La Première ébauche des thèses sur les questions nationale et coloniale fut mise à la base du travail de la commission chargée de ces questions au III Congrès de l’Internationale Communiste. La commission fut présidée par Lénine. Ses thèses furent discutées à la quatrième et à la cinquième séance du congrès et furent adoptées le 28 juillet 1920. [N.E.]
En soumettant à la discussion des camarades le projet ci-après des thèses sur les questions coloniale et nationale pour le IIe Congrès de l’Internationale Communiste, je voudrais prier tous les camarades, et en particulier ceux qui ont des connaissances concrètes sur l’une ou l’autre de ces questions très complexes, de me communiquer leur avis ou leurs rectifications, leurs additions ou leurs mises au point, ceci très brièvement (pas plus de 2 ou 3 pages), notamment sur les points suivants :
Expérience autrichienne.
Expérience polono-juive et expérience ukrainienne.
Alsace-Lorraine et Belgique.
Irlande.
Relations dano-allemandes, italo-françaises et italo-slaves.
Expérience balkanique.
Peuples de l’Orient.
Lutte contre le panislamisme.
Situation au Caucase.
République de Bachkirie et de Tatarie.
Kirghizistan.
Le Turkestan et son expérience.
Les Nègres en Amérique.
Les colonies.
La Chine – la Corée – le Japon.
Le 5 juin 1920
N. Lénine
1. La façon abstraite ou formelle de poser la question de l’égalité en général, y compris l’égalité nationale, est inhérente à la démocratie bourgeoise de par sa nature. Sous le couvert de l’égalité de la personne humaine en général, la démocratie bourgeoise proclame l’égalité formelle ou juridique du propriétaire et du prolétaire, de l’exploiteur et de l’exploité, induisant ainsi les classes opprimées dans la plus grave erreur. L’idée d’égalité, qui n’est en elle-même que le reflet des rapports de la production marchande, devient entre les mains de la bourgeoisie une arme de lutte contre l’abolition des classes, sous le prétexte d’une égalité absolue des personnes humaines. Le sens réel de la revendication de l’égalité se réduit à la revendication de l’abolition des classes.
2. Conformément à son objectif essentiel de lutte contre la démocratie bourgeoise et de dénonciation de ses mensonges et de son hypocrisie, le Parti communiste, interprète conscient du prolétariat luttant pour secouer le joug de la bourgeoisie, doit – dans la question nationale également – mettre au premier plan, non pas des principes abstraits ou formels, mais 1° une appréciation exacte de la situation historique concrète et avant tout économique ; 2° une discrimination très nette entre les intérêts des classes opprimées, des travailleurs, des exploités et l’idée générale des intérêts populaires en général, qui n’est que l’expression des intérêts de la classe dominante ; 3° une distinction tout aussi nette entre les nations opprimées, dépendantes, ne bénéficiant pas de l’égalité des droits, et les nations qui oppriment, qui exploitent, qui bénéficient de l’intégralité des droits, par opposition au mensonge démocratique bourgeois qui dissimule l’asservissement colonial et financier – propre à l’époque du capital financier et de l’impérialisme – de l’immense majorité de la population du globe par une infinie minorité de pays capitalistes avancés et ultra-riches.
3. La guerre impérialiste de 1914-1918 a révélé, de toute évidence, devant toutes les nations et les classes opprimées de l’univers, le caractère mensonger des belles phrases démocratiques bourgeoises, en montrant pratiquement que le traité de Versailles des fameuses démocraties occidentales est une violence encore plus féroce et lâche exercée sur les nations faibles que le traité de Brest-Litovsk imposé par les junkers allemands et le kaiser. La Société des Nations et toute la politique d’après-guerre de l’Entente révèlent cette vérité d’une manière encore plus claire et plus nette, renforçant partout la lutte révolutionnaire, aussi bien du prolétariat des pays avancés que de toutes les masses laborieuses des pays coloniaux et dépendants, hâtant la faillite des illusions nationales petites-bourgeoises sur la possibilité de la coexistence pacifique et de l’égalité des nations en régime capitaliste.
4. Il résulte de ces thèses essentielles qu’à la base de toute la politique de l’Internationale Communiste dans les questions nationale et coloniale doit être placé le rapprochement des prolétaires et des masses laborieuses de toutes les nations et de tous les pays pour la lutte révolutionnaire commune en vue de renverser les propriétaires fonciers et la bourgeoisie. Car seul ce rapprochement garantit la victoire sur le capitalisme, sans laquelle la suppression du joug national et de l’inégalité des droits est impossible.
5. La situation politique mondiale inscrit maintenant à l’ordre du jour la dictature du prolétariat, et tous les événements de la politique mondiale convergent inéluctablement vers le même point central, à savoir : la lutte de la bourgeoisie mondiale contre la République des Soviets de Russie, qui groupe inévitablement autour d’elle, d’une part, les mouvements soviétiques des ouvriers avancés de tous les pays, d’autre part, tous les mouvements de libération nationale des colonies et des nationalités opprimées qu’une expérience douloureuse convainc qu’il n’y a pas pour elles de salut en dehors de la victoire du pouvoir des Soviets sur l’impérialisme mondial.
6. Par conséquent, on ne peut se borner, à l’heure actuelle, à reconnaître ou à proclamer simplement le rapprochement des travailleurs des différentes nations, mais il est indispensable de faire une politique tendant à réaliser l’union la plus étroite de tous les mouvements de libération nationale et coloniale avec la Russie des Soviets, en déterminant les formes de cette union selon le degré de développement du mouvement communiste au sein du prolétariat de chaque pays ou du mouvement de libération démocratique bourgeois des ouvriers et des paysans des pays arriérés, ou des nationalités arriérées.
7. La fédération est la forme transitoire vers l’unité totale des travailleurs des différentes nations. La fédération a déjà démontré son utilité tant dans les rapports de la R.S.F.S.R. avec les autres Républiques soviétiques (de Hongrie, de Finlande, de Lettonie dans le passé ; d’Azerbaïdjan et d’Ukraine actuellement), qu’à l’intérieur même de la R.S.F.S.R. à l’égard des nationalités qui n’avaient auparavant ni existence particulière en tant qu’Etat, ni autonomie (par exemple, les républiques autonomes de Bachkirie et de Tatarie au sein de la R.S.F.S.R., créées en 1919 et 1920) .
8. La tâche de I’Internationale Communiste consiste, sous ce rapport, aussi bien à développer qu’à étudier et vérifier à la lumière de l’expérience ces nouvelles fédérations, créées sur la base du régime et du mouvement des Soviets. Considérant la fédération comme une forme transitoire vers l’unité totale, nous devons nécessairement nous orienter vers une union fédérative de plus en plus étroite, en ayant toujours présent à l’esprit que, premièrement, il est impossible de préserver l’existence des républiques soviétiques, entourées des puissances impérialistes de tout l’univers, infiniment supérieures sur le plan militaire, sans l’union la plus étroite de ces républiques soviétiques ; que deuxièmement, il est indispensable de réaliser une étroite union économique des républiques soviétiques, sans laquelle il serait impossible de restaurer les forces de production détruites par l’impérialisme et d’assurer le bien-être des travailleurs ; que troisièmement, on tend à créer une économie mondiale unique, considérée comme un tout et dirigée selon un plan d’ensemble par le prolétariat de toutes les nations, tendance qui s’est déjà manifestée de toute évidence en régime capitaliste et qui est appelée assurément à se développer et à triompher en régime socialiste.
9. Dans le domaine des rapports à l’intérieur de l’Etat, la politique nationale de l’Internationale Communiste ne peut se borner à une simple reconnaissance, toute formelle, purement déclarative et n’engageant à rien, de l’égalité des nations, dont se contentent les démocrates bourgeois, qu’ils s’avouent franchement tels ou qu’ils se couvrent de l’étiquette de socialistes, comme le font ceux de la IIe Internationale. Non seulement dans toute la propagande et toute l’agitation des partis communistes – à la tribune des parlements comme en dehors d’elle – doivent être inlassablement dénoncées les violations constantes du principe de l’égalité des nations et des garanties des droits des minorités nationales dans tous les Etats capitalistes, en dépit de leurs constitutions «démocratiques», mais il est également indispensable, premièrement, de démontrer sans cesse que seul le régime des Soviets est en mesure d’assurer réellement l’égalité des nations, en réalisant d’abord l’union de tous les prolétaires, puis celle de toute la masse des travailleurs dans la lutte contre la bourgeoisie, et deuxièmement, tous les partis communistes doivent aider directement les mouvements révolutionnaires des nations dépendantes ou ne bénéficiant pas de l’égalité des droits (par exemple, l’Irlande, les Nègres d’Amérique, etc.) et des colonies.
Sans cette dernière condition, particulièrement importante, la lutte contre l’oppression des nations dépendantes et des colonies, de même que la reconnaissance de leur droit à la sécession, ne sont que des enseignes trompeuses, comme c’est le cas dans les partis de la IIe Internationale.
10. La reconnaissance verbale du principe de l’internationalisme, auquel on substitue en fait, dans toute la propagande, l’agitation et le travail pratique, le nationalisme et le pacifisme petits-bourgeois, n’est pas seulement le fait constant des partis de la IIe Internationale ; c’est aussi celui de ceux qui l’ont quittée, et même assez souvent de ceux qui s’intitulent maintenant communistes. La lutte contre ce mal, contre les préjugés nationalistes petits-bourgeois les plus enracinés acquiert d’autant plus d’importance que devient plus actuel chaque jour le problème de la transformation de la dictature du prolétariat de nationale (c’est-à-dire existant dans un seul pays et incapable de déterminer une politique mondiale) en internationale (c’est-à-dire la dictature du prolétariat d’au moins plusieurs pays avancés et susceptible d’avoir une influence décisive sur toute la politique mondiale). Le nationalisme petit-bourgeois appelle internationalisme la seule reconnaissance de l’égalité des nations, et laisse intact (sans parler même du caractère purement verbal de cette reconnaissance) l’égoïsme national, alors que l’internationalisme prolétarien exige : 1° que les intérêts de la lutte prolétarienne dans un pays soient subordonnés aux intérêts de cette lutte à l’échelle mondiale ; 2° que les nations en train de vaincre la bourgeoisie soient aptes et prêtes à accepter les plus grands sacrifices sur le plan national en vue du renversement du capital international,
Ainsi, dans les Etats déjà complètement capitalistes, où existent des partis ouvriers qui forment réellement l’avant-garde du prolétariat, la lutte contre les déviations opportunistes, petites-bourgeoises et pacifistes de la notion et de la politique de l’internationalisme est-elle la première et la plus importante des tâches.
11. Quant aux Etats et nations plus arriérés, où prédominent des rapports de caractère féodal, patriarcal ou patriarcal-paysan, il faut tout particulièrement avoir présent à l’esprit :
1° La nécessité pour tous les partis communistes d’aider le mouvement de libération démocratique bourgeois de ces pays ; et, au premier chef, l’obligation d’apporter l’aide la plus active incombe aux ouvriers du pays dont la nation arriérée dépend sous le rapport colonial et financier ;
2° La nécessité de lutter contre le clergé et les autres éléments réactionnaires et moyenâgeux qui ont de l’influence dans les pays arriérés ;
3° La nécessité de lutter contre le panislamisme et autres courants analogues, qui tentent de conjuguer le mouvement de libération contre l’impérialisme européen et américain avec le renforcement des positions des khans, des propriétaires fonciers, des mollahs, etc. ;
4° La nécessité de soutenir spécialement le mouvement paysan des pays arriérés contre les hobéreaux, contre la grosse propriété foncière, contre toutes les manifestations ou survivances du féodalisme, et de s’attacher à conférer au mouvement paysan le caractère le plus révolutionnaire en réalisant l’union la plus étroite possible du prolétariat communiste d’Europe occidentale avec le mouvement révolutionnaire paysan des pays d’Orient, des colonies et en général des pays arriérés ; il est indispensable, en particulier, de faire tous ses efforts pour appliquer les principes essentiels du régime des Soviets aux pays où dominent des rapports précapitalistes, par la création de «Soviets de travailleurs», etc. ;
5° La nécessité de lutter résolument contre la tendance à parer des couleurs du communisme les courants de libération démocratique bourgeois des pays arriérés ; l’Internationale Communiste ne doit appuyer les mouvements nationaux démocratiques bourgeois des colonies et des pays arriérés qu’à la condition que les éléments des futurs partis prolétariens, communistes autrement que par le nom, soient dans tous les pays arriérés groupés et éduqués dans l’esprit de leurs tâches particulières, tâches de lutte contre les mouvements démocratiques bourgeois de leur propre nation ; l’Internationale Communiste doit conclure une alliance temporaire avec les démocrates bourgeois des colonies et des pays arriérés, mais pas fusionner avec eux, et maintenir fermement l’indépendance du mouvement prolétarien, même sous sa forme la plus embryonnaire ;
6° La nécessité d’expliquer et de dénoncer inlassablement aux larges masses laborieuses de tous les pays, et plus particulièrement des pays arriérés, la duperie pratiquée systématiquement par les puissances impérialistes qui, sous le couvert de la création d’Etats politiquement indépendants, créent en fait des Etats entièrement sous leur dépendance dans les domaines économique, financier et militaire ; dans la situation internationale actuelle, en dehors de l’union des républiques soviétiques, il n’y a pas de salut pour les nations dépendantes et faibles.
12. L’oppression séculaire des peuples coloniaux et faibles par les puissances impérialistes a laissé dans les masses laborieuses des pays opprimés non seulement de la haine, mais également de la méfiance à l’égard des nations oppressives en général, y compris à l’égard du prolétariat de ces nations. L’infâme trahison du socialisme par la majorité des chefs officiels de ce prolétariat en 1914-1919, quand par «défense de la patrie», les social-chauvins camouflaient la défense du «droit» de «leur» bourgeoisie à opprimer les colonies et à piller les pays financièrement dépendants, ne pouvait qu’aggraver cette méfiance parfaitement légitime. D’un autre côté, plus un pays est arriéré, et plus y sont puissants la petite production agricole, le mode de vie patriarcal et l’indigence d’esprit, ce qui confère immanquablement une grande force de résistance aux plus enracinés des préjugés petits-bourgeois, à savoir ceux de l’égoïsme national, de l’étroitesse nationale. Etant donné que ces préjugés ne pourront disparaître qu’après la disparition de l’impérialisme et du capitalisme dans les pays avancés, et après la transformation radicale de toute la base économique des pays arriérés, l’extinction de ces préjugés ne pourra être que très lente. D’où l’obligation, pour le prolétariat communiste conscient de tous les pays, de faire preuve d’une prudence et d’une attention particulières à l’égard des survivances du sentiment national des pays et des peuples opprimés depuis très longtemps, et le devoir, aussi, de faire certaines concessions dans le but de hâter la disparition de cette méfiance et de ces préjugés. Sans un libre effort vers l’union et l’unité du prolétariat, puis, de toutes les masses laborieuses de tous les pays et de toutes les nations du monde, la victoire sur le capitalisme ne peut être parachevée.