement que possible, malgré la douleur aiguë, mais passagère, que cause cette opération.
Il est évident que ceux qui ont voté les crédits de guerre, qui sont entrés dans les ministères et ont défendu l’idée de la défense de la patrie en 1914 1915, ont trahi le socialisme. Seuls des hypocrites peuvent nier ce fait. Il est nécessaire de l’expliquer.
Il serait absurde d’envisager toute cette question comme une question de personnes. Quel rapport cela peut-il avoir avec l’opportunisme, si des hommes comme Plekhanov et Guesde, etc. ? – interrogeait Kautsky (Neue Zeit du 18 mai 1915). « Quel rapport cela peut-il avoir avec l’opportunisme, si Kautsky, etc. ? répondait Axelrod au nom des opportunistes de l’Entente (Die Krise der Sozialdemokratie, Zürich 1915, p. 21). Tout cela n’est que comédie. Pour expliquer la crise du mouvement tout entier, il faut analyser, premièrement, la portée économique d’une politique donnée, deuxièmement, les idées qui sont à sa base, et, troisièmement, sa liaison avec l’histoire des tendances au sein du socialisme.
Quelle est la nature économique du défensisme pendant la guerre de 1914 1915. La bourgeoisie de toutes les grandes puissances fait la guerre afin de partager et d’exploiter le monde, afin d’opprimer les peuples. Quelques miettes des gros profits réalisés par la bourgeoisie peuvent échoir à une petite minorité : bureaucratie ouvrière, aristocratie ouvrière et compagnons de route petits bourgeois. Les dessous de classe du social chauvinisme et de l’opportunisme sont identiques : c’est l’alliance d’une faible couche d’ouvriers privilégiés avec « sa » bourgeoisie nationale contre la masse de la classe ouvrière ; alliance des valets de la bourgeoisie avec cette dernière contre la classe qu’elle exploite.
Le contenu politique de l’opportunisme et celui du social-chauvinisme sont identiques : collaboration des classes, renonciation à la dictature du prolétariat, à l’action révolutionnaire, reconnaissance sans réserve de la légalité bourgeoise, manque de confiance envers le prolétariat, confiance en la bourgeoisie. Le social-chauvinisme est le prolongement direct et le couronnement de la politique ouvrière libérale anglaise, du millerandisme et du bernsteinisme.
La lutte des deux tendances essentielles dans le mouvement ouvrier, le socialisme révolutionnaire et le socialisme opportuniste, remplit toute la période qui va de 1889 à 1914. Et aujourd’hui il existe de même dans tous les pays deux courants principaux en ce qui concerne l’attitude envers la guerre. Laissons de côté la manière bourgeoise et opportuniste d’invoquer la personnalité, prenons les tendances dans une série de pays. Prenons dix États européens : l’Allemagne, l’Angleterre, la Russie, l’Italie, la Hollande, la Suède, la Bulgarie, la Suisse, la Belgique, la France. Dans les huit premiers pays, la division en opportunistes et en radicaux correspond à la division en social chauvins et en internationalistes. En Allemagne, les points d’appui du social chauvinisme, ce sont les Sozialistische Monatshefte et Legien et Cie. En Angleterre, les fabiens et le Parti ouvrier [2] (I’I.L.P. a toujours fait bloc avec eux, a soutenu leur organe et a toujours été dans ce bloc plus faible que les social chauvins, alors que dans le B.S.P., les internationalistes forment les trois septièmes). En Russie, ce courant est représenté par Nacha Zaria (aujourd’hui Naché Diélo), par le Comité d’organisation, la fraction à la Douma, sous la direction de Tchkhéidzé ; en Italie, par les réformistes à la tête desquels se trouve Bissolati ; en Hollande, par le parti de Troelstra; en Suède, par la majorité du parti que dirige Branting ; en Bulgarie, par le parti des « larges » ; en Suisse par Greulich et Cie. Par contre, dans tous ces pays nous avons entendu s’élever dans le camp opposé, radical, des protestations plus ou moins conséquentes contre le social-chauvinisme. Seuls deux pays font exception : la France et la Belgique dans lesquelles cependant l’internationalisme existe aussi, mais très faible.
Le social chauvinisme, c’est l’opportunisme sous sa forme la plus achevée. Il est mûr pour une alliance ouverte, souvent vulgaire, avec la bourgeoisie et les États-majors.
Et c’est cette alliance qui lui assure une grande force, ainsi que le monopole de la presse légale et de la duperie des masses. Il est absurde de considérer aujourd’hui encore, que l’opportunisme est un phénomène intérieur de notre Parti. Il est absurde de songer à appliquer la résolution de Bâle en compagnie de David, Legien, Hyndman, Plekhanov, Webb. L’unité avec les social chauvins, c’est l’unité avec « sa propre » bourgeoisie nationale qui exploite d’autres nations ; c’est la division du prolétariat international. Ce n’est pas à dire que la rupture avec les opportunistes soit partout immédiatement possible ; cela veut dire seulement qu’elle est mûre au point de vue historique ; qu’elle est nécessaire et inévitable pour la lutte révolutionnaire du prolétariat ; que par le passage du capitalisme « pacifique » au capitalisme impérialiste l’histoire a préparé cette rupture. Volentem ducunt fata, nolentem trahuni [3].
Les représentants avisés de la bourgeoisie l’ont parfaitement compris. C’est pourquoi ils exaltent tant les actuels partis socialistes, à la tête desquels se trouvent des « défenseurs de la patrie », c’est à dire des défenseurs du pillage impérialiste. C’est pourquoi les gouvernements gratifient les chefs sociaux chauvins soit des postes ministériels (France et Angleterre), soit du monopole d’une existence légale sans entraves (Allemagne et Russie). C’est bien pourquoi en Allemagne, où le Parti social-démocrate était le plus fort et où sa transformation en un parti ouvrier national libéral contre révolutionnaire a été le plus manifeste, les choses en sont venues au point que le Parquet considère la lutte entre la « minorité » et la « majorité » comme « une incitation à la haine de classe » ! C’est pourquoi les opportunistes avisés sont avant toute soucieux de sauvegarder l’ancienne « unité » des vieux partis qui ont rendu de signalés services à la bourgeoisie en 1914-1915. Un des membres de la social-démocratie allemande a, en avril 1915, sous le pseudonyme de « Monitor », publié dans la revue réactionnaire Preussische Jahrbücher un article dans lequel, avec une franchise digne d’éloges, il exprime le point de vue de opportunistes de tous les pays du monde. Monitor estime qu’il serait très dangereux pour la bourgeoisie que la social-démocratie aille encore plus à droite : « Elle (la social-démocratie) doit conserver son caractère de parti ouvrier avec ses idéals socialistes, car la jour même où elle le perdra, surgira un nouveau parti qui reprendra, sous une forme plus radicale, le programme abandonné. » (Preussische Jahrbücher, 1915, n° 4, p. 51.)
Monitor a touché juste. C’est ce que de tout temps ont désiré libéraux anglais et radicaux français : des phrases à résonance révolutionnaire pour tromper les masses, afin qu’elles fassent confiance aux Lloyd George, aux Sembat, aux Renaudel, aux Legien et aux Kautsky, aux hommes capables de prêcher « la défense de la patrie » dans une guerre de rapine.
Mais Monitor ne représente qu’une des variétés franche, grossière, cynique de l’opportunisme. D’autres agissent à couvert, subtilement, « honnêtement ». Engels a dit un jour :
Les opportunistes « honnêtes » sont les plus dangereux pour la classe ouvrière…
En voici un exemple :
Kautsky écrit dans la Neue Zeit (26 novembre 1915) : « l’opposition grandit contre la majorité ; l’esprit des masses est à l’opposition ». « Après la guerre [après la guerre seulement ? N.L.], les contradictions de classe s’aggraveront au point que, parmi les masses, le radicalisme prendra le dessus ». « Après la guerre [après la guerre seulement ? N.L.] Nous sommes menacés de voir les éléments radicaux fuir le Parti et refluer dans un parti d’action de masse antiparlementaire » (?? il faut entendre : extra parlementaire). « Ainsi notre parti se désagrège en deux camps extrêmes, n’ayant entre eux rien de commun ». Pour sauver l’unité, Kautsky s’applique à convaincre la majorité du Reichstag d’autoriser la minorité à prononcer quelques discours parlementaires radicaux. C’est dire que Kautsky entend à l’aide de quelques discours parlementaires radicaux, concilier les masses révolutionnaires avec les opportunistes qui « n’ont rien de commun » avec la révolution ; qui depuis longtemps déjà dirigent les syndicats et qui, aujourd’hui, s’appuyant sur leur alliance étroite avec la bourgeoisie et le gouvernement, se sont aussi emparés de la direction du Parti. Au fond, en quoi cela diffère-t-il du «programme» de Monitor ? En rien, si ce n’est par des phrases doucereuses prostituant le marxisme.
Le 18 mars 1915, à une séance de la fraction du Reichstag, le kautskiste Wurm « avertit » la fraction « de ne pas trop tendre les cordes ; dans les masses ouvrières l’opposition grandit contre la majorité de la fraction » ; il faut donc s’en tenir au « centre marxiste » (?! une coquille, sans doute : lisez « monitoriste ») [klassenkampf gegen den Krieg. Material zum Fall Liebknecht [4]. Edition hors commerce, page 67]. Nous voyons ainsi que le fait révolutionnarisme des masses a été reconnu, au nom de tous les kautskistes le « centre » comme il est convenu de l’appeler dès mars 1915 !! Or, huit mois et demi plus tard, Kautsky réitère la proposition de « concilier » les masses désireuses de lutter contre un parti opportuniste, contre révolutionnaire cela au moyen de quelques phrases à résonance révolutionnaire !!
Souvent la guerre a cela d’utile qu’elle met à nu la corruption et rejette tout ce qui est convention.
Comparons les fabiens anglais aux kautskistes allemands. Voici ce qu’écrivait les premiers, le 18 janvier 1893, un véritable « marxiste », Frédéric Engels :
… une bande d’arrivistes assez raisonnables pour comprendre que la révolution sociale est inévitable mais qui, en aucun cas, ne désirent confier ce travail de titan exclusivement au prolétariat encore si peu averti … Leur principe fondamental, c’est la peur de la révolution…
Correspondance avec Sorge, p. 390.
Et le 11 novembre 1893 il écrit :
Ces bourgeois présomptueux qui veulent bien se pencher sur le prolétariat pour le libérer d’en haut, pourvu seulement qu’il veuille bien comprendre qu’une masse aussi fruste et inculte ne peut-elle même se libérer ni arriver à rien si ce n’est par la grâce de ces sages avocats, hommes de lettres et commères sentimentales…
Ibid., p. 401
En théorie Kautsky considère les fabiens avec autant de mépris qu’un pharisien le pauvre publicain. Car il ne jure que par le « marxisme ». Mais en pratique quelle différence entre eux ? Tom deux ont également signé le manifeste de Bâle et en ont également usé envers lui comme Guillaume II envers la neutralité belge. Alors que toute sa vie Marx a fustigé ceux qui s’appliquent à étouffer l’esprit révolutionnaire des ouvriers.
Kautsky a opposé aux marxistes révolutionnaires la théorie nouvelle de l’« ultra impérialisme». Il entend par là que sera éliminée « la lutte entre les capitaux financiers nationaux », et que cette lutte fera place à « l’exploitation en commun du monde par le capital financier international » (N. Z., 30 avril 1915). Mais ajoute-t-il, « les prémisses indispensables nous font encore défaut pour décider si cette nouvelle phase du capitalisme est réalisable ». C’est donc à l’aide de simples suppositions relatives à une « nouvelle phase », sans oser déclarer ouvertement qu’elle est « réalisable », que l’inventeur de cette « phase » dément ses propres déclarations révolutionnaires, se détourne des tâches révolutionnaires et de la tactique révolutionnaire du prolétariat, aujourd’hui, dans la « phase » d’une crise déjà commencée, de la guerre, de l’aggravation inouïe des contradictions de classe ! N’est-ce pas là le plus ignoble fabianisme ?
Le leader des kautskistes russes, Axelrod, voit « le centre de gravité du problème de l’internationalisation du mouvement libérateur du prolétariat dans l’internationalisation du travail pratique de tous les jours » : ainsi, « la législation concernant la protection du travail et la législation des assurances doivent devenir l’objet d’actions internationales, l’objet de l’organisation internationale des ouvriers ». (Axelrod : La Crise de la social-démocratie, Zurich, 1915, pp. 39 40.) Il est tout à fait évident que non seulement Legien, David, les Webb, mais aussi Lloyd George lui-même, Naumann, Briand et Milioukov se rallieraient entièrement à cet « internationalisme ». Comme en 1912 Axelrod est prêt en vue d’un avenir très, très éloigné, à proférer les phrases les plus révolutionnaires, si la future Internationale « agit (contre les gouvernements, en cas de guerre) et soulève une tempête révolutionnaire ». Voyez un peu comme nous sommes braves ! Mais quand il s’agit d’appuyer et de développer aujourd’hui la fermentation révolutionnaire qui commence à se manifester dans les masses, Axelrod déclare que cette tactique d’actions révolutionnaires de masse « pourrait encore tant soit peu se justifier, si nous nous trouvions exactement à la veille de la révolution sociale, comme ce fut le cas en Russie, par exemple, où, les désordres parmi les étudiants, en 1901, annonçaient l’approche des batailles décisives contre l’absolutisme. Mais pour le moment, tout cela n’est qu’« utopie », « bakounisme », etc., tout à fait dans l’esprit de Kolb, David, Südekum et Legien.
L’ineffable Axelrod oublie simplement qu’en 1901 nul ne savait ni ne pouvait savoir en Russie que la première « bataille décisive » se livrerait quatre ans plus tard, quatre ans, ne l’oubliez pas, et resterait « sans solution ». Néanmoins, nous seuls, marxistes révolutionnaires avions raison à cette époque : nous raillions les Martynov qui appelaient à l’assaut immédiat. Nous étions les seuls à conseiller aux ouvriers de bouter dehors, partout, les opportunistes et d’appuyer, d’intensifier et d’étendre de toutes leurs farces, les manifestations et autres actions révolutionnaires de masse. Aujourd’hui la situation est absolument analogue en Europe : il serait insensé d’appeler à un assaut « immédiat ». Mais il serait honteux, pour qui se dit social-démocrate, de ne pas conseiller aux ouvriers de rompre avec les opportunistes et de consolider, d’approfondir, d’élargir et d’intensifier de toutes leurs forces le mouvement révolutionnaire naissant, ainsi que les manifestations. La révolution ne tombe jamais toute prête du ciel, et lorsque commence la fermentation révolutionnaire, nul ne sait jamais si elle aboutira, ni quand elle aboutira, à une révolution « véritable », « authentique ». Kautsky et Axelrod donnent aux ouvriers des conseils périmés, rebattus, contre-révolutionnaires. Kautsky et Axelrod nourrissent les masses de l’espoir que la future Internationale sera, elle, à coup sûr révolutionnaire, à seule fin de protéger, de couvrir et de farder aujourd’hui la domination des éléments contre-révolutionnaires des Legien, des David, des Vandervelde, des Hyndman. N’est-il pas clair que « l’unité » avec Legien et Cie est le meilleur moyen de préparer la « future» Internationale révolutionnaire ?
« Chercher à transformer la guerre mondiale en guerre civile serait une folie », déclare David, leader des opportunistes allemands (Die Sozialdemokratie und der Weltkrieg, La socialdémocratie et la guerre mondiale, 1915, p. 172), en réponse au manifeste du Comité central de notre Parti, du I° novembre 1914. Dans ce manifeste, il est dit entre autres :
Si grandes que paraissent à tel ou tel moment les difficultés de cette transformation, les socialistes ne renonceront jamais, dès l’instant que la guerre est devenue un fait, à accomplir dans ce sens un travail de préparation systématique, persévérant et continu.
Également cité par David, p. 171.
Un mois avant la parution du livre de David, notre Parti publiait des résolutions, dans lesquelles ce « travail de préparation systématique » était défini du la façon suivante :
- Refus de voter les crédits.
- Rupture de la paix sociale.
- Création d’organisations illégales.
- Soutien des manifestations de solidarité dans les tranchées.
- Soutien de toute action révolutionnaire de masse.
David est presque aussi brave qu’Axelrod : en 1912, il ne considérait pas comme « une folie » de s’en référer, pour le cas d’une guerre, à la Commune de Paris.
Plekhanov, ce représentant typique des sociaux chauvins de l’Entente, traite de la tactique révolutionnaire dans le même sens que David. Elle est pour lui une « féerie bouffe ». Mais écoutons Kolb, opportuniste avéré, qui déclare : « La tactique de ces gens qui entourent Liebknecht aurait pour résultat de porter au point d’ébullition la lutte au sein « de la nation allemande. » (Die Sozialdemokratie am Scheidewege. La social-démocratie à la croisée des chemins, p. 50.)
Mais qu’est-ce qu’une lutte portée au point d’ébullition, sinon la guerre civile ?
Si la tactique de notre Comité central, qui dans ses traits essentiels coïncide avec la tactique de la gauche de Zimmerwald, était « une folie », « un songe », « une aventure », « du bakounisme », ainsi que l’ont affirmé David, Plekhanov, Axelrod, Kautsky, etc. elle n’aurait jamais pu provoquer « la lutte au sein des nations » et qui plus est, portée au point d’ébullition. Nulle part au monde les phrases anarchistes n’ont provoqué la lutte au sein des nations. Par contre, les faits témoignent que, précisément en 1915, en raison de la crise provoquée par la guerre, la fermentation révolutionnaire grandit parmi les masses ; les grèves et les manifestations politiques se multiplient en Russie ; les grèves en Angleterre ; les marches de la faim et les manifestations politiques en Allemagne. N’est ce point-là le début d’actions révolutionnaires de masse ?
Renforcement, développement, élargissement, intensification de l’action révolutionnaire de masse, création d’organisations illégales, sans lesquelles, même dans les pays « libres », il est absolument impossible de dire aux masses populaires la vérité : tout le programme pratique de la social-démocratie dans cette guerre-là. Le reste n’est que mensonge ou phraséologie, quelles que soient les théories, opportunistes ou pacifistes, dont il s’affuble [5].
Lorsqu’on nous dit que cette « tactique russe » (expression de David) ne convient pas à l’Europe, nous répondons généralement en invoquant les faits. Le 30 novembre une députation de nos camarades, de femmes berlinoises, s’est présentée à Berlin au siège du Parti et a déclaré « qu’à l’heure actuelle, étant donné l’existence d’un vaste appareil bien organisé, il est beaucoup plus facile qu’au temps des lois contre les socialistes, de diffuser des brochures et des tracts illégaux et de tenir des « réunions non autorisées ». « Ce ne sont pas les voies et moyens qui font défaut, c’est évidemment l’envie qui manque. » (Berner Tagwacht, 1915, n° 271)
Ces mauvais camarades auraient-ils été détournés de la bonne voie par les « sectaires » russes, etc. ? Les véritables masses ne seraient-elles pas représentées par ces camarades, mais par Legien et Kautsky ? Par ce Legien qui, dans son rapport du 27 janvier 1915, fulminait contre l’idée « anarchiste » de créer des organisations illégales ; par Kautsky, devenu contre révolutionnaire au point de qualifier d’« aventure » les manifestations de rue, cela le 26 novembre, quatre jours avant la manifestation qui, à Berlin, allait rassembler dix mille personnes !!
Assez de phrases, assez de « marxisme » prostitué à la Kautsky ! Après 25 années d’existence de la II° Internationale, après le manifeste de Bâle, les ouvriers ne croiront plus aux phrases. L’opportunisme déjà putrescent a définitivement passé dans le camp de la bourgeoisie ; il s’est transformé en social chauvinisme : socialement et politiquement, il a rompu avec la social-démocratie. Il rompra aussi avec elle en matière d’organisation. D’ores et déjà les ouvriers réclament des brochures « illégales », des réunions « non autorisées », c’est à dire une organisation secrète, afin d’appuyer le mouvement révolutionnaire des masses. Seule une telle « guerre à la guerre » est œuvre de sociale-démocrates, et non une phrase. Et, en dépit de toutes les difficultés, défaites passagères, erreurs, égarements, solutions de continuité, cette œuvre mènera l’humanité à la révolution prolétarienne victorieuse.
[1] Il ne s’agit point ici de la personnalité des partisans de Kautsky en Allemagne, mais de ce type international de pseudo marxistes qui oscillent entre l’opportunisme et le radicalisme, et qui en réalité servent simplement de feuille de vigne à l’opportunisme. ↑
[2] Parti travailliste. N.R. ↑
[3] La destinée conduit qui consent, entraîne qui résiste. NdT ↑
[4] « La lutte de classe contre la guerre. Documents relatifs à l’affaire Liebknecht ». NdT ↑
[5] Au Congrès international des femmes, tenu à Berne en mars 1915, les représentantes du Comité central de notre Parti ont souligné qu’il était absolument nécessaire de créer des organisations illégales. Ce qui fut rejeté. Les Anglaises ont ri de cette proposition, et elles ont célébré les « libertés » anglaises. Mais quelques mois plus tard, nous recevions des journaux anglais, le Labour Leader par exemple, avec des blancs ; puis la nouvelle nous parvint de perquisitions policières, de confiscations de brochures, d’arrestations et de sentences draconiennes portées contre des camarades qui, en Angleterre, parlaient de la paix, et seulement de la paix ! ↑